Michel Séonnet / Une part de la vérité du monde

Véronique

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Du tee-shirt blanc comme deux muscles les avant-bras habitués à l'effort, au dur effort de terre, de campagne, d'animaux à nourrir tôt, même si ça fait longtemps, même s'ils n'en gardent qu'un souvenir d'enfant - leur douleur, leur dur effort c'était plus tard, après, effort de femme venue à la ville mais n'ayant rien de ce que donne la ville, les deux bras plongés très haut dans l'eau glacée du lavoir, les deux bras rougis d'eau vive mais il fallait marcher avant, et après, les bras se souviennent du panier lourd monté à pieds par la rue la plus raide de cette ville bâtie sur un promontoire où l'eau est donc toujours en bas, c'était il y a longtemps vous savez, elle dit il y a longtemps mais c'était hier, vingt-cinq ans tout au plus, c'étaient les langes du premier enfant, et le crayon semble se perdre entre les doigts de la main, comme trop forts les muscles à manier si fragile outil, à l'arrêter au saut de chaque mot, ou même à chaque lettre, s'efforçant pourtant, à contre-muscles pourrait-on dire, à ajouter délicatement aux mots un autre mot, lenteur, ferveur presque (Oh là j'en peux plus, et elle s'essuie le front, en nage, les deux bras battant l'air, écartant d'invisibles présences, remettant en place le chignon), à contre-emploi les mots et leur délicatesse n'était le papillon à silhouette bleue tatoué sur le bras gauche : elle en rit, ne dit rien, n'explique rien, les remet là sur la table (le bras, le papillon), empoignant les deux bords, elle posée au coin comme sur une chaise invisible, légère de tout son poids, de son volume, tirant des deux côtés comme à vouloir la table fichée en elle, enfouie presque, le coin disparu maintenant entre les plis du corps que le tee-shirt blanc ne fait qu'envelopper. Elle écrit. La table est immense mais elle l'apaise en elle, comme tous ces enfants qui pour pousser un cri ont éventré ce ventre, en ont marqué les plis, stries d'arbres année après année, tout son aubier dehors cette femme écarlate, tout son aubier à lire, à déchiffrer, ânonnant les naissances et les morts, morts avant de naître,morts à peine nés, tout un corps d'arbre aux plis de lourde mémoire, et s'offrant comme ça, sans rien cacher, à peine fière quand elle laisse glisser le mot de "courage", il en faut du courage, à peine usée de tant de blessures répétées, de blessures pour la vie, de blessures pour rien, elle dit maintenant c'est fini, j'en fais plus, et je revois près d'elle la blondeur pâle de la petite dernière venue voir maman qui écrit, maman debout de tant d'histoires à lire sur ce corps que l'on voudrait voir nu pour ne rien perdre de sa mémoire, oui à lire en elle comme à l'appui d'un tronc coupé. Je lui dit : Vous avez vu, dans ce que vous écrivez, toutes les deux lignes il y a le mot enfant. Oh les enfants ! Et elle se pousse en arrière à presque basculer. J'en ai fait onze. Il m'en reste huit. Et elle détourne la tête comme à se méfier de trop toucher l'intime. Elle préfère dire qu'elle sait faire le pain, les pâtés comme à la campagne, mais que écrire, ça elle a du mal, c'est pas mon truc, et elle s'applique, malgré tout, cherchant comment peut bien s'écrire ce mot qu'elle a en tête : émerveillés, les enfants bien sûr, et les yeux bleus pétillent au fond de leurs orbites, très au fond, encaissés, les yeux tirent vers eux les deux coins de la bouche, jusqu'au sourire, au rire, au fou-rire dans lequel elle se perd entraînant avec elle...