Une enfance dans un camp militaire à Ouagadougou
Texte de Thomas
Je suis né au Burkina Faso dans la capitale Ouagadougou, j’ai grandi dans un camp militaire, le camp Guyaume. Il y avait près d’une trentaine d’habitation. On était tout entouré par un mur ; ceux qui étaient à l’extérieur de ce mur ne savaient pas ce qui y était, mais moi je ne savais rien de cela, tout ce qui m’intéressait, c’était de sortir avec mon ami Claude.
Claude était orphelin de père, il était souvent maltraité par sa mère et sa tante et quand le dessin animé est sorti à la télé nationale « Tom Sawyer », tout le quartier nous appelait Tom et Huck. Avant de comprendre le français, je ne savais pas ce que « Coup d’Etat » voulait dire. Je n’aimais pas l’école, je me disais que ce n’était pas très important. Quand on est né dans une famille où le grand-père a été ministre et le père, un des plus hauts gradés de l’armée, c’était mal vu de ne pas aimer l’école. J’aime plutôt jouer au foot avec mon ami Claude.
On avait la première chaîne de télé dans la sous-région. Le mur qui nous entourait n’était pas si extraordinaire que ça. Il mesurait 1m60 mais tous ceux qui étaient à l’extérieur avaient peur d’entrer. Nous étions 6 dans la famille 3 garçons et 3 filles. On dormait tous dans la même pièce jusqu’à ce que mon père fasse construire une grande dépendance pour mes frères et ma sœur. La chambre était de couleur vert clair. Il y avait des moustiquaires qui étaient montés sur les lits. Je tombais souvent de mon lit et je m’emmêlais avec le voile de moustiquaire. Mon père avait une belle voiture de fonction, je ne me souviens plus de la marque.
Une nuit, mon père est rentré à la maison et a dit à ma mère qu’il avait un nouveau commandement. Il était monté en grade. Elle lui répond qu’il aurait dû refuser, lui qui boit tout le temps. Comment tu vas faire ?, lui demande t elle. Alors il reverse le contenu de son verre dans la bouteille. Il prend la bouteille et la met dans le buffet. Il a dit à ma mère que c’était la dernière fois qu’il touchait à une bouteille et jusqu’à sa mort, je ne l’ai plus revu boire de l’alcool.
Un jeudi soir, en rentrant de l’école, il y avait du remue-ménage dans le camp. L’atmosphère était lourde, il y avait quelque chose dans l’air, c’était palpable. Tout était bizarrement tranquille, le silence avant la tempête. J’ai vu un groupe de militaires qui discutaient assez vivement. Je m’approche pour entendre ce qu’ils disent. Le Président Jean-Baptiste Ouédraogo avait giflé un jeune officier qui s’était montré insolent avec lui. Quand je suis rentré à la maison, c’était la même discussion entre mon père et ma mère. C’est là que j’ai entendu mon père dire son nom pour la première fois : Sankara. Mon père disait qu’il était une recrue indisciplinée quand il était à l’école militaire. Il était d’une promotion antérieure à celle de mon père, je pense. Il lisait des livres interdits comme Karl Marx et Lénine. Ma mère a répondu qu’on ne pouvait quand même pas le fusiller pour si peu. Il y aurait une cour martiale et ensuite on verrait. On n’a plus fusillé quelqu’un depuis longtemps. Mais le Président Jean-Baptiste n’aime pas trop Sankara. Le peloton d’exécution était proclamé. Ma mère était triste : un si bel homme.
Mais ça, c’étaient des discussions de grandes personnes, tout ce qui m’intéressait était de jouer aux billes et au foot avec mon ami Claude. Mon père nous avait promis un cadeau si on travaillait bien à l’école. On passait tous en classe supérieure. Des hommes ont amené une grosse boite. Ils déballent le paquet et en sortent un objet étrange que je n’avais jamais vu. C’était une télévision. Ils ont appris à mon frère et à ma sœur comment s’en servir. Ils semblaient tous savoir ce que c’était, sauf moi. Puis ils ont encore sorti une petite boite rectangulaire, c’était un magnétoscope. Mon père est rentré les bras chargés de cassettes vidéo. Mon premier film était un western avec Lee Van Cleef et James Brown, je ne me rappelle plus du titre. C’était l’histoire de l’attaque d’un Fort pour prendre de l’or. Plusieurs jours plus tard, c’est alors que nous regardions la même télé, un jeudi ou le week-end, qu’un de nos garçons de maison est entré en courant dans le salon et a dit à mon père qu’il y avait des coups de feu en ville. Mon père nous ordonna de couper la télé et de rentrer vite dans nos chambres. Il plaça les lits contre la fenêtre. Mais quels coups de feu ? On n’entendait rien. Quand, tout à coup, une rafale de mitraillette éclata dans le camp juste à côté de la maison. C’était tout proche, crie mon grand frère. Mon père s’habillant rapidement, prit sa voiture et sortit. Ma mère me serra très fort dans ses bras. Dans mon pays, il n’y a pas de signes extérieurs d’amour entre mari et femme et, en me serrant dans ses bras, je savais que c’était mon père qu’elle serrait dans ses bras.
Les coups de feu ont continué toute la nuit. Mon frère qui avait fait l’école militaire reconnaissait les armes grâce à leur son. Plus tard dans la nuit le téléphone sonna. C’est sûrement mon père qui rassure ma mère. Le lendemain matin, tout était radieux. Claude et moi ramassions les douilles et les balles qui étaient tombées non loin de nos maisons. Enfin mon père est rentré. Je suis allé aux nouvelles. Il y a eu beaucoup de blessés parmi la population. Les coups de feu étaient tirés en l’air mais il y a eu beaucoup de balles perdues qui ont blessé des innocents. L’Etat va les prendre en charge.
Mon père avait l’air soulagé, plus tranquille, depuis qu’il était rentré. Et c’est tard le soir qu’il explique à ma mère ce qu’il s’était réellement passé. Le plan était simple : les amis de Sankara ont voulu le libérer de prison ; il y avait Blaise Campaoré, Gilbert Diendéré et Lingani. Blaise et Diendéré devaient prendre l’aéroport, la radio et la télé. La présidence en dernier lieu. Mais Lingani qui était dans le coup avec eux est d’abord allé libérer Sankara de sa prison. Et tous les deux ont pris la présidence et ont mis le président Jean-Baptiste au secret. Donc quand Blaise et Diendéré sont arrivés, ils ont trouvé Sankara assis sur le fauteuil présidentiel avec son sourire ravageur. C’est ce que les gens racontaient. C’était lui le président désormais. Beaucoup de gens étaient ravis que ce soit Sankara. On disait de lui qu’il était respectueux des aînés et très savant. Je ne savais pas que tout allait changer si vite.
Le maître d’école nous a appris que nous n’étions plus en Haute-Volta mais au Burkina Faso. J’étais enfant, pour moi, le nom d’un pays, ce n’était pas important. J’apprendrai plus tard, dans mon adolescence, que, dans plusieurs de nos dialectes, « burkindi » veut dire « fils du pays », « homme intègre », « homme droit ». Faso, c’est « pays » ou « mien », « ma possession ». Haute-Volta, ça ne voulait rien dire. Maintenant nous étions dans le pays des hommes honnêtes, intègres, justes et droits.
L’instituteur dessina le nouveau drapeau au tableau avec trois craies. Les couleurs de ce drapeau n’étaient plus le noir, le blanc et le rouge qui rappelaient l’étendard français mais le rouge, vert, frappé au milieu d’une étoile jaune. Nous ne sommes plus des élèves mais des pionniers. Notre devise, c’est « oser lutter, savoir et vaincre ». Les quartiers n’étaient plus des arrondissements mais des secteurs.
La belle voiture de fonction de mon père, dont je ne me rappelle plus la marque, elle a été enlevée. Maintenant il a une R4. Toutes les voitures de luxe de l’État ont été mises au garage ou à la fourrière parce que trop chères à entretenir. Mes sœurs se moquent de papa et de sa R4, qu’il aime bien pourtant. Je me rappelle que sa voiture de fonction était climatisée, ce qui était assez rare à l’époque. Il s’en moquait, il ouvrait la fenêtre de sa R4.
A l’école, il y avait des inspecteurs tout le temps. Chaque fois qu’il y avait une inspection, le maître était tendu, inquiet, il ne cesse de faire des va-et-vient entre son bureau et la porte. Aujourd’hui, il y a inspection, le maître amène un chiot et dit que le premier qui a résolu le problème aura un chiot. J’ai été le premier à trouver la réponse à ce problème. Alors en cachette, il me remet mon trophée. Et je suis rentré fièrement à la maison avec mon nouvel ami. Nous l’avons appelé Mickey.
Mickey était un très bon chien et, chose curieuse, mon père l’aime aussi.
Maintenant il y a ce qu’on appelle des travaux d’intérêt général, tous les habitants de tous les quartiers doivent sortir et nettoyer leurs rues. Comme un seul homme, tout le monde sortit, nous aussi, armés de pelles et de pioches, nous sommes allés à l’école pour tout déblayer. Cependant une histoire a étonné tout le pays. Dans un quartier de Ouaga, le plus sale de la capitale, une R4 s’est garée, un homme habillé en vêtement rouge en est sorti. Tous les gens de ce quartier étaient étonnés de voir le président Sankara avec sa pelle et un balai qui commençait à nettoyer la rue. Alors, n’ayant pas suivi le mot d’ordre, les jeunes du quartier, honteux, se sont joints au président pour nettoyer leur rue. Nous avons appris à l’école que c’est la saleté qui amène les maladies comme le choléra et le tétanos.
A la radio, on entendait parler de « vaccinations commando » matin, midi et soir. Ça sera bientôt notre tour. Ma mère vient à l’école pour dire au maître que je suis à jour de tous mes vaccins. Mais d’autres parents mal informés et illettrés ont caché leurs enfants ou les ont interdit de se faire vacciner. Le jour où les médecins sont arrivés, le maître est sorti pour les accueillir, les aider à installer leur matériel. Beaucoup d’élèves en ont profité pour fuir par la fenêtre des classes. Le maître était en colère. Et après il leur a demandé pourquoi. Leurs parents leur avaient dit que le vaccin était une maladie que l’on injecte dans le corps pour rendre les gens malades. Pour que les pharmaciens puissent s’enrichir. Une histoire bizarre de complot du gouvernement. Nous n’avions pas encore vu la leçon sur Louis Pasteur. Alors le maître furieux de cette ignorance nous crie de sortir nos cahiers de leçon et explique ce qu’est le vaccin, son importance. La première campagne de vaccination a échoué. La deuxième était sur la tuberculose. Cette fois-ci les écoles seront prises par surprise. Alors ma mère mit mon carnet de vaccination dans mon sac et m’expliqua, si les médecins arrivaient, de le leur montrer. Chaque fois que je revenais de l’école, inquiète, elle me demandait s’ils étaient venus aujourd’hui. Non, je lui répondais. Jusqu’au jour où les médecins de la vaccination sont arrivés. Je leur montrais mon carnet et je ne me faisais pas vacciner ce jour-là. Pour éviter le fiasco de la première campagne, on multipliait les sensibilisations à la radio et à la télé contre la polyo, la tuberculose et la méningite.
Nous, les élèves du primaire, nous sommes impliqués dans la vie active de la politique. Chaque fois que le président doit faire un discours ou un meeting, les élèves et les lycéens sont conviés. Beaucoup de parents sont inquiets parce qu’il y avait des risques d’attentat ou de coup d’État.
Ma mère conduisait une Mitsubishi Galante. Un voisin allemand l’a vu et voulait l’échanger avec sa Mercédès. Alors il est venu à la maison pour voir le moteur et a décidé de faire la transaction. Pourtant j’aimais bien la Galante. Parce que c’est dans cette voiture qu’on se réfugiait quand mon père rentré saoul se montrait trop violent avec ma mère. C’était dans cette voiture qu’on fixait mon siège enfant en fer avec des sangles rugueuses qui me pinçaient la jambe ou le bras. Et comme je ne savais pas encore parler, je pleurais. Ma mère pensait à un caprice d’enfant et me laissait pleurer tout le long du trajet. Mais nous avions une nouvelle voiture et une très grande voiture. Cette fois, je me souviens du modèle, c’était une Mercédès jaune E200. Ou bien c’était peut-être une 230 ?
Désormais chaque week-end nous allons sortir en promenade à la campagne. Ma mère aimait trop la nature. Elle a été élevée en pension chez les sœurs en pleine brousse. Mes grands-parents maternels étaient très religieux. Mon grand-père avait construit de ses mains Yagma, un haut lieu de pèlerinage à Ouagadougou. Mais il n’en parlait presque jamais. Tikuilga, un garçon de maison de mon grand-père pour nous rappeler d’être fiers de nos origines, et pour nous donner une leçon d’humilité, nous a rappelé que notre grand-père avait fait un pèlerinage à Lourdes et avait longtemps cherché un endroit à Ouagadougou pour le consacrer à la Vierge Marie. Mais le prêtre qui voulait le voir échouer dans son entreprise lui donna un grand terrain vague dans un village appelé Yagma. C’était l’endroit le plus hanté de la région de Ouagadougou, peut-être même de toute l’Afrique de l’Ouest. Même les bergers peuhls n’osaient y faire paître leurs troupeaux. L’histoire qui m’a beaucoup marqué est confirmée par mon grand-père, c’est l’histoire de ce boa constrictor. Chaque fois qu’il venait avec Tikuilga pour continuer les travaux, le serpent se dressait à hauteur d’homme, se tenait là et les fixait. C’est comme s’il surveillait l’avancée de la construction. Il était très grand, précise mon grand-père. Le jour où ils ont installé la statue de la Vierge Marie, le serpent est rentré dans son trou et n’est plus jamais ressorti.
La deuxième histoire surnaturelle sur Yagma, c’est un prêtre qui nous l’a racontée. Il a dit qu’un jour les habitants riverains du lieu de pèlerinage ont envoyé une délégation chez lui pour se plaindre du bruit qu’il faisait la nuit. Dire la messe le jour, ils n’ont rien contre, mais dire la messe deux fois le jour et la nuit, c’était beaucoup trop pour eux. Le prêtre leur assure qu’il dit la messe une seule fois le jour. La nuit, qui dit la messe ? Au pèlerinage prochain, le père décide de rester sur place pour se rendre compte par lui-même. Cette nuit là il entendit la chorale et les chants religieux retentir. Le prêtre et les villageois se sont précipités dehors pour voir ce qu’il se passe. Le prêtre fût étonné de se voir dire la messe et tout répéter exactement comme il a fait le matin même.
On ne peut pas vivre et grandir en Afrique sans entendre ou voir ce genre d’histoires surnaturelles. Moi même, j’ai été témoin de plusieurs choses paranormales. Ma première histoire concerne la famille directement. C’était pendant les grandes vacances. Mon cousin Amadou était venu les passer chez nous. Ses parents qui divorçaient ne voulaient pas qu’il assiste aux scènes de ménage. On avait fini de jouer puisque, je m’en souviens, il faisait nuit. La nuit, on ne joue pas n’importe où, il y a des scorpions, des insectes et des animaux venimeux. Et aussi généralement, la nuit, en Afrique, les enfants ne jouent pas. On pense que ça appelle les mauvais esprits. Je ne sais pas si c’était avant ou après la guerre que nous avons eue contre le Mali.
Mon père et nous étions assis sur la terrasse. Il attendait des vieux qui devaient venir du village. Ma mère était arrivée avec la Mercédès. Mon père était énervé, les villageois n’arrivaient pas. Il s’impatientait. Il avait rendez-vous à l’état-major. Il devait partir. Quelques instants plus tard, j’entendis le bruit d’un moteur qui arrivait dans le quartier. C’est sûrement eux, dit ma mère. Mon père se leva et rentra pour s’habiller. Attends un peu, lui dit ma mère. Mon père ne dit mot, il rentra dans la chambre pour enfiler sa veste militaire et ressortir afin de montrer son mécontentement. J’accueillis donc les étrangers en les aidant à garer leur mobylette. Puis je rejoins mes parents dans leur chambre. Je les informe que j’ai fait patienter les villageois. Mère sortit pour les saluer. Mon père déterminé reste dans la chambre. Moi, je suis assis dans les escaliers sur le perron. Ma mère était avec les visiteurs quand mon père, enfin sorti de la chambre, se dirigeait vers le garage. Je crois qu’il avait oublié quelque chose dans le bâtiment principal. Il est revenu sur ses pas. Amadou, mon cousin, crie à ma mère en Dioula : « Tantie un serpent ! » En effet un serpent sortit de la voiture. Alors tout le monde se précipita pour le tuer. Ce serpent, ce n’était pas n’importe quel serpent, c’était un Mamba noir très venimeux. Les garçons de maison s’écartèrent l’un après l’autre à son passage de peur de se faire mordre. Il a quitté l’habitacle de la voiture du côté conducteur. Il serpentait vers le bâtiment principal, puis fit demi tour et se dirigea vers le coffre de la voiture. En grimpant, le pot d’échappement de la Mercédès le brula. Il est retombé. Il alla vers le côté conducteur d’où il était sorti. Ma mère souleva un bloc de béton par dessus sa tête. Elle écrasa le serpent. Bloc de béton que les hommes ont eu du mal à déplacer pour extirper le reptile.
Mon père était dans le salon. Il n’est pas sorti voir le remue-ménage qu’il y avait dans la cour. Nous sommes rentrés le voir dans la maison. Il était assis là tranquillement. Ma mère lui a demandé ce qu’il avait. Il a répondu qu’il ne comprenait rien, qu’il n’était même pas convié à la réunion. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il voulait sortir avec la voiture. Plus tard dans la soirée, les vieux nous ont appelés. « Venez voir ce que l’homme noir est capable de faire ! » Alors ma mère, mon cousin et moi, ainsi que les gardiens de maison, nous sommes allés voir les vieux qui avaient trouvé le comportement de ce serpent étrange. Ils l’avaient éventré et il n’y avait rien : pas d’organes, pas de viscères et pas de squelette. L’intérieur de cet animal était vide. Les vieux ont dit qu’on l’avait envoyé mordre mon père et que, si le serpent l’avait mordu, aucun remède ni médicament ne l’aurait sauvé. Jusqu’à présent, on ne sait pas qui a le secret de la zombification mais ce genre de choses se fait toujours. Quant à ma mère, elle avait soulevé le bloc de béton si facilement que ça me semblait normal. Bien plus tard, après avoir grandi, le bloc était resté sur place, je me suis rendu compte à quel point c’était extraordinaire.
J’avais cinq ans lorsque mes premières crises de rhumatismes ont commencé. Je jouais à la voiture sur la terrasse et j’ai ressenti une douleur vive au niveau de ma jambe. Je n’ai reçu aucun traitement cette fois là. Après plusieurs crises, ma mère décidait de m’emmener à l’hôpital mais il n’y avait pas de traitement à cette époque là. Mon père croyait à une ruse pour ne pas aller à l’école. Une fois mon bras a enflé. Alors ma mère a pris ça au sérieux. Elle m’a retiré de l’école. Ensemble nous avons sillonné la brousse et la campagne à la recherche d’un remède. Il y avait Barthélémy, ma mère et moi. Je ne me souviens plus combien de temps ça a duré mais il fallait qu’on rentre pour les fêtes de Noël. Quand nous sommes rentrés tout avait changé à la télévision.
Au début des années 80, la télé diffusait de 20 heures à 20 heures 30. Plus tard, les programmes commençaient à 19 heures 30 avec un épisode de Tom Sawyer et finissaient à 20 heures 30. Sous la révolution, la TNB, la télévision nationale burkinabé, ouvrait à 18 heures avec les infos dans toutes les langues et dialectes du pays. Sankara voulait que tout le monde soit informé de tout ce qui se passe dans le pays. A 19 heures 30, Tom Sawyer, les infos à 20 heures, 21 heures, un reportage sur le Burkina Faso et ses ressources. La fin de la TNB avec l’hymne national du pays. Mais la révolution avait décidé que le dessin animé Tom Sawyer était subversif pour la jeunesse. Ce dessin animé américain se passait au temps de l’esclavage. Un des personnages dont j’ai oublié le nom, le boy de la maison de Tom, était grossièrement caricaturé. Il n’avait pas de visage, seulement deux yeux blancs et une bouche. On avait remplacé Tom Sawyer par un autre dessin-animé : « Onze pour une coupe », qui retraçait les exploits du football dans le monde. Je n’aimais pas trop ce nouveau programme qui alternait reportage et dessin animé. Lors d’un épisode, j’avais cependant découvert un jeune homme noir appelé le Roi Pelé. Il ne jouait pas au football, il était le football. Ce n’était pas un joueur mais un dieu du stade. C’était enfin un Noir avec un visage à la télé. Ça n’a pas tardé à ce que Claude et moi, on se mette à jouer et à être le Roi Pelé. On jouait avec des chiffons, quelques morceaux de tissus emballés dans du plastique, qui faisaient un ballon.
Quand un petit voisin est sorti avec un ballon rond en plastique, nous jouions du matin jusqu’au soir. On s’arrêtait lorsque les parents nous appelaient pour le repas. Mais ma santé s’est détériorée. Mes crises s’aggravaient de plus en plus. Jusqu’à ce que ma mère m’interdise de sortir jouer avec mes camarades. C’est là que j’ai commencé à répondre au téléphone. Je me souviens de cet homme à la voix sympathique qui a appelé et a demandé comment je m’appelais. « Je m’appelle Thomas », lui dis je. Il me répond que lui aussi s’appelle Thomas. Je vais dire à mon père qu’un certain Thomas le demande au téléphone. A la grande surprise de tout le monde. Les grands me corrigent en m’expliquant qu’on dit « Monsieur Thomas ». Je leur réponds que j’ai dit Monsieur à cette personne et que la personne m’a dit de l’appeler « Camarade ». J’ai répondu qu’il était trop âgé pour être mon camarade. Je ne me doutais même pas qu’il s’agissait de Sankara.
A l’école, on voyait les trois luttes du Burkina qui sont la lutte contre la coupe abusive du bois, contre la divagation des animaux et la désertification. Sankara voulait que les femmes cuisinent sans utiliser beaucoup de bois. Il a fait diminuer le prix du gaz. Maintenant il y avait de petites bonbonnes de gaz partout à la disposition de tous. Mais le Burkina serait dépendant de la Côte d’Ivoire à la solde des capitalistes. Il a dit de libérer notre génie créateur et de fabriquer des fours et des cuisinières solaires. C’était l’utilisation des énergies renouvelables bien avant tout le monde.
La Capitale Ouagadougou était un endroit chaleureux où se côtoyaient pratiquement toutes les nationalités de la Sous-Région. Il y avait des Maliens et des Sénégalais dans la joaillerie et la vente d’or. A cette époque, les Togolais et les Béninois étaient dans la maçonnerie, les Ibos dans la coiffure, les Yorubas dans la vente du tissu et les Dogons dans le ménage. Partout sur le marché, il y avait des objets d’art. C’est ce qui a poussé Sankara à inventer le SIAO, le Salon International de l’Artisanat de Ouagadougou. Ce fut d’abord le FESPACO, festival panafricain du cinéma de Ouagadougou.
Je me souviens de la guerre contre le Mali en 85. On était tous à table pour le repas de Noël. Je me souviens de ce silence soudain quand on l’a annoncée à la radio. Tout le monde était inquiet parce que le Burkina était très mal équipé pour la guerre. Nos militaires étaient armés de G3 principalement, l’arme qui a foiré la prise d’otage à Munich, quelques fusils mitrailleurs français qui avaient la fâcheuse tendance de tirer tout seuls quand on les chargeait. Alors les Maliens ont bombardé Koudougou, une ville à quelques kilomètres de Ouagadougou, et Mobti, une ville frontalière avec le Mali. Quelques jours après, nos troupes ont commencé à avancer et à repousser les Maliens. J’ai entendu les militaires parler entre eux en disant que c’est peut-être la nouvelle arme que Sankara avait acheté aux Russes. Les gens l’appelaient couramment Kalach. C’est bien plus tard que j’ai su qu’il s’agissait de l’AK47, le fusil d’assaut le plus puissant à ce jour, l’arme qui avait permis au Vietnam de gagner. L’arme de la révolution. Je me rappelle que ma mère avait une balle de AK dans sa voiture, la Mercédès. La taille de la balle l’impressionnait. Elle ne pouvait pas concevoir qu’on puisse tirer sur un être humain avec une telle chose.
Pendant cette guerre, il y avait un couvre-feu. A partir de 18 heures, je crois, on n’avait pas le droit d’allumer la lumière. Toute la ville était plongée dans le noir complet. Les militaires patrouillaient. Ça n’empêchait pas les jeunes de sortir et de se rendre à des soirées. Quant à moi, j’étais trop petit pour les suivre. Une nouvelle a secoué notre maison. Barthélémy a disparu derrière les lignes ennemies, porté disparu. Personne n’osait prononcer ce mot. Ma mère questionnait mon père à ce sujet. On lui a répondu qu’il avait disparu après que la ligne eût été bombardée par les Maliens. Personne ne sait où il est et ce qu’il lui est arrivé. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faisait pas partie des victimes. Ma mère était très inquiète pour lui. Barthélémy est arrivé à la maison quand il avait quinze ans. Moi, j’étais un bébé. Ma mère rentrait du travail. A l’époque, elle avait une mobylette. Elle a vu un enfant qui rôdait dans le quartier, elle ne l’avait jamais vu. Elle l’a questionné. Il a dit qu’il était venu dans la Capitale pour chercher du travail. Elle l’a invité à se restaurer pour qu’il puisse poursuivre sa route. Elle est rentrée afin de m’allaiter et de me changer. Quand elle est ressortie, elle a eu la surprise de voir que la cour était propre comme si elle avait elle-même balayé la cour. Elle demanda à Barthélémy si c’était lui qui avait fait ça. Il a répondu oui. Puis elle me porta au dos pour aller faire ses courses au marché afin de préparer le repas du soir.
Arrivée à la maison, elle me posa dans mon berceau. Peu de temps après, je me mis à pleurer. Elle décida de me laisser pleurer afin de terminer sa cuisine. A sa grande surprise, j’arrêtai de pleurer. Elle se précipita dans la chambre pour voir pourquoi. Elle surprit Barthélémy en train de me bercer. Elle décida donc de le garder. Il est de teint clair comme ma mère. Aussi, vue la tendresse et le dévouement qu’il avait à mon égard, tout le monde dans le quartier croyait que c’était le petit frère de ma mère. Quand il eut 18 ans, mon père l’enrôla dans l’armée. Tout le monde eut le cœur brisé quand il a disparu.
Il fallait attendre plusieurs jours pour qu’il se manifeste et raconte ce qu’il lui était arrivé. Il était blessé mais sauf. On était tous très contents. Pendant le bombardement, il a reçu du sable chaud dans les yeux. Il était aveugle et fait comme un rat. Les Touaregs sont arrivés à la rescousse sur leurs chameaux afin de les évacuer sur un terrain plus sûr. Les militaires n’arrêtaient pas de vanter le courage de ces Touaregs. Il n’avaient pas d’arme, juste des mousquets, certains à mains nues, mais n’hésitaient pas à se jeter sous le feu ennemi, afin de leur porter secours.
Barthélémy est devenu un chien de guerre sous Blaise Compaoré. Il a fait le Zaïre, plusieurs fois le Liberia, la Sierra Leone et deux fois la Côte d’Ivoire.
Nous sommes en 86. Sankara a le vent en poupe. Tout lui réussit. La lutte contre la famine, il a utilisé les grands lacs que nous avons, Lumbila (le petit ruisseau, je crois), Bagré et Kompiemga pour faire des cultures maraîchères notamment la salade, les haricots verts, les petits pois. Personne ne savait les cuisiner. Il y eut des émissions culinaires à la télé. A cette époque, Burkina n’importait plus. Pour écouler cette marchandise, un supermarché a été ouvert : « L’économat de l’armée ». En 87, ça deviendra Fasoyaar qui veut dire le marché du Faso. Non seulement, la famine avait été vaincue mais on est devenu un pays exportateur en deux ans.
27 février 2018