ateliers d'écriture : l'écriture d'invention et l'enseignement |
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deux textes fondamentaux d'Anne Roche : une intervention devant les conseillers pédagogiques de l'IUFM d'Aix-en-Provence, décembre 2000 ce sont des notes de préparation, style télégraphique, mais qui témoignent au plus près de la construction de démarche d'Anne Roche... compte-rendu d'un stage à Hell-Bourg (La Réunion), en 1990, au jour le jour, avec exemples de textes, la démarche d'Anne Roche pour enseigner l'atelier d'écriture |
Ateliers d'écriture
et enseignement du français Introduction
I. Que proposent les manuels ?
II. Compte rendus d'expériences 1. "Lire, écrire avec les écrivains" sous la direction de Christian Poslaniec (1994) : tentative pour évaluer ce que l'intervention des écrivains dans les classes (du primaire et de collège) apporte.
2. Interventions d'écrivains à l'IUFM de Lyon
3. Aperçus de ma propre expérience
Post-scriptum Réécrire
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Faire écrire, ici et ailleurs Hell-Bourg, La Réunion, mars 1990 Les ateliers d'écriture existent aux USA depuis quarante ans au moins : il est courant, dans les universités américaines, que des écrivains viennent, non seulement parler de leurs écrits ( cela, même en France ça arrive ), mais démonter devant les étudiants leur façon de produire des textes et leur proposer des modèles de fonctionnement. Il est courant que des professeurs, écrivains ou non, invitent leurs étudiants à ne pas se contenter de lire, mais à écrire eux-mêmes. Peut-on importer cette idée en France ? Une autorité comme Bernard Pivot ne semble pas en être persuadée . Son magazine Lire (n°173, février 1990) a mené une enquête sur l'enseignement de l'écriture aux USA, enquête où sont mis en vedette des témoignages d'écrivains-professeurs sceptiques ou rageurs :et pourtant ,William Styron, John Irving et Raymond Carver entre autres sortent des "ateliers" de l'Université de Iowa .Bernard Pivot semble conclure que toute tentative d'acclimater l'équivalent en France sombrerait sous "nos ricanements". Pour avoir été parmi les premiers, en France, qui après 1968 ont voulu s'inspirer librement du modèle américain, et pour avoir expérimenté des ateliers d'écriture avec des publics très variés , par l'âge, le niveau scolaire, l'insertion sociale, etc. j'estime que ce rejet rapide mérite un réexamen. Il ne s'agit pas de fabriquer des " écrivains " , mais de montrer à des adultes ou à des adolescents qu'ils peuvent écrire , même s'ils ne l'ont jamais essayé . Et, pour des étudiants en lettres, leur donner, par la pratique personnelle de l'écriture, un accès aux grands textes que la seule lecture passive ne permet pas . Ecrire, c'est lire. Allant plus loin, je pense que la pratique de l'écriture peut débloquer des élèves ou des étudiants en situation d'échec scolaire, en leur proposant des exercices perçus comme ludiques , et peut par là avoir des retombées positives y compris sur leur maîtrise des exercices habituellement requis d'eux comme rédaction, explication de texte, dissertation, commentaire ... Mon expérience des ateliers d'écriture, qui allait jusqu'ici de femmes en stage de remise à niveau à des ouvriers de la réparation navale en pré-retraite ou à des techniciens du nucléaire ... s'est récemment enrichie au contact d'un groupe d'étudiants de l'Université de St-Denis ; un premier stage, sur une idée proposée par Daniel BAGGIONI , a été organisé en mars 1990 avec la collaboration de Nicole MOTTA ( Lettres Modernes ) et de Nicole BENECH ( Techniques d'expression ). Un autre suivra en avril, destiné à un public non-étudiant . Voici donc le compte-rendu de cette première expérience .
Quand on lit cela, de la part d'une étudiante qui s'inscrit à un stage d'écriture, on est partagé entre la volonté de relever le défi et la panique : va-t-on, vraiment, leur apprendre à écrire ? D'autant plus que plusieurs d'entre eux annoncent une pratique d'écriture antérieure : journal intime (sept d'entre eux), poèmes ( sept, pas toujours les mêmes), fragments, essais (deux), "petits romans" ( une ) et " tout " ( une autre ). Alors, d'abord, les dépayser : avec " la prison japonaise ", un classique de la dynamique de groupe. Vous êtes prisonniers au Japon, chacun isolé dans une cellule dont les pierres portent des caractères inconnus de vous ; l'un d'entre vous a pu s'évader, il sait que trois de ces pierres, si vous les découvrez, vous donneront la liberté,mais qu'une quatrième vous sera fatale ( elle déclenche l'inondation de la cellule ), il va donc essayer de vous les communiquer, comment le faire, puisqu'il ne peut que vous les décrire verbalement, sans gestes, sans dessins, sans savoir comment vous l'entendez, car, dans la première phase, le prisonnier évadé n'a droit qu'à une communication unilatérale : les autres ne peuvent ni l'interroger, ni l'interrompre, ni se manifester d'aucune manière.Dans la seconde, avec feedback, les autres peuvent intervenir, ce qui est plus coûteux en temps, mais beaucoup plus efficace ( dans cette seconde phase, tous obtiennent 3 ou 4 réponses justes sur 4, dans la première, aucun n'avait eu toutes les réponses justes ). - Avec tout ça, on n'a rien écrit, on n'a fait que parler ( pour Philippe et Carine, les deux évadés ) ou dessiner sous la dictée , puis reconnaître les signes( pour les autres prisonniers ), mais la discussion ensuite fait ressortir l'importance des codes culturels, la difficulté de passer d'un code à l'autre, le danger d'user de symboles trop "subjectifs" ( tel signe est décrit comme un "sous-marin" où d'autres ont vu un porte-manteau ), l'intérêt du feedback, y compris dans l'écriture, et, déjà, l'idée ( qui sera martelée tout au long du stage ) qu'on est plus malin à plusieurs que tout seul. Ensuite, un premier exercice d'écriture, pour de bon : le lipogramme. Aucun ne connaît. Je le définis ( contrainte consistant à écrire un texte en en éliminant une lettre, ici le E ), leur donne la marche à suivre ( préparer un stock de substantifs, verbes, adjectifs, ne comportant pas le E, puis réaliser des liaisons syntaxiques, sans se préoccuper du sens, en évitant seulement l'agrammaticalité et la lettre interdite ). L'exercice leur semble un peu difficile ( aucun ne l'a terminé dans le délai prévu d'abord, une heure et quart) mais amusant, et donne d'assez bons résultats : ils sont surpris de leur variété. On enchaîne sur le " Beau Présent ", variété d'anagramme : il s'agit de composer un poème pour le mariage de son meilleur ami, en utilisant uniquement les lettres de son nom. En guise de meilleur ami, chacun prend son voisin ; Annelyne Hoareau, qui a pour voisin David Anda, proteste contre la minceur du nombre de lettres et est autorisée à faire pour David une " Belle Absente " ( c'est la même contrainte inversée ). J'autorise l'écriture phonétique, ce que plusieurs utiliseront avec bonheur. Les résultats sont jolis, souvent affectent le style des madrigaux ou des poèmes de circonstance à l'ancienne, ou de la chanson ( Carole Tambon, Margarette Grondin, Nathalie Salaï ...) Pour conclure, on parle du travail à partir de la LETTRE, je leur demande s'ils connaissent d'autres exercices du même type : ils citent le calligramme, l'acrostiche, le mot-valise, j'ajoute quelques exercices oulipiens ( en expliquant ce dernier terme ). Et, pour que, dès le premier jour, un projet à un peu plus long terme apparaisse, je leur propose d'écrire leur autobiographie imaginaire : racontez un épisode de votre vie en changeant de siècle ( passé ou futur ), de pays , de sexe , ou de registre . Le second jour, je propose un exercice de rédaction de scénario, à partir d'un roman d'Agatha Christie, Le Cheval Pâle : je fournis un résumé détaillé du roman, une liste des six principaux personnages, et leur tâche consiste à rédiger une scène ( également pré-découpée ) dans la focalisation de l'un de ces personnages, à leur choix. Il n'y a donc rien à "inventer", mais la rédaction doit obéir aux contraintes spécifiques d'un scénario ( sans entrer dans la technique de la caméra, mais tout doit être visuel ou visualisable ) et de la focalisation ( ne pas sortir du " point de vue " du personnage choisi ). L'exercice prend beaucoup de temps, en raison des corrections et réécritures ( ils me soumettent une première version, je leur montre les éventuelles infractions , ils récrivent ) mais donne de bons, voire de très bons résultats. (notamment Sophie Bridier, Carine Chateau ). Beaucoup plus rapide d'exécution, en revanche, à ma surprise, l'exercice des permutations, qui me semblait plus compliqué. Inspiré de deux nouvelles de Cortazar ( Axolotl et La lointaine ),il consiste à imaginer une situation à deux personnages, dont les statuts ( biologique, social ...) sont foncièrement différents, puis à permuter les situations, en laissant au personnage qui était d'abord privilégié la conscience de ce qu'il a perdu . Il faudrait pouvoir citer tous les textes, chacun manifestant, par l'humour ou le pathétique, un intéressant effort pour saisir l'altérité de l'intérieur. Qu'il suffise d'en énumérer rapidement les motifs :
On passe au vote : Philippe Bost et Sophie Bridier sont premiers ex- aequo avec dix voix ( sur dix-sept ), suivis par Ariane Cavalot et Hikbal Moullan avec sept voix chacun. Petits extraits :
Ces textes, qu'il faudrait pouvoir tous citer - et que ce n'est pas le lieu d'analyser en détail - , ont en commun une réflexion sur l'exclusion, particulièrement sensible dans les textes de Chantal GRONDIN (sur la petite handicapée mentale ), de Marie-Reine DELPHINE ( sur la mendiante ), de Margarette GRONDIN ( sur le paria ). J'avais déjà donné à faire cet exercice en métropole, à des étudiants d'un cursus d'études cinématographiques, avec des résultats réussis mais le plus souvent ludiques, et rarement autant d'acuité .- Je constate aussi que cet exercice, pour un temps de rédaction plus court (deux à trois heures), avec une contrainte plus porteuse ( et pas de contrainte de code ), donne des résultats plus homogènes, et globalement meilleurs, que l'exercice de scénario, peut-être plus déroutant par son codage . Le troisième jour, après avoir exploité ( et éventuellement retravaillé) les permutations, on revient à un type de contrainte plus technique : l'homosyntaxisme. Il s'agit de composer un texte en suivant une certaine structure syntaxique, par exemple :
Après un temps de perplexité, et quelques flottements ( confusion entre Adverbe et Adjectif, conviction que " MOI " est un substantif, ce qui n'est même pas moralement défendable, etc.), on aboutit à des productions d'une réelle variété, ce qui les étonne . En voici deux échantillons :
La diversité des textes ainsi fabriqués, qui se vérifie sur l'ensemble du groupe , est la meilleure réponse à donner à qui croirait que la contrainte formelle aboutit à un " nivellement " ... Influence du texte d'Ariane, ou de la petite balade guidée par Margarette ( thermes, vivier à truites, forêt ,route de Bellouve ) ? Je me dis tout à coup que c'est un peu dommage de ne proposer que des exercices tous terrains, rodés certes en métropole, mais comme nous n'y sommes pas... Et j'improvise : écrivez un texte ( une page minimum ) pour présenter un aspect spécifique de votre île à quelqu'un qui ne la connaît pas du tout (moi). Ce peut être une recette de cuisine, une légende, une coutume que vous avez observée, un récit familial, une tradition ... seul est exclu le style " guide touristique ". La machine s'emballe : ils se mettent à gratter le papier comme des fous. Discutant entre eux (c'est permis et même recommandé), même s'ils rédigent individuellement ; et venant tour à tour me montrer leur résultat, avant la mise en commun générale. Suit une discussion , d'après les textes, avec un petit groupe : elles ont écrit sur les rites de fiançailles ( Jeanne, Cathy ) sur l'origine des noms de lieux ( Margarette ) sur la recette du cari Ti Jacques ( Marie- Reine ) sur la culture du géranium ( Annelyne ), elles chantent des chansons créoles, on parle cuisine, créole ... Le soir, l'une d'elles me montre des poèmes écrits longtemps avant le stage. A noter que ces poèmes ( et le bon contact qui a précédé ) sont sortis après le seul exercice où ils avaient eu l'occasion de m'apprendre quelque chose. A méditer. Etait-il possible de le proposer plus tôt, si j'y avais pensé ? C'est douteux : ils l'ont trouvé , en majorité ,beaucoup plus dur que les exercices à contrainte ( et c'est aussi mon avis ). D'autre part, si l'exercice leur a plu, il donne néanmoins des résultats plus pauvres que tout ce qui a précédé, moins inventifs, plus proches d'une écriture " informative ". Une exception, le poème de Carole :
Si je tire un bilan plutôt positif de cet exercice, c'est plus pour la dynamique qu'il a déclenchée que pour les textes produits eux-mêmes : sans doute aurait-il fallu que je propose une ou plusieurs contraintes formelles qui, croisées avec le "sujet", auraient permis aux stagiaires de décoller du modèle "rédaction" sur lequel , faute de mieux , ils ont été amenés à se calquer à nouveau, alors que tous les exercices précédents les invitaient à s'en démarquer et leur en donnaient les moyens. Pendant l'avant-dernière journée du stage, les travaux ont été volontairement diversifiés : tandis que certains terminaient leur "autobiographie imaginaire" que d'autres avaient déjà rendue ( tôt le matin et tard le soir, il y avait toujours quelques gratteurs de papier à la grande table de la salle commune ), les autres se livraient aux joies du tautogramme, du LSD , du S + 7 , de la chimère ou du téléphone. Quelques réalisations :
Ces textes formels , qui n'articulaient pas un message fondamentalement différent des exercices des premiers jours, avaient pour but essentiel de faire percevoir aux stagiaires l'extraordinaire variété des exercices " à contrainte ", et de leur montrer que le stage n'avait pu que leur en faire effleurer quelques-uns. Ce qui nous amène à la séance de synthèse et à l'évaluation. La synthèse devait d'abord être consacrée à la mise en commun des autobiographies imaginaires, l'exercice le plus ambitieux du stage, celui auquel ils avaient consacré en général le plus de temps. Cette mise en commun fait apparaître que nombre de participants, s'ils ont bien respecté la consigne de la variable ( lieu, temps, sexe et/ou registre ), ont fait un découpage trop restreint dans leur biographie. A quelques exceptions près, dont Cathy Valentin ( variable temps : une enfance à Florence au XIV ° siècle), Ariane Cavalot ( variable registre : la fille qui s'exile pour faire ses études et a peur de perdre son identité ) Françoise Hoyen-Aldrin ( variable lieu : la femme mariée à un Iranien )et Sophie Bridier ( variable registre : " le joueur de tambour ", poème ), la plupart ont choisi un épisode trop ponctuel pour être significatif, même si le texte est par ailleurs réussi (comme ceux de Michèle de Stadieu Noguier, Moto-stop, Carole Tambon,La mauvaise journée, ou Marie-Reine Delphine , La première communion). Une mention particulière pour le texte de David Anda, qui pour les deux-tiers semble une promenade assez conventionnelle de quelques garçons dans les hauts de Mafate, jusqu'à ce que, vers la fin, des coups de feu et la rencontre de chasseurs de marrons nous apprennent que le texte se situe avant 1848... et que les garçons sont noirs. L'effet de surprise, pendant la lecture à haute voix, a été total et visible, et les auditeurs ont proposé des améliorations, ou des interprétations, preuve de leur intérêt - preuve aussi que le message de l'atelier était passé : on peut travailler un texte, et tenir compte des suggestions des autres. L'évaluation a porté sur les points suivants : - les exercices, dont aucun n'était connu au départ, ont été perçus comme faciles ou en tout cas faisables ; la progression sur l'ensemble a été sentie par tout le groupe. - le rythme de travail , assez intense ( de l'ordre de huit heures par jour, sans parler des veillées pour certains ) , n'a pas fait l'objet de protestations, mais beaucoup ont regretté le manque de temps pour le travail personnel, et presque tous souhaitent poursuivre ce type de travail, non plus sous forme de stage, mais étalé dans le temps, par exemple sous la forme d'une U.V. intégrée dans le cursus ( comme cela se fait à l'Université d'Aix-en-Provence ). - demandes : une légère majorité aurait souhaité plus d'apports théoriques, et/ou bibliographiques ( 8 oui, 6 non ), tout en admettant que la visée du stage était avant tout pratique . - la vie du groupe : malgré quelques petits conflits, inévitables dans toute vie de groupe , l'unanimité s'est faite en faveur du principe d'un stage interné . Tout se passe dans un même lieu, on n'est pas dispersé ni sollicité par d'autres préoccupations ( particulièrement à Hell-Bourg !) Un signe que le groupe a conquis son existence : alors qu'au début, ceux qui attendaient une évaluation la demandaient en priorité à l'enseignant, à la fin du stage c'est l'évaluation du groupe ( notamment sous forme de " votes secrets " , mais pas exclusivement ) qui est le plus attendue . Cette évaluation par le groupe fait d'ailleurs l'objet d'une discussion intense lors de la dernière séance, certains mettant en cause l' "objectivité" des votes et estimant qu'y jouent des phénomènes de "clans", d'autres le récusant . On ne parvient pas à une motion de synthèse ... Mais si tout le monde est favorable à l'échange d'idées et à la discussion, quelques-uns soulignent qu'en dernier ressort, écrire se fait dans la solitude ( à noter que cette idée émane aussi bien de stagiaires très intégrés dans le groupe ). Le groupe décide de se revoir après le retour à Saint-Denis, de continuer le travail ébauché pendant ces quelques jours, discute de la possibilité de s'inscrire au second stage, des chances d'obtenir un enseignement d'écriture dans leur cursus ... L'avenir nous dira s'il y avait là autre chose que la volonté de " survie ", commune à tous les groupes , et si un projet réel , pour le groupe ou pour tel ou tel de ses membres , aura germé à cette occasion . N'en retiendraient-ils que l'idée d'une gymnastique mentale, aussi utile que l'autre, aussi " futile " pour qui la voit de l'extérieur , que ni eux ni moi n'aurions perdu notre temps. Anne
Roche ( Université de Provence I) |