Parisa Reza | Mémoires heureuses d’immigration : Mustafa



« Al Habib » est le bateau sur lequel le jeune Mustafa contemple la Méditerranée.
La mer est étincelante et un peu inquiétante, surtout lorsque le vieux bateau descend brusquement au creux d’une vague et fait chavirer les femmes assises sur le pont. Mustafa ne s’en inquiète pas, il s’accroche au rempart et ne lâche pas du regard l’horizon : il attend l’apparition de Marseille !
C’est la première fois qu’il monte sur un bateau et voit la mer. Elle est fascinante. Mais, même si la mer n’était pas belle à voir, cela n’aurait rien changé : Mustafa n’est pas venu pour admirer le paysage, mais pour traverser la Méditerranée.
Chaque année, lorsque son père rendait visite à sa famille en Tunisie, il arrivait dans un beau costume et les bras pleins de cadeaux. C’est pourquoi Mustafa l’imagine posséder en France une belle maison en pierre avec un jardin qui, en ce mois de mai, doit être fleurissant. Rien qu’à y penser, il est heureux…

« Je suis Tunisien », dit Mustafa au douanier du port de Marseille en lui tendant son passeport. Ce dernier lui jette un coup d’œil rapide pour vérifier que le visage du jeune homme est bien celui qui figure sur le passeport qu’il tamponne énergiquement. « Bienvenu en France ! »
Mustafa n’a pas l’intention de rester à Marseille, il n’y connaît personne, ça serait une perte de temps et d’argent. Le mieux est de partir tout de suite pour Paris.
A la sortie des douanes, les taxis jaunes forment une longue queue. Mustafa ne cherche pas à savoir où est la gare ferroviaire ni s’il peut s’y rendre à pied... Il fait comme tout le monde, il monte dans un taxi.
Tout de suite, il remarque le compteur. C’est ça la modernité ! C’est la machine qui compte. Au moins on est sûr de ne pas se faire arnaquer par le chauffeur !
« Je suis Tunisien ! » dit-il, cette fois au chauffeur du taxi. Ce dernier, un homme ordinaire, d’une trentaine d’années, affiche une totale indifférence à la présence de son client. Mustafa aurait aimé bavarder un peu, mais résigné, il se contente de regarder Marseille. Le taxi avance lentement dans les embouteillages du soir et laisse ainsi à Mustafa le temps de bien voir toute la nouveauté qui se trouve sur son trajet : les bâtiments, les voitures, les gens… tout est extraordinaire !
Lorsque le taxi s’arrête devant la gare, Mustafa vérifie machinalement le compteur qui indique la somme de 10 francs. Il sort un billet de 100 francs de sa poche et le tend au chauffeur. Ce dernier prend le billet, le range dans son porte-monnaie et lui adresse un « Au revoir ».
« Mais ici est marqué 10 francs !
– Non, ça fait 100 francs.
– Comment ça, ça fait 100 francs ? Je lis ici 10 francs !
– Je vous dis que ça fait 100 ! Descendez maintenant. »
Mustafa, furieux, cherche quelqu’un qui lui viendrait en aide. C’est injuste tout de même, il ne va pas se laisser faire ! Par chance, il aperçoit un policier. Il lui fait signe. Le policier arrive aussitôt dans son uniforme bleu et adresse à Mustafa un salut militaire. « Qu’y a-t-il, Monsieur ? » Le respect que lui témoigne le policier réconforte Mustafa.
« Je suis Tunisien. Ici c’est marqué 10 francs, j’ai donné un billet de 100 à ce Monsieur qui ne veut pas me rendre la monnaie, je ne suis pas bête, à quoi sert alors cette machine ? » s’exclame Mustafa, poitrine gonflée.
Le policier se tourne vers le chauffeur, air menaçant : « Rendez-lui la monnaie tout de suite. Vous n’avez pas honte ! » Le chauffeur qui, dès l’arrivée du policier, avait déjà rentré la tête dans ses épaules, se défend maladroitement : « Il ne m’a pas bien compris, j’étais en train de chercher sa monnaie !
– C’est ça oui ! Allez, dégagez-moi de là avant que je vous coffre ! »
Mustafa remercie chaleureusement le policier avant de se diriger vers la gare de Marseille.

Il fait déjà presque nuit lorsque Mustafa monte dans un train à destination de Paris. Il n’a pas voulu dépenser trop d’argent en prenant une couchette, il va devoir faire le voyage dans les couloirs du train. Il trouve une place dans un coin parmi de nombreuses personnes qui s’y serrent. Puis, il ouvre son sac et sort son repas. Il a prévu assez à manger pour n’avoir rien à acheter avant d’arriver à Paris. Il dîne modestement, puis pose sa tête sur son sac, ramasse ses jambes et laisse le train le bercer…
Dans la nuit, Mustafa se réveille plusieurs fois : lorsque le train s’arrête dans des gares inconnues, les gens le bousculent pour descendre. A cinq heures du matin, finalement, il se lève, se met à la fenêtre, baisse la vitre et sort la tête. L’air est frais, ça fait du bien. Il reste un long moment à regarder le paysage qui défile : des champs, encore des champs, et par endroits quelques vaches qui pâturent.
Puis soudain apparaissent les banlieues de Paris. Son cœur s’emballe et se met à battre plus vite que d’habitude. Ça y est, il y est presque !

Le train entre en gare de Lyon, les gens ramassent leurs affaires, pressés de descendre. Mustafa les laisse passer, puis descend à son tour. Il se sent un peu perdu sur le quai, il y a trop de monde. Il met du temps à arriver dans le hall de la gare. Il trouve l’endroit immense. C’est une ville en soi. Il y a des cafés, des boutiques… Il s’approche d’un kiosque à journaux, voit les cartes postales qui sont en vente, les touche une par une. Lui vient l’envie d’en acheter une et l’envoyer au village. C’est trop tôt. Il fera ça plus tard. Il faut avoir des nouvelles à donner, qu’écrirait-il maintenant ? « Je suis arrivé à Paris, point » ? Ce n’est pas assez…
Il se tourne vers les cafés. Il a soif et il a faim. Il choisit le café le plus modeste pour ne pas avoir à trop dépenser. Il s’assoit près de la fenêtre, commande un café et observe Paris qui se réveille. C’est merveilleux d’être là...

Maintenant, il faut y aller, aller retrouver son père. Il n’est pas au courant de l’arrivée de son fils. Mustafa a voulu lui réserver la surprise. Il en sera heureux ! Mustafa n’en doute pas un instant.
Il sort de la gare et il entre dans Paris, comme quelqu’un qui entre dans un conte de fées, tout ému et excité.
Il prend un taxi, il donne l’adresse au chauffeur. « Issy-les-Moulineaux... je vois bien où c’est. C’est à côté de l’usine Renault.
– Je suis Tunisien !
– Très bien.
– C’est la première fois que je viens à Paris.
– Vous allez pouvoir visiter la ville tout de suite ! Nous la traverserons de bout en bout. »
Cette fois le chauffeur est aimable et lui parle tout au long du trajet, lui présentant la capitale de la France.
Mustafa l’écoute à moitié. Maintenant il a hâte d’être chez son père. Il se voit arriver, sonner à la porte du jardin. Qui va lui ouvrir ? Son père lui-même ? Il a peut-être pris une femme ici, et c’est elle qui viendra lui ouvrir la porte, souriante…

Le taxi s’arrête devant un immeuble de vingt étages.
« Vous êtes sûr que c’est ici ?
– Certain ! C’est le foyer des ouvriers étrangers. »
Mustafa descend du taxi déconcerté. Qu’est-ce que c’est qu’un foyer ?
Il entre dans le bâtiment, se présente à la réception, on lui demande d’attendre. Puis, il voit arriver un homme d’une cinquantaine d’années. Il s’agit du colocataire de son père, ils partagent la même chambre. Il lui annonce que son père est au travail et qu’en son absence le règlement lui interdit de le recevoir. Mais qu’il ne s’inquiète pas, il y a des hôtels pas chers dans le coin. Mais Mustafa s’inquiète quand même, ne sait pas comment réagir. L’ami de son père perçoit son désarroi et le rassure : « Écoute, le mieux est que tu ailles te promener et reviennes vers sept heures du soir, ton père saura quoi faire. Il y a un café pas loin, tenu par un Algérien comme moi. Tu peux commencer par aller prendre un café là-bas. »
Mustafa obéit et va au café : « Je suis Tunisien !
– Assoie-toi mon fils. »
Pour gagner du temps, Mustafa boit lentement le café que le Monsieur lui sert. C’est qu’il n’est que neuf heures du matin.
Soudain, il voit dans la rue la chose la plus étrange qui lui ait été donnée de voir : un chien qui tient un journal dans la bouche ! « C’est quoi ça ?! En France, les chiens savent lire ?! » Le chien est tenu en laisse par un homme. Mustafa les suit du regard. Arrivés au carrefour, le feu est rouge. Néanmoins, l’homme s’apprête à traverser, mais le chien s’arrête et tire sur la laisse, comme pour avertir son maître qu’il doit respecter le feu. Mustafa n’en revient pas « Quel pays ! Ici les chiens sont plus disciplinés que les hommes ! C’est vraiment un autre monde ! »
Il reste bouche bée un long moment, puis regarde l’heure. Il est dix heures. Il n’ose pas rester au même endroit sans consommer davantage, et il ne veut pas dépenser encore de l’argent.
La Seine – que Mustafa prend pour une mer – est juste en face du café, et sur l’autre rive se trouve un jardin public. Il le voit de loin. Il fait beau. Mustafa décide d’aller s’y promener. Il sort du café et prend le pont qui lui permet de traverser le fleuve. Il s’arrête au milieu du pont, s’accoude au rempart. Le vent est frais et amène avec lui des odeurs qu’il ne connaît pas mais qui lui sont agréables. Il ressent du bonheur au fond de son cœur à être là, et se laisse aller à contempler le paysage sans penser au reste.

Ensuite, il continue son chemin d’un pas nonchalant vers le jardin. Une fois sur place, il s’allonge dans l’herbe. Il fixe le ciel, il est tout bleu, il n’y a pas un seul nuage ni d’oiseau.
Il referme les yeux. Quelle heure est-il maintenant ? Onze heures ? Il n’a qu’à rester ici jusqu’à la nuit, puis il ira retrouver son père qui n’habite pas une maison, mais qui ne le laissera pas dormir dans la rue. Finalement, Mustafa trouve que son père a raison de ne pas habiter une maison. Ça coûte cher. Sûrement, il préfère économiser son argent pour sa famille.

Tout à coup, Mustafa sent quelque chose le frôler, il rouvre les yeux et voit au-dessus de sa tête le museau d’un berger allemand. Il sursaute. « Sale bête !
– N’ayez pas peur, il n’est pas méchant. »
C’est la voix douce d’une jeune femme.
Mustafa se retourne, et là, il voit un ange habillé en rouge ! Sa jupe est si courte que l’on voit ses hanches. Elle a de longs cheveux noirs et une peau aussi blanche que la neige.
« Je suis Tunisien !
– Ah c’est formidable, ma mère est allée en Tunisie. »
Elle s’assoit près de lui, sans gêne, et lui raconte le voyage de sa mère.
Elle est éblouissante, et Mustafa est embarrassé. Il vérifie du coin de l’œil que son père n’est pas dans les environs, on ne sait jamais. S’il le voyait parler avec une fille comme elle, que penserait-il ? Ce n’est pas correct, il peut se fâcher. Il vaut mieux qu’il s’en aille. Mais en même temps, il n’a pas vraiment envie de quitter la jeune fille. Il se cherche des excuses pour rester : on lui a dit que son père était au travail, il ne risque donc pas de se trouver ici. Quoique, on pourrait l’avoir averti de l’arrivée de son fils. Il a peut-être interrompu son travail et le cherche partout en ce moment. Et s’il tombe sur lui en compagnie d’une fille habillée d’une jupe aussi courte, il va se dire que son fils est à peine arrivé qu’il a pris le chemin de la perdition !
La jeune fille est gaie, elle interroge Mustafa sur ses intentions en France. L’endroit où il habite, son âge... Soudain, Mustafa se méfie. Qu’est-ce que c’est que cette affaire ? C’est peut-être une machination. Il voit sur le pont des hommes en béret. Ce sont des Marocains, il en est persuadé. Ils vont venir le gifler, l’insulter : ce n’est pas bien de tenir compagnie à une jeune fille en plein jour, au vu de tous...

Mustafa n’en peut plus, il est envahi de remords. Il se lève soudain, dit à la jeune femme qu’il est attendu et doit donc partir, et il s’éloigne d’un pas ferme. Il prend le pont, et au milieu, il ne résiste pas à l’envie de se retourner pour voir une dernière fois la jeune fille. Elle est toujours assise dans l’herbe, et lui fait un signe de la main pour lui dire au revoir. Mustafa lui répond en faisant un signe discret de la tête, puis presse le pas.
Plus loin, il trouve un banc et s’y pose lourdement comme s’il venait de soulever une montagne. Il a l’impression d’avoir une boule dans sa gorge. « Attends de savoir où tu habites, ensuite tu retourneras dans ce jardin, elle y sera, forcément elle y sera… »

En réalité, Mustafa n’eut jamais l’occasion d’y retourner. Son père l’envoya en Normandie, dès le lendemain, pour rejoindre son frère qui y travaillait. Il n’est revenu dans la région parisienne que des années plus tard.

Mais on dit que la jeune fille est souvent revenue dans ce jardin, parfois même en espérant revoir Mustafa…

26 mars 2018
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