document 1 :  L'écriture poétique et la justice

L' écriture responsable fait advenir la justice. Elle le fait à travers une pratique qui pense l'étrange au sein d'elle. À cet effet, l'auteur prête attentivement l'oreille à tout ce qui s'annonce et murmure dans la parole parlée. Il prête attention extrême à ce qui craque dans les mots et dans ce qui les environne, à ce qui grince sur le sol blanc sur lequel il prend appui. Mais cette écoute ne suffit pas, il doit également rapporter ce qu'il a entendu

«LA NUIT, c'est...

( ... dire ... entendre... ce qui sur le pas brille, par instants 
crisse, espacé ... » (Et (la nuit, 129)

Aussi insaisissables que les bruits de la nuit se révèlent au poète, et aussi incertain qu'il puisse être de les avoir réellement entendus du Bouchet dit souvent qu'il ne les a pas entendus lui-même mais qu'il les a ouï-dire - il faut pourtant qu'il les dise. À entendre les multiples «il faut» dans ce discours, il semble qu'il y ait là quelque chose comme une obligation. Il s'agit ici de ce que le poète éprouve comme une tâche, sa tâche de poète de dire une parole de rêve qui n'est pas tournée vers lui." Il est de sa tâche d'assumer cette nuit, de se risquer à parler de son obscurité, de tenter de percer son opacité. C'est comme si quelque chose lui assignait de façon permanente d'accomplir la tâche de progresser à partir du bruit de la parole du rêve. C'est de son devoir de ne pas accepter les liens détruits au sein de soi-même et de ce qui l'entoure. Il doit se constituer un moi vivant, une parole vivante, il doit prendre la responsabilité de réinstaurer les liens de soi à l'autre de et en soi. À cet effet, il est nécessaire qu'il accueille la parole de l'autre au-dedans de soi Il doit faire «l'épreuve de l'indécidable» (Spectres de Marx, 144) en pensant et en vivant dans l'ouverture de soi-même et de sa langue le non-calculable - à savoir le caractère imprévu, inconnu, réfractaire de «cela» -, le non-décidable - son désir de permutation, son action inconséquente -, et l°indéterminable - celui d'une vie, d'une parole soudés dans leur annulation même. Vivre cette indécidabilité serait la «condition de la décision responsable» (SM, 152) qui permet au poète, à sa parole et au monde qui l'environne, de vivre. C'est bien en ceci que consiste la justice.

L'écriture contribue à l'injonction d'une nouvelle vie, mais la réponse réparatrice qui apporte la justice, n'est pas donnée par l'écriture ou par son auteur mais à l'écriture, à son auteur. Réponse lui est donnée. Ce n'est pas l'écriture en soi qui répare, mais quelque chose se répare par l'intermédiaire de l'écriture. Quelque chose se met à jour à travers l'écriture. La réponse réparatrice survient comme un don de l'extérieur. Elle arrive comme un «oui», dans l'abandon de la question et de l'attente de la réponse, dans l'ouverture confiante d'une parole dénuée de son vouloir-dire. Ce «oui» est l'acquiescement qui procure la grâce :

«... cécité se fait jour - sur ce oui ... sans l'interrogation  īsans point d'interrogation'... ) si la tête levée ne marque pas que réponse est attendue, réponse aveuglément sans s'imposer autrement qu'à un sol -après la tête - le pas nouveau,

sera donnée... 
inaudible, presque ... » (ELN, 141)

Ce «oui» se donne. Il est donnée. Il survient «aveuglément» de l'extérieur. Cela veut dire que non seulement il arrive en dehors de toute réflexion et dans la confiance totale de celui qui ne l'attend pas, mais aussi qu'il empêche celui-ci de voir par son éclat trop vif («cécité se fait jour»). Ce «oui» de justice nous ajointe à nous-mêmes par «un don sans restitution Il est le don d'une réponse qui ne donne pas quelque chose en retour, qui n'est pas une réponse à une question. C'est une réponse qui «dans la disjointure» de la question «ajointe» à soi. Donner, c'est selon Heidegger, «accorder», offrir «en supplément» à l'autre ce que l'on n'a pas. De cette façon, le don serait, comme André du Bouchet l'indique lui-même plusieurs fois dans Et ( la nuit, un don du rien offert à l'autre qui laisse à cet autre «cet accord avec soi qui lui est propre» (SM, 54). Ce don  lui donne présence, mais dans la disjointure de toute présence. Il lui donne vie dans l'annulation de toute vie. L'auteur et sa parole sont ajointés à eux-mêmes par l'intrusion de «cela», par la «proximité absolue d'un étranger» dans la langue. Cet étranger est, paradoxalement plus intime à soi que soi-même» (SM, 273). C'est à travers l'intimité que l'étranger  a avec nous, qu'il parvient à nous resouder à nous-mêmes

«... Cela, 
oui, le rêve - le rêve qui au plus pressé le rapporte à 'nous', l'aura 
non sans douleur avoué indifférent ... ( ... )

Et, de telle inconsé
quence, arguant douleur, et le lien ... de "nous" à 'nous' -de 
nous' à ce qui entoure, sans repos ... » (ELN, 148)

L°intimité illimitée de «cela» à chacun de nous et sa puissance ajointante sont possibles par son caractère «indifférent». Cette indifférence provoque auprès de celui qui la vit un sentiment de douleur, douleur pareille à celle que l'on éprouve à cause d'une rupture qui a annulé toutes les différences. Or, c'es précisément dans cette douleur due à l'indifférence et à l'inconséquence totale de cette parole de «cela» que les liens de 'nous' à 'nous' se rétablissent.

 Que signifie ce 'nous' entre simples guillemets ? Il est la figure à venir du je. Celle-ci se constituera à partir d'une rencontre entre le je et son autre, appelés chacun 'nous', comme raccourci de "l'un" et de «l'autre de 'nous'». Ce 'nous' est une figure qui maintient ensemble la séparation entre le je parlant et son autre muet. Il per met au je de franchir cette séparation et de se joindre, dans son annulation, à son autre. Il est la figure dont fait partie le je au moment de l'avènement de la réponse. La réponse «enjoint ( ... ) de nous rendre, nous, à l'avenir, de nous joindre en ce nous, là où le disparate se rend à ce joindre singulier» (SM, 58). La réponse ordonnerait un rapprochement entre l'un et l'autre côté de ce 'nous'.

Elle imposerait l'évidence d'une jonction de ce qui restera séparé. C'est encore en ceci que consiste la justice. Par la jonction de l'un à l'autre en nous, de notre parole à l'autre en elle -justice suprême - la poésie nous apprend à vivre. Qu'elle nous apprend à vivre ne veut pas dire qu'elle nous apprend la signification des choses - celle-ci est infiniment différée dans la poésie d'André du Bouchet č mais qu'elle nous donne, ne fût-ce que pour un instant, un sens. Ce sens donné sans restitution n'est autre que la luisance d'une hétérogénéité qui tient par cela même qui la rompt et l'annule. Malgré son paradoxe intenable, ce sens est hautement efficace puisqu'il nous transforme et transforme notre parole. Il est décisif puisqu'il affecte l'écrivain, son écriture, le lecteur et sa lecture.

L'écriture poétique d'André du Bouchet est harcelée par son propre questionnement. Sa parole d'éveil hésite à mourir. Mais elle a une issue. Elle devient décisive lorsqu'elle laisse entrer l'indécidable parole de «cela» en elle, lorsqu'elle rend la parole à l'autre en Soi . Pour ce faire, elle se porte au-delà de sa dernière extrémité. Là, suspendue et en attente, elle commence à rêver en plein jour. Ce rêve lui retire ses questions harcelantes. Grâce à lui, l'écriture se glisse dans l'oubli de sa hantise qui lui sera éclaircie par un don sans restitution. Une parole de rêve scintillante lèvera un instant le voile opaque et obscur de la question en la ressoudant à la réponse. Et bien que l'objet de cette parole de rêve soit soustrait à chaque fois que le poète se réveille, sa voix continue à hanter son écriture. Et ( la nuit est le cheminement difficile hors des chemins tracés vers la voix de cette parole de rêve. Mais à celui qui tâtonne dans le froid d'une nuit qui obstrue tout passage, à celui dont la gorge se resserre et qui va perdre le souffle, justice suprême est donnée. Le greffon de l'autre au sein même du corps de l'écriture fera respirer la parole et celui qui la parle. Il relie l'écrivain et sa parole à eux-mêmes

 «ici, poussières, et froid... et feu de l'autre
côté  trop loin, ici, pour la chaleur qui jusqu'à 'nous' de
même que disjoints nous nous scinderons de nouveau, et moi-même
scintille... Déjà face à 'nous' scintille, comme un implant de l'autre
côté de l'air...

Cela est... respirer» (ELN, 164)
 

Elke de Rijcke, in La rivière échappée 8-9, 1997

document 2 :  Clément Layet cite Elke de Rijcke

[...] L'extension donnée aux moindres détails de la remémoration implique véritablement qui que ce soit, jusqu'au tout autre. C'est à partir du même constat que le texte Et ( la nuit put recevoir une interprétation politique, dans la lecture qu'en fit Elke de Rijcke : « L'interrogation de l'aliénation de l'homme parlant par rapport à soi-même et par rapport au langage, la problématique de ce qui lierait et comment le concept d'homme parlant et celui du langage peuvent être reliés à eux-mêmes et entre eux, la problématique de créer ou de rétablir, comme le dit souvent du Bouchet, des alliances qui relient ces concepts à l'autre en eux et hors d'eux, est élaborée [...] à un micro niveau. 

André du Bouchet réfléchit sur cette problématique depuis ses propres expériences. Mais il est indubitable que sa préoccupation s'inscrit dans le contexte politique, social et économique dans lequel l'auteur vit. Son projet s'inscrit, "à contre-sens" du langage que développe et dont est constitué ce contexte. Il se développe en quelque sens contre le corps langagier qui est utilisé par les instances politiques, sociales et économiques régnantes. 

Et bien que l'enjeu de cette entreprise ne soit nulle part explicité de cette façon-là, il est manifeste que, ce qu'André du Bouchet écrit, est bien une critique rigoureuse et virulente de la situation langagière politico-sociale. Il démontre, contre la conviction dominante que la langue est un objet qui représente un monde dont il est nettement démarqué, qu'il y a une parole atteignant à ce monde qui traverse la langue. La poésie d'André du Bouchet dépasse, grâce à sa très grande précision de ce qu'est cette parole et de ce que sont ses rapports avec la langue parlée, partout le micro niveau.
 
André du Bouchet, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 2002 
 

 
document 3 : L'Infini et l'inachevé (du Bouchet lecteur de Hugo)

Je vis dans une solitude splendide, comme perché à la pointe d'un rocher, ayant toutes les vastes écumes des vagues et toutes les grandes nuées du ciel sous ma fenêtre ; j'habite dans cet immense rêve de l'océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer. C'est de cette éternelle contemplation que je m'éveille de temps en temps pour écrire. Il y a toujours sur ma strophe ou sur ma page un peu de l'ombre du nuage et de la salive de la mer; ma pensée flotte et va et vient, comme dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l'infini.

(Victor Hugo, fragment 18 de l'anthologie d'André du Bouchet : "L'oeil égaré dans les plis de l'obéissance au vent"  )

[...] Le fragment touche chez lui à quelque chose d'essentiel. Il semble que cette hantise de l'infini, de l'ininterrompu, qui marque si fortement son oeuvre, doive toujours aboutir, par une dialectique étrange, à précipiter une sorte d'interruption perpétuelle. Le désir immense de l'éternel, du continu, ne peut se satisfaire qu'en englobant son contraire. Il devient immense solution de continuité. Cette brusque mutation passe souvent inaperçue à la lecture : elle est pourtant à la source d'un certain sentiment vertigineux inhérent à l'oeuvre de Hugo en général. L'infini, devenant l'inachevé, se disloque brutalement en éclats. Ses textes avancent par secousses, vont de l'avant en franchissant des séries de coupures auxquelles rien ne prépare, des dénivellations brusques, des désastres inattendus déjà consommés, des failles qui sont comme les marges mêmes de ce mouvement d'expansion, de cette diffusion vague, qui, en effet, pourrait être interminable, à laquelle Hugo commence toujours par s'abandonner. 

L'infini interrompu se contracte et se ferme sur une réalité d'une précision hallucinatoire... 
« linéaments » diffus, « griffes » éparses qui soudain se resserrent et s'abattent. Il y a là un va-et-vient assez inexorable dont on ne se lasse pas et qui n'appartient qu'à Hugo. Voyez la liste, dans Pierres, où il passe en revue toute cette cavalerie de mots fourbus alignés comme des rimes : « étonnant, extraordinaire, surprenant, surhumain, inouï formidable, colossal, difforme, effaré, frissonnant... ». Après quoi, par exemple, « les petites fleurettes vertes du papier nankin arrivaient avec calme et en ordre jusqu'à ces barreaux de fer, sans que ce contact funèbre les effarouchât et les fit tourbillonner » (Les Misérables). L'ineffable se resserrant jusqu'à trouver sa substance, à donner prise aux mots, se faisant aussi infinitésimal que les mots ou que cette anse en bordure de l'océan, « où l'on apercevait... quelques grosses coques démâtées et sabordées, dressant au-dessus de leur bordage :roué de clairesvoies les pointes courbes de leur membrure dénudée, assez semblables à des scarabées morts couchés sur le dos, pattes en l'air » (Les Travailleurs de la mer).

Les phrases de Hugo chavirent de la sorte entre une étendue que les mots n'arrivent pas à étreindre, où ils croulent en débordement d'adjectifs battant de l'aile dans le vide, et ces fragments, à leur échelle, où ils arrivent à se poser avec une précision sauvage. Les parties fermes se trouvent ainsi éparses dans tout ce qu'il sait devoir échapper aux mots et dont, pour sa part, il ne craint jamais de trop parler.

« La pensée, c'est l'illimité. Exprimer l'illimité, cela ne se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient. » Bégaiement immanent chez Hugo. On sera toujours stupéfait de la facilité verbale inouïe dont dispose ce poète pour qui le propre de l'essentiel est de ne pouvoir s'exprimer, et dont le propre du talent est toujours de masquer l'essentiel : la « création bègue », « l'énigme qui a peur du mot », cette grande nature qui n'affleure que par lambeaux.[..]

C'est Hugo aux prises avec cette difficulté essentielle, qu'il ne parvient que trop aisément parfois à éluder, de «saisir ce qui existe » ; il suffit que ce sentiment de l'existence, ce sentiment de l'infini et de l'indéfinissable soit exprimé pour qu'il se disloque et se contracte démesurément ; il ne peut être saisi, il ne peut accéder à la conscience que par fragments, dislocations, Hugo a cette double conscience de l'espace infini et de la terre qui tire. On ne peut pas sortir du fragmentaire, l'enfer est bien sur terre, l'enfer de la gravitation, du langage enferré ; de là, cette profusion d'univers punis, de mondes casemates, d'astres-bagnes, gravitant à l'infini, chacun étant implacablement rivé dans une orbite de fer. 

Car durant cette phase de l'enfer de Hugo, l'infini ne se conçoit pas comme changement, mais comme une lancinante succession de mondes fermés, une éternelle répétition de ce mot qui ne peut pas être dit, une perpétuelle addition aboutissant continuellement au même total. D'autres poèmes que Dieu pourraient s'ouvrir et s'arrêter sur des points de suspension. Hugo, voulant faire éclater les cadres, est emporté dans un mouvement tourbillonnaire où le fragment humain se dilate à l'infini - prunelles diffusées, masques flottants, visages peuplant le ciel -, élargissement qui ne semble aboutir qu'à déplacer les limites, à exacerber son tourment sur un nouveau palier. [...] 

André du Bouchet, l'Infini et l'inachevé

document 4 : Prière d'insérer

Le mot initial de distance (vis-à-vis de soi, sujet, au regard de tout objet réel ou supposé du discours) et celui, en apparence contradictoire, quoiqu'exprimé à l'égal telle une visée nécessaire, de rejoindre semblent s'interpeller et se répondre dans l'oeuvre d'André du Bouchet.

L'écriture repose en effet pour lui sur ces deux piliers antithétiques, ces deux expériences fondamentales (successivement éprouvées mais données simultanément) et, pour finir, elle est l'acte par lequel celui qui a pris la plus grande distance réussit, pour cela même, à rejoindre, le monde entier des choses ayant été, dans l'intervalle de ce bond exorbitant, vérifié et embrassé et jusqu'au sujet lui-même qui, comme les choses, ni plus ni moins, a trouvé son assise dans ce passage.

André du Bouchet, A hauteur d'oubli

Yves Peyré
Galilée, 1999

document 5 : 

La dette d'Antoine Emaz

[...] On pense aussi, en vous lisant, que certaines oeuvres, comme celle de Reverdy ou, plus tard, celle d'André du Bouchet, ont posé pour vous des principes esthétiques et éthiques inébranlables...

Dette envers ces deux oeuvres, c'est sûr. Envers du Bouchet, une dette double : à la fois pour ce qu'il indique comme direction à la poésie et pour une morale d'auteur. Pour moi cette oeuvre crée sa tension la plus ferme en interrogeant le rapport du langage au réel, et en marquant ce qui les rend l'un et l'autre tous deux étrangers. Et pourtant, c'est par ce divorce que la relation avec le monde reste encore envisageable. D'où le problème d'être face à l'impossibilité (Reverdy l'avait aussi dit) d'une équivalence réel/langage qu'il y a à creuser dans son propre rapport au temps. D'autre part, il y a chez du Bouchet, de même chez Reverdy, une exigence intense vis-à-vis de l'écriture. Je ne vois rien à discuter sur le plan de leur morale poétique. Ce sont des hommes et des oeuvres intransigeants. Mais mon rapport à l'oeuvre d'André du Bouchet n'a pas été pour autant tranquillisant.

Chronologiquement, durant cinq ans, je n'ai pas vu la possibilité d'aller au-delà de cette oeuvre. Puis, avec les années, je suis arrivé à une écriture qui allait contre et qui s'est construite en s'en éloignant, au point que ce que je faisais n'avait plus trop à voir avec elle. Mais cette dette-là est inaliénable : je sais d'où je viens. Je sais tout à fait pourquoi cette oeuvre-là m'a arrêté autant. Je vois tout aussi bien pourquoi elle n'a pas été suffisante pour m'arrêter complètement. Mais ce sont nos propres expériences qui conduisent à repérer ce genre de choses. Disons que pour se libérer d'une oeuvre, il faut trouver ce qui nous manque en elle. J'ai bien vu ce que je retenais de Reverdy, ce sont en gros les années 1915-1920 et les carnets. De Michaux, par exemple, le rapport dedans/dehors et le travail sur le vers, mais pas les récits de type voyage (pour dire vite). Chez Ponge, c'est la Figue, le Savon, le travail qui se comprend comme work in progress, mais pas l'élaboration rhétorique des dernières années : il n'y a plus qu'un travail sur la langue et ses problèmes. Concernant André du Bouchet, la distinction entre ses questions et les miennes s'est révélée à partir du moment où les contradictions entre écriture/vie devenaient intenables pour moi. Me manquait dans cette oeuvre un rapport à l'histoire, et il m'a fallu des années pour le comprendre. Ensuite, le tout a été de savoir comment rejouer, pour soi, le rapport écriture/vie, et cela pour qu'il soit décisif pour soi.

Dans tous les cas, la leçon de Reverdy ou d'André du Bouchet, on la retrouve chez vous dans le fait qu'il s'agit toujours d'écrire au plus loin de soi, aussi loin que possible d'un "je" égocentrique, complaisant avec lui-même, satisfait.

Il y a un poème d'André du Bouchet que j'ai toujours retenu, dans la première version d'Air, qui n'a pas été reprise entièrement : J'ai cessé de m'aimer. Pour écrire, il faut arriver à s'écarter suffisamment de soi. Ce qui n'est pas partageable n'existera pas dans le poème, comme les formes de l'intimité par exemple. Mais cela ne veut pas dire que l'intimité n'ait pas un certain rapport avec l'écriture. Ce sont des situations que j'essaye pour ma part d'ouvrir dans le poème, afin que celles-ci s'ouvrent sur l'autre. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas compliqué : que le poème permette à l'autre d'aller plus loin en lui. Il ne s'agit pas que le boomerang me revienne, mais qu'il tourne dans la mémoire du lecteur. [...]

L'entretien in extenso dans le Matricule des Anges n° 38