[...] L'extension donnée aux moindres détails de la remémoration implique véritablement qui que ce soit, jusqu'au tout autre. C'est à partir du même constat que le texte Et ( la nuit put recevoir une interprétation politique, dans la lecture qu'en fit Elke de Rijcke : « L'interrogation de l'aliénation de l'homme parlant par rapport à soi-même et par rapport au langage, la problématique de ce qui lierait et comment le concept d'homme parlant et celui du langage peuvent être reliés à eux-mêmes et entre eux, la problématique de créer ou de rétablir, comme le dit souvent du Bouchet, des alliances qui relient ces concepts à l'autre en eux et hors d'eux, est élaborée [...] à un micro niveau. André du Bouchet réfléchit sur cette problématique depuis ses propres expériences. Mais il est indubitable que sa préoccupation s'inscrit dans le contexte politique, social et économique dans lequel l'auteur vit. Son projet s'inscrit, "à contre-sens" du langage que développe et dont est constitué ce contexte. Il se développe en quelque sens contre le corps langagier qui est utilisé par les instances politiques, sociales et économiques régnantes. Et bien que l'enjeu de cette entreprise
ne soit nulle part explicité de cette façon-là, il
est manifeste que, ce qu'André du Bouchet écrit, est bien
une critique rigoureuse et virulente de la situation langagière
politico-sociale. Il démontre, contre la conviction dominante que
la langue est un objet qui représente un monde dont il est nettement
démarqué, qu'il y a une parole atteignant à ce monde
qui traverse la langue. La poésie d'André du Bouchet dépasse,
grâce à sa très grande précision de ce qu'est
cette parole et de ce que sont ses rapports avec la langue parlée,
partout le micro niveau. retour
chronique du Bouchet
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Le mot initial de distance (vis-à-vis de soi, sujet, au regard de tout objet réel ou supposé du discours) et celui, en apparence contradictoire, quoiqu'exprimé à l'égal telle une visée nécessaire, de rejoindre semblent s'interpeller et se répondre dans l'oeuvre d'André du Bouchet. L'écriture repose en effet pour lui sur ces deux piliers antithétiques, ces deux expériences fondamentales (successivement éprouvées mais données simultanément) et, pour finir, elle est l'acte par lequel celui qui a pris la plus grande distance réussit, pour cela même, à rejoindre, le monde entier des choses ayant été, dans l'intervalle de ce bond exorbitant, vérifié et embrassé et jusqu'au sujet lui-même qui, comme les choses, ni plus ni moins, a trouvé son assise dans ce passage. André du Bouchet, A hauteur d'oubli Yves Peyré
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document
5 :
La dette d'Antoine Emaz [...] On pense aussi, en vous lisant, que certaines oeuvres, comme celle de Reverdy ou, plus tard, celle d'André du Bouchet, ont posé pour vous des principes esthétiques et éthiques inébranlables... Dette envers ces deux oeuvres, c'est sûr. Envers du Bouchet, une dette double : à la fois pour ce qu'il indique comme direction à la poésie et pour une morale d'auteur. Pour moi cette oeuvre crée sa tension la plus ferme en interrogeant le rapport du langage au réel, et en marquant ce qui les rend l'un et l'autre tous deux étrangers. Et pourtant, c'est par ce divorce que la relation avec le monde reste encore envisageable. D'où le problème d'être face à l'impossibilité (Reverdy l'avait aussi dit) d'une équivalence réel/langage qu'il y a à creuser dans son propre rapport au temps. D'autre part, il y a chez du Bouchet, de même chez Reverdy, une exigence intense vis-à-vis de l'écriture. Je ne vois rien à discuter sur le plan de leur morale poétique. Ce sont des hommes et des oeuvres intransigeants. Mais mon rapport à l'oeuvre d'André du Bouchet n'a pas été pour autant tranquillisant. Chronologiquement, durant cinq ans, je n'ai pas vu la possibilité d'aller au-delà de cette oeuvre. Puis, avec les années, je suis arrivé à une écriture qui allait contre et qui s'est construite en s'en éloignant, au point que ce que je faisais n'avait plus trop à voir avec elle. Mais cette dette-là est inaliénable : je sais d'où je viens. Je sais tout à fait pourquoi cette oeuvre-là m'a arrêté autant. Je vois tout aussi bien pourquoi elle n'a pas été suffisante pour m'arrêter complètement. Mais ce sont nos propres expériences qui conduisent à repérer ce genre de choses. Disons que pour se libérer d'une oeuvre, il faut trouver ce qui nous manque en elle. J'ai bien vu ce que je retenais de Reverdy, ce sont en gros les années 1915-1920 et les carnets. De Michaux, par exemple, le rapport dedans/dehors et le travail sur le vers, mais pas les récits de type voyage (pour dire vite). Chez Ponge, c'est la Figue, le Savon, le travail qui se comprend comme work in progress, mais pas l'élaboration rhétorique des dernières années : il n'y a plus qu'un travail sur la langue et ses problèmes. Concernant André du Bouchet, la distinction entre ses questions et les miennes s'est révélée à partir du moment où les contradictions entre écriture/vie devenaient intenables pour moi. Me manquait dans cette oeuvre un rapport à l'histoire, et il m'a fallu des années pour le comprendre. Ensuite, le tout a été de savoir comment rejouer, pour soi, le rapport écriture/vie, et cela pour qu'il soit décisif pour soi. Dans tous les cas, la leçon de Reverdy ou d'André du Bouchet, on la retrouve chez vous dans le fait qu'il s'agit toujours d'écrire au plus loin de soi, aussi loin que possible d'un "je" égocentrique, complaisant avec lui-même, satisfait. Il y a un poème d'André du Bouchet que j'ai toujours retenu, dans la première version d'Air, qui n'a pas été reprise entièrement : J'ai cessé de m'aimer. Pour écrire, il faut arriver à s'écarter suffisamment de soi. Ce qui n'est pas partageable n'existera pas dans le poème, comme les formes de l'intimité par exemple. Mais cela ne veut pas dire que l'intimité n'ait pas un certain rapport avec l'écriture. Ce sont des situations que j'essaye pour ma part d'ouvrir dans le poème, afin que celles-ci s'ouvrent sur l'autre. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas compliqué : que le poème permette à l'autre d'aller plus loin en lui. Il ne s'agit pas que le boomerang me revienne, mais qu'il tourne dans la mémoire du lecteur. [...] L'entretien in extenso dans le Matricule
des Anges n° 38
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