Hervé Piékarski / Du corps et de la langue

ce texte est la transcription d'une intervention orale à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, juillet 1997 (actes du séminaire : "Écrire pour vivre".)

Hervé Piékarski anime la Boutique d'Écriture de Montpellier - La Paillade depuis sa fondation en 1993. Il a publié notamment : "Le gel à bord du Titanic", Flammarion Poésie, 1995.

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Très souvent, en atelier, mais aussi lorsque j'abord un texte ou la lecture d'un livre, une phrase me vient en tête, un vers d'une chanson de Bob Dylan : " Il doit bien y avoir un moyen de sortir d'ici, dit le Joker au Voleur. " Chaque fois que je démarre quelque chose, cette phrase est inscrite en moi, " il doit bien y avoir un moyen de sortir d'ici ".

Je suis avec un groupe en atelier d'écriture, et nous sommes pris dans la langue, nous ne sommes que du corps et de la langue. Ou, alors que nous ne sommes que ce corps-langue et rien d'autre que cela, il se trouve que la seule chose qui compte, la seule chose importante, c'est dehors.

Deleuze dit : " Le grand texte littéraire porte comme marque qu'il produit un extérieur de la langue. "

Et Blanchot, lui aussi, reprend cette affaire-là en disant que c'est le dehors qui est convoqué dans le texte. Alors, ce paradoxe : si nous ne sommes que de la langue et que nous cherchons à nous délivrer de la langue, comment faire autrement que passer par cette langue même pour créer (je ne dis pas produire) une fuite, une sortie ? Mais une fuite dans le sens d'un tonneau qui fuit. "

L'être humain, c'est celui qui a la possibilité, entre toutes les créatures, d'être autre chose que ce qu'il est. D'être percé. D'être un tonneau qui fuit. La langue est un tonneau qui fuit. Ce qui m'intéresse n'est pas l'écriture. Ce qui m'intéresse, c'est comment sortir du fait que nous sommes tous écrits lorsque nous venons au monde. Du fait que je suis une écriture, qui n'est évidemment pas la mienne, qui m'a été, comme dit Kafka : " Avec une loi gravée sur le corps. "

Je crois que nous naissons avec une loi gravée sur le corps, et que seule l'écriture peut nous permettre d'en effacer les signes.

Ce que dit Bataille : " Celui qui, en écrivant, ne pense pas je suis la révolution, n'écrit pas. " Je crois qu'être la révolution, surtout à une époque où nous ne faisons plus la révolution, c'est arriver à faire fuir le tonneau de la langue que nous sommes. Mais ce tonneau a toujours été percé. Alors, finalement, cette fuite va être une hémorragie très bizarre puisque vraisemblablement il n'y a pas de sang dans le tonneau mais qu'il s'agit de la langue.

Quand on parle, on sait bien que ce sont des mots, et en même temps on parle du corps. Est-il possible d'écrire ailleurs que dans le corps ?

Est-il possible de tracer une zone de fuite ailleurs qu'à partir du corps ? Je crois que n'importe quel écrivain sérieux répondra non. Ce n'est pas possible parce que le corps est cette fabrique dans laquelle chauffe et surchauffe la langue.

Le drame, et la chance, c'est que la seule chose qui nous importe au monde, en tant que nous sommes locuteurs, c'est ce qui est radicalement autre que ce que nous avons la possibilité de dire. Et c'est là où je rejoins le mot désarroi. J'anime des ateliers d'écriture à partir d'un désarroi. Mais il s'agit d'un désarroi linguistique.

Je me sens responsable de la possibilité qu'a la langue, là où je suis, que je sois dans mon travail d'animateur d'atelier d'écriture ou dans mon travail intellectuel, d'une extériorité à la langue.

Je suis responsable du fait que le monde ne puisse se remettre à respirer ailleurs que dans l'énoncé.

Le but de la révolution, telle qu'on peut la pratiquer non pas quand on la fait mais quand on l'est, c'est de rendre possible le monde non parlé, non écrit, par l'écriture, par la parole chauffée à blanc, dépassée et transfigurée.

Magnifiée.

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