Du tee-shirt blanc comme deux
muscles les avant-bras habitués à l'effort, au
dur effort de terre, de campagne, d'animaux à nourrir
tôt, même si ça fait longtemps,
même s'ils n'en gardent qu'un souvenir d'enfant - leur
douleur, leur dur effort c'était plus tard,
après, effort de femme venue à la ville mais
n'ayant rien de ce que donne la ville, les deux bras
plongés très haut dans l'eau glacée du
lavoir, les deux bras rougis d'eau vive mais il fallait
marcher avant, et après, les bras se souviennent du
panier lourd monté à pieds par la rue la plus
raide de cette ville bâtie sur un promontoire
où l'eau est donc toujours en bas, c'était il
y a longtemps vous savez, elle dit il y a longtemps mais
c'était hier, vingt-cinq ans tout au plus,
c'étaient les langes du premier enfant, et le crayon
semble se perdre entre les doigts de la main, comme trop
forts les muscles à manier si fragile outil, à
l'arrêter au saut de chaque mot, ou même
à chaque lettre, s'efforçant pourtant,
à contre-muscles pourrait-on dire, à ajouter
délicatement aux mots un autre mot, lenteur, ferveur
presque (Oh là j'en peux plus, et elle s'essuie le
front, en nage, les deux bras battant l'air, écartant
d'invisibles présences, remettant en place le
chignon), à contre-emploi les mots et leur
délicatesse n'était le papillon à
silhouette bleue tatoué sur le bras gauche : elle en
rit, ne dit rien, n'explique rien, les remet là sur
la table (le bras, le papillon), empoignant les deux bords,
elle posée au coin comme sur une chaise invisible,
légère de tout son poids, de son volume,
tirant des deux côtés comme à vouloir la
table fichée en elle, enfouie presque, le coin
disparu maintenant entre les plis du corps que le tee-shirt
blanc ne fait qu'envelopper. Elle écrit. La table est
immense mais elle l'apaise en elle, comme tous ces enfants
qui pour pousser un cri ont éventré ce ventre,
en ont marqué les plis, stries d'arbres année
après année, tout son aubier dehors cette
femme écarlate, tout son aubier à lire,
à déchiffrer, ânonnant les naissances et
les morts, morts avant de naître,morts à peine
nés, tout un corps d'arbre aux plis de lourde
mémoire, et s'offrant comme ça, sans rien
cacher, à peine fière quand elle laisse
glisser le mot de "courage", il en faut du courage, à
peine usée de tant de blessures
répétées, de blessures pour la vie, de
blessures pour rien, elle dit maintenant c'est fini, j'en
fais plus, et je revois près d'elle la blondeur
pâle de la petite dernière venue voir maman qui
écrit, maman debout de tant d'histoires à lire
sur ce corps que l'on voudrait voir nu pour ne rien perdre
de sa mémoire, oui à lire en elle comme
à l'appui d'un tronc coupé. Je lui dit : Vous
avez vu, dans ce que vous écrivez, toutes les deux
lignes il y a le mot enfant. Oh les enfants ! Et elle se
pousse en arrière à presque basculer. J'en ai
fait onze. Il m'en reste huit. Et elle détourne la
tête comme à se méfier de trop toucher
l'intime. Elle préfère dire qu'elle sait faire
le pain, les pâtés comme à la campagne,
mais que écrire, ça elle a du mal, c'est pas
mon truc, et elle s'applique, malgré tout, cherchant
comment peut bien s'écrire ce mot qu'elle a en
tête : émerveillés, les enfants bien
sûr, et les yeux bleus pétillent au fond de
leurs orbites, très au fond, encaissés, les
yeux tirent vers eux les deux coins de la bouche, jusqu'au
sourire, au rire, au fou-rire dans lequel elle se perd
entraînant avec elle...