Dominique Rabaté, "Louis-René des Forêts la voix et le volume", éditions José Corti

Introduction : LA SOUVERAINETÉ IRONIQUE
« Toute affirmation de souveraineté est risible, mais le rire qu'elle suscite plaide en sa faveur, libère l'esprit de la sujétion au sérieux, peut-être même suprême ironie - lui permet d'accéder comme en se jouant à ce qui était la cible» Pas à pas jusqu'au dernier (p. 26)

Dix ans séparent la première publication de ce livre de sa réédition revue et augmentée. Au début des années quatre-vingt-dix, l'oeuvre de des Forêts était encore confidentielle: elle bénéficiait certes d'un très haut crédit auprès de lecteurs choisis, amenés vers elle par les commentaires de Maurice Blanchot - relayant l'admiration que Georges Bataille témoignait pour l'auteur du Bavard - en 1963, ou ceux de Yves Bonnefoy en 1986. Elle jouissait d'un prestige indéniable auprès de nombreux écrivains, notamment Michel Leiris, et apparaissait à des auteurs plus jeunes (Gérard Macé, Pierre Michon, Pascal Quignard, Jean-Benoît Puech, Michel Schneider) comme une référence essentielle. Mais l'oeuvre, en attente, encore engagée dans la lente gestation d'Ostinato, n'avait pas encore atteint sa pleine visibilité. Précédée par un important travail critique, par des pré-publications en revue, la parution du livre en 1997 a consacré un écrivain que sa discrétion naturelle n'avait jamais porté aux devants de la scène littéraire.

Ce changement de statut - changement auquel j'ai assisté avec, on l'imagine, combien de satisfaction, changement auquel je peux dire que j'ai contribué pour une part, à la place qui est la mienne - me dispense aujourd'hui de retracer les grandes lignes de l'oeuvre, ou de revenir sur les études qui en ont été faites. Si je reprends maintenant mon livre, dix mois après la mort de Louis-René des Forêts, en pensant avec tristesse qu'il ne lira donc pas cette nouvelle version, c'est pour réaffirmer le parcours que j'en proposais alors, parcours que j'ai enrichi d'un dernier chapitre consacré exclusivement à Ostinato, dans la forme achevée d'un paradoxal « état provisoire » que lui donne le livre du Mercure de France. Avant de m'expliquer sur le trajet que je vais suivre, sur la méthode que j'ai choisie, je voudrais souligner un aspect fondamental de l'oeuvre de des Forêts, parce qu'il me paraît éclairer la nécessité qu'il y a à la méditer, à l'aube de ce nouveau siècle:son indécidable et souveraine ironie.

Faut-il, comme le fait Maurice Blanchot dans « La parole vaine » à propos du Bavard, tenir l'entreprise de des Forêts pour « le nihilisme de la fiction réduite à son essence » (p. 139), même si Blanchot a pris soin de préciser juste avant cette assertion qu'il «soupçonne un livre comme Le Bavard d'un nihilisme presque infini et tel qu'il passe jusque dans le soupçon par lequel on voudrait le délimiter »? Ou faut-il lire l'ensemble de l'oeuvre comme l'affirmation, malgré tous les doutes jetés contre elle, d'une pure présence au monde, comme une reconquête par le langage d'une positivité plus forte que toutes ses charges négatrices? Cette deuxième option est celle que défend Yves Bonnefoy dans La Vérité de parole. Que les textes se prêtent à pareil débat de fond me semble, déjà, signaler leur importance, en montrant que l'écriture de des Forêts est bien au coeur du questionnement le plus radical qu'a porté la littérature du XXe siècle.

Entre la rage destructrice du Bavard et les éclats poétiques des Mégères de la mer ou d'Ostinato, y a-t-il lieu de vraiment trancher? Rarement une oeuvre aura été aussi soupçonneuse de ses propres pouvoirs, consciente de son impuissance essentielle, attentive au défaut de la parole et du langage - mais sans pour autant renoncer à faire oeuvre, sans cesser jusqu'au bout, avec obstination, de tracer son chemin singulier. Et c'est sans doute parce que, d'emblée, dès Les Mendiants, l'écriture s'installe au centre du désaccord entre le sujet et son expression, entre le monde et le langage, entre la vérité et la fiction, qu'elle oblige à ce questionnement qui, d'une certaine façon, ne fait que la prolonger. Entre présence et absence, entre fabulation et témoignage, entre gravité et frivolité, l'oeuvre de des Forêts n'oscille pas. Elle fait mieux: elle force à ne pas pouvoir décider; elle se maintient, elle nous maintient dans l'inconfort et le ravissement de cet indécidable.

La raison profonde de ce vertige qui saisit le lecteur à la suite de l'écrivain tient, je crois, au rapport essentiel que l'oeuvre n'a cessé d'entretenir avec l'idée - il faudrait dire plus exactement: avec le rêve jamais abandonné de la souveraineté. Ce rapport immédiat avec soi et le monde, cet accord miraculeux qui ouvre à la bouleversante révélation d'un excès qui annule, dans le rire, la médiocrité séparée d'un sujet, cet état paradoxal dont Bataille avait déjà fait le centre de sa réflexion, la cible impossible à atteindre de sa quête existentielle et littéraire, l'oeuvre de des Forêts fait comme si elle le postulait dans la figure solaire et radieuse de l'in-fans, de l'enfant qui ne parle pas, qui est dans la plénitude inentamée de sa gloire. Le premier roman, Les Mendiants, confie à Sani, le chef de la bande adolescente, cette aura. C'est à elle qu'il doit, non son pouvoir, mais sa puissance, la fascination magnétique qu'il exerce sur ses congénères. Mais ce roman profondément mélancolique raconte la perte de cette puissance, le naufrage de la grâce enfantine dont Guillaume sera l'un des chantres désenchantés.

Le Bavard, rompant violemment avec la forme même du roman, place au centre du récit l'évocation d'un moment de grâce prodigieux, lorsque le narrateur entend, venu du jardin voisin, le chant des jeunes choristes. Ce passage, j'y reviendrai au premier chapitre, est capital. L'exaltation qu'il procure au héros, pourrait, malgré toutes les réserves sarcastiques du Bavard, être le point de bascule existentielle, en offrant au sujet une extase qui le réconcilierait avec le monde, avec son enfance. Mais le statut de cette scène est doublement ambigu: le troisième chapitre du Bavard avoue que tout le récit est une fraude, le meilleur moyen de satisfaire un vice. Cet aveu indécidable, marqué par le paradoxe du menteur (car si le Bavard ment, comment savoir si c'est avant ou au moment oÙ il nous dit qu'il ment) dévoile en partie la méthode de fabrication du récit. Comme l'a bien démontré Emmanuel Delaplanche dans sa thèse, Les Lectures clandestines, les emprunts littéraires sont massifs, et ce moment glorieux est la réécriture parodique de textes nombreux: L'Expérience intérieure de Bataille, l'Âge d'homme de Leiris et Le Don juan de Mozart de Jouve, entre autres.

Dans cette « incantation », « rafraîchissante comme une bolée d'eau de source » (p. 125), dans cette musique qui se signale « par je ne sais quoi de large et de pareil au vent marin » (p. 124), Yves Bonnefoy voit la preuve que l'écriture touche à la présence irrécusable du monde. Mais ces expressions sont le décalque de textes que des Forêts agence à ses propres fins. L'expérience que ces lignes décrivent reste donc indécidable: le lecteur sent bien qu'il y va d'une découverte vitale - découverte que La Chambre des enfants approfondit encore - mais l'ironie corrosive de la narration lui interdit d'y adhérer pleinement. Le narrateur met lui-même en pièce son désir de souveraineté; il l'expose à la plus cruelle auto-ironie. Ce renversement ne met pas, pour autant, fin au rêve d'un accès immédiat à la plénitude de l'être; mais il en perturbe définitivement la définition.

Louis-René des Forêts est ainsi l'héritier critique de Georges Bataille. Il prend au pied de la lettre la déclaration provocante que Blanchot cite dans L'Écriture du désastre: « La souveraineté n'est RIEN » (p. 142). Mais ce rien hésite entre pure négativité et positivité paradoxale. Toutes les modalités de cette joie sans égal, de cette félicité ravissante sont dès lors frappées du soupçon de l'imposture. Les nouvelles de La Chambre des enfants en déclinent les figures, notamment celle, cruciale, du voeu de silence. Moliéri, le héros d'Une mémoire démentielle, l'adulte cloîtré dans sa chambre sont autant d'incarnations de la fascination que la pure puissance continue d'exercer sur l'écrivain, et à sa suite sur le lecteur. Pourtant, dans les pièges du miroir, dans les ruses du langage, il devient impossible de démêler le jeu de la fausseté de l'affirmation catégorique de la grâce.

Débordant l'oeuvre proprement dite, c'est même la représentation mythique d'un écrivain silencieux qui gagne l'auteur en personne. L'écrivain, qui avait renoncé à écrire pendant tant d'années, accomplit-il enfin le voeu qu'il avait prêté à ses personnages- Jean-Benoit Puech a admirablement raconté, dans Louis-René des Forêts, roman, les hésitations du jeune homme qu'il a été face au personnage qu'il reconnaît avoir construit autant que rencontré. Et Marc Comina a consacré son livre, LouisRené des Forêts: l'impossible silence, à dénoncer ce qui lui paraît une interprétation mythifiante, rimbaldienne du silence de l'auteur du Bavard. Je préfère, pour ma part, souligner l'ambiguïté qu'autorise toute l'oeuvre qui continue de nous faire miroiter le mirage d'un retrait sans concession. La nature même du langage, fait d'emprunts, de citations, d'adresse à autrui pour sortir de la solitude, nous voue à un exil qu'Ostinato inscrit en exergue de son parcours.

C'est par et dans le langage que nous sommes voués à poursuivre ce dont il nous éloigne. Ce paradoxe est celui de la littérature, conçue à la fois comme vain exercice et objet primordial de son dépassement. Comme l'ont déjà souligné Jean Roudaut et Bernard Pingaud, l'écrivain s'obstine à « réserver, tout en n'y croyant pas, une chance de salut». il ne saurait par conséquent en avoir fini avec l'intraitable question de la souveraineté. Et de nombreuses pages d'Ostinato en refont le procès, par nature aporétique. C'est l'objet explicite du long fragment des pages 173-4. Sur un mode impersonnel, l'auteur note la « contradiction majeure » à laquelle se heurte ce qu'il faut nommer « présomption ou orgueil »: « Quant à la souveraineté, quiconque l'a perdue s'efforcerait en vain tout au long de sa vie d'en concerter le retour ». Il me semble que l'on peut même ajouter qu'il n'est, en vérité, de souveraineté que perdue - puisque cet état de grâce ne saurait se maintenir, et qu'il est plus donné qu'obtenu.

« Qu'un mouvement souverain excède l'intention, la déborde de toutes parts, dans la mesure où c'est l'effet non d'un calcul mais de quelqu'un que la grâce a visité, celui-ci ne saurait légitimement s'en prévaloir, le revendiquer comme un triomphe personnel » (p. 173). je reviendrai, dans la troisième partie, sur le rapport particulier que l'écriture doit, alors, engager avec un au-delà du calcul, un incalculable qui est sa chance et son errance. L'étrange puissance de la souveraineté est de ne fonder aucun pouvoir réel, comme l'a bien vu Bernard Pingaud dans « Le pouvoir de la voix », et c'est ce que développe la suite du même fragment. Le « don » de la souveraineté ne peut être que le fait d'un hasard non prémédité, et même s'il vient il « ne durera que le temps d'un éclair ». Refuser cette attente improbable, ce serait pourtant déjà se résigner, « entrer avant l'heure dans une sorte d'interminable agonie » (p. 174). Toute la deuxième partie d'Ostinato, intitulée « Après », s'interroge anxieusement sur la poursuite d'un mouvement sans but assignable ; le dernier livre posthume de des Forêts, Pas à pas jusqu'au dernier, se confronte aux soubresauts d'une écriture qui parie encore sur une ouverture maintenue vers l'avenir, alors que cet avenir porte le nom terrible et inéluctable de la mort.

Dans cette lutte sans espoir de victoire, l'écrivain touché par l'âge et la maladie ne renonce pourtant pas à l'ironie, à une ironie qui se retourne contre elle-même. Ce bref fragment de la page 26 en montre les ruses paradoxales: « Toute affirmation de souveraineté est risible, mais le rire qu'elle suscite plaide en sa faveur, libère l'esprit de la sujétion au sérieux, peut-être même - suprême ironie - lui permet d'accéder comme en se jouant à ce qui était la cible ». La conscience douloureuse, sarcastique du Bavard est toujours active, lui pour qui toute affirmation est suspecte, dès lors qu'elle ajoute une preuve verbale (falsifiable, présomptueuse) à ce qui devrait pouvoir s'en passer. Mais l'arme de la négation se renverse en moyen d'obtenir ce qui se dérobe. Dans ce combat qu'une syntaxe complexe, voire retorse, déplie pour en suivre tous les méandres paradoxaux, l'écrivain ne séjourne pas dans le seul rire critique. À distance de l'esprit de « sérieux », s'écartant d'une expression naïvement expressive, il continue de chercher, par une sorte de casuistique à la fois désespérée et joueuse, à atteindre la grâce et le salut qui sont les preuves ultimes de la vie. L'obstination devient ainsi sa devise, celle que l'écrivain, dans la dernière partie de son oeuvre, nous lègue comme une véritable vertu morale.

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Un enfant solitaire et grave continue de hanter pour moi les pages ultimes de l'oeuvre de Louis-René des Forêts. Il est l'image d'une souveraineté perdue, d'une puissance que le langage ne pouvait que trahir. Il est aussi la promesse d'un retour inattendu, le gage d'une part inaliénable où la parole puise le plus vif de sa force. Sur le visage de cet enfant, flotte un sourire mystérieux, comme sur le portrait de Pierre Klossovski enfant qui se trouve à la source et à la fin du Malheur au Lido. A la fois grave et joueur, teinté d'une légère et indéfinissable ironie, le visage de cet enfant nous fait face. Il est la preuve d'un moment irrécusable du passé, un fragment du monde déposé par la lumière sur la page blanche. il est aussi une invitation à la fable; ce costume de baigneur début de siècle a l'air du déguisement d'un comédien, qui jouerait dans l'adaptation viscontienne de La Mort à Venise. Il est réel; il est fictif.

Cet enfant est les deux en même temps. Son charme, comme celui de l'oeuvre de Louis-René des Forêts, est de maintenir, dans leur antagonisme irréductible, entre souveraineté et ironie, les potentialités qui sont celles (ce serait, pour finir, une dernière allégorie indécidable) de la littérature quand elle tente de se voir en son miroir truqué et fabuleux.
 

Dominique Rabaté est professeur de littérature française à l'Université de Bordeaux 3, où il dirige le Centre de recherches sur les modernités littéraires. Il est membre junior de l''Institut Universitaire de France.
Dominique Rabaté est également l'auteur de "Vers une littérature de l'épuisement" (José Corti) pour laquelle il donné un entretien à la revue Prétexte.

 

document 2 : L'Éphémère, n°6, été 1968, pp. 3 et 4

Le seul texte publié par des Forêts dans la revue L'Éphémère (qu'il avait fondée
avec Bonnefoy, du Bouchet, Celan, Dupin, Leiris et Picon). Ce document figure sur le site de la petite bibliothèque du Ministère des Affaires étrangères, où figure le dossier (téléchargeable) réalisé par Dominique Rabaté sur Louis-René des Forêts.

 

 

 

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