Xavier Boissel | Pourquoi j’aime Gracq - très modestement

Podcast (interview de Xavier Boissel, Anthony Poiraudeau et Jonathan Wable par Guénaël Boutouillet ; lecture des textes de Xavier Boissel et Anthony Poiraudeau par eux-mêmes).


POURQUOI J’AIME GRACQ - TRÈS MODESTEMENT


Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton. (Gaston Bachelard)



Ce que j’aime d’abord, chez Gracq, c’est sa phrase, ou plutôt, les ramifications de sa phrase, cette arborescence de propositions incantatoires, qui laisse bourgeonner l’image -l’imagination. Il y a dans le flot de ces phrases, dans cet enchevêtrement énigmatique, un charme, au sens latin du terme, quelque chose qui serait de l’ordre de l’enchantement, de l’envoûtement même.


Ce que j’aime aussi chez Gracq, c’est sa sensibilité géographique (je ne suis évidemment pas le premier à le souligner). Ce rapport au monde passe par le détour d’une langue. Se déploie dans cette « prose du monde » (pour paraphraser le titre de Merleau-Ponty) ce que l’on pourrait appeler une « géo-poétique » - j’emprunte cette expression à Robert Bréchon, qui l’utilise à propos de Fernando Pessoa. Il y a chez lui une très grande attention au paysage, aux « seuils » notamment - les rivages, les littoraux, bien sûr, mais aussi les frontières, les démarcations, les lisières. Et comme chez Pessoa d’ailleurs, l’affectivité océanique est très présente. On pourrait, du reste, établir un parallèle entre les deux écrivains, dans leur rapport emblématique à leur ville fétiche : Lisbonne pour Pessoa, Nantes pour Gracq (songeons, par exemple, au rôle que tient le tramway dans leur mythologie respective personnelle). Gracq est un héritier des Surréalistes : le Breton de Nadja et l’Aragon du Paysan de Paris ont sûrement compté dans cette appréhension à la fois « psycho » mais aussi « géo-poétique » de la ville.


C’est ce rapport fantasmagorique à la topologie, ce « climat du songe » hérité des Surréalistes, que j’aime tant chez Gracq, cette expérience immanente de veille, cette manière de rester sur la frontière « dedans-dehors », cette situation médiane, oscillante, propice à l’exaltation des images. Car c’est l’imagination créatrice qui ouvre à la remémoration, mais aussi à une forme de projection vers l’avenir. C’est bien l’épreuve du temps à laquelle nous confronte la prose de Gracq. J’ai essayé de m’en souvenir dans Rivières de la nuit, lorsque le narrateur écrit, à propos d’Elja Osberg, le personnage isolé du monde, dans son bunker : « Le temps se déroulait en spirales, se repliait sur lui-même, se contractait en un point suprême, fait de réminiscences et de prémonitions ». Lire Gracq, c’est toujours faire l’expérience de l’éveil.


J’aime encore chez Gracq son esthétique du mystère : ces paysages minéralisés, ces ruines, ces îles perdues dans le lointain, ces forêts et ces châteaux, ces chambres secrètes, ces fronts de mer et ses rumeurs, ces salles des cartes, ces chapelles, ces estampes - ces clous de lumière auxquels s’accroche la rêverie -, ces territoires de l’enfance, qui s’étoilent comme des archipels, où chaque figure d’énigme fait fonction de rite initiatique. Comme aux premiers âges, il y a là une manière de s’accorder en chiasme avec le réel : le monde sensible se dématérialise à proportion que le monde intelligible prend corps. « Au fond, il n’est de pays que l’enfance » (Barthes).


Et j’aime enfin chez Gracq son intransigeance : les Situationnistes - ou plutôt les Internationaux-Lettristes, en leur temps, vilipendèrent l’auteur du Rivages des Syrtes, au motif que « ce n’est rien de refuser le prix Goncourt ; encore faut-il ne pas l’avoir mérité » (Potlatch, 1955). Ils se sont passablement trompés ; erreur d’appréciation magistrale : Gracq est celui qui s’est tenu à hauteur d’une exigence jamais trahie, loin de la veulerie des coteries littéraires, de leur vanité, de leurs modes délétères - réduisant le roman soit à un simple jeu de meccano, soit à un simple tract, bref, à une littérature étique, faisandée ; loin encore - et en cela son pamphlet La littérature à l’estomac fut prophétique -, de leur soif d’apparaître à la « lueur inquiétante du magnésium », de leur atroce sujétion à la Bêtise journalistique ; loin donc de ce petit milieu intégré au système prostitutionnel de la « culture » et de son usage publicitaire - dans l’ombre.


Lire Gracq, c’est aussi faire cette expérience-là : celle d’une disparition, d’un retrait de la société du Spectacle, d’une absence au monde que la prose restitue.





Xavier Boissel sur remue.net

29 mars 2015
T T+