Une bonne idée de Marché (de la poésie) : Eric Suchère
Chaque nouvelle publication d’Eric Suchère est l’occasion de retrouver une écriture qui explore et qui creuse dans les échos du langage, une tension poétique.
Je se souviens du très beau volume Le motif Albertine paru en 2002 aux éditions MeMo, de Lent, paru en 2003 aux éditions Le Bleu du Ciel. J’avais déjà dit sur remue.net tout le bien que j’en pensais. J’avais oublié d’évoquer Le souvenir de Ponge, paru en 2004 au cipM. J’en donnerai seulement un court extrait :
« Une direction qui ne cesse de changer : tours et détours dans la ville en chantant : route : me dépose : ne marche et pas.
Répète les actions antérieures : exécute à l’identique, presque.
Nuit : passe de la rue au sentier plonge, noir brusque : devine les arbres, hésite de la marche tâtonne : illumine une terrasse en bord de mer où quelques couples : tango : descends abrupte de l’escalier à plage : corps dévêtent dans l’obscurité : sein rapide. »
(Extrait du fragment 21)
Je préfère souligner ici la parution de son dernier livre Fixe, désole en hiver, paru en 2005 aux éditions Les Petites Matins dont on salue ici la naissance en rappelant leur devise éditoriale : « une maison d’édition toute neuve pour raconter l’époque ».
Quelques mots sur la mise en page insolite qui vient prolonger la poésie d’Eric Suchère : un bloc blanc dans lequel les mots et les phrases de Suchère viennent glisser ; un cadre composé de minuscules points noirs créant des variations lumineuses à l’intérieur de chaque page et au fil du volume... une sorte de lumière qui s’échappe au cœur d’une source textuelle, et, sous le texte, la trace d’un paysage de lumière.
Relier et disjoindre, créer dans le langage, dans la syntaxe et les mots une tension, telle est l’ambition qui se dessine dans les livres d’Eric Suchère. Il cherche à créer des vibrations à partir d’un paradoxe : la fixation et le mouvement, l’écho qu’il reste dans le heurt ou l’évanouissement syntaxique, ou plus exactement sa disparition.
Albertine est celle que le narrateur d’A la recherche du temps perdu veut fixer. Il l’emprisonne parce qu’elle s’échappe, parce qu’il sait qu’elle s’échappera toujours, sa disparition étant seulement la confirmation d’un toujours-déjà-su. Rien d’étonnant qu’Albertine soit un « motif » autour duquel Eric Suchère semble improviser à la manière d’un bopper, comme un Coltrane poursuivant sa variation infinie alors même que la hanche de l’instrument est brisée... « exécute à l’identique, presque ». Alors l’image s’échappe du langage tout en restant dans le langage.
« Aux clairs murs-mosaïques, saisie, surface humide, nuageuse, image le reflet à suite module, brille, superpose trame ou échange, fixe ciel aux
passe terrasse ouverte sur fleuve ou, comme blanc-gris végétal, orangers palmiers, projecteurs en décor-film déjà, la mer fixe-vert, distillateur-rayon, la ligne, cargo sur le lointain, bord du monde où oiseaux plaquent le plan, abrupt rapide, nuée en mouvement brisent
deux temps. »
(Extrait de Fixe, désole en hiver, p. 3)
Les variations qui tordent la syntaxe décrivent une instabilité qui interroge le mot « paysage » : l’espace qui y résonne encore, la trace de langage, l’écho d’un mot, d’un son dans le signe et quelque chose qui s’y perd, une expérience qui reste toujours à faire ou à recommencer.
« Relie, relie, suite
une route aligne arbres en blanc couleur, couleur blanc, longe ligne de couleur, nuages ou passent sur gris d’oliviers très bleu foncent, épuisent. »
(Extrait de Fixe, désole en hiver, p. 6)
Les phrases incisées ne sont pas coupées ou renvoyée au simple silence. Elles disent seulement une incertitude du regard et du langage. Les phrases sont alors des mouvements qui notent sans aucune certitude. Et parfois lorsque le mouvement est immobilisé, les boucles s’embrasent et semblent tendre vers une aporie poétique qui dure longtemps.
« Regarde-fixe en suites, sur la terrasse, du nuages ou fente mince, aspirée, aux couleurs circonscrites
couchant passe à, inscrit, qu’une jeune femme dessine, observe, regarde je, est un projet, terrasse, n’aboutit, ne commence, sinon regarde la vue, modifie ce que l’échange transforme. »
(Extrait de Fixe, désole en hiver, page 35)
Avec Fixe, désole en hiver, on découvre une écriture qui tente de se relier au monde grâce à l’espace qu’elle cherche à décrire sans pour autant omettre cette place intenable, celle des mots sur une page irisée de variations lumineuses.
« Sur la terrasse basse de cette colline, marche
l’abandon du premier jour tôt dans la ville déserte, sur un banc et la vue sur le fleuve recadre, tandis qu’au téléphone, l’écouteur, la voix amplifie en écho, mienne sur mon répondeur au bruit additionné du vent résonne ici, mélange le séparé
les façades
qu’interrompt la venue. »