Michel Séonnet / Une part de la vérité du monde

Michel Séonnet a publié entre autres chez Verdier, et collabore avec La Parole Errante d'Armand Gatti. De Michel Séonnet, voir sur ce site Faire parler le feu et Les damnés sont de retour.

CAF de Chaumont, un après-midi, des femmes écrivent - un texte d'Alberto Giacometti sert de partage - la notion de visage - et comment l'atelier d'écriture peut retrospectivement traverser l'écrivain, comment ses propres visages de mots reviennent aux mots des autres en se laissant lui-même traverser par le même arbitraire qu'il leur impose, et plus du tout la possibilité même d'écrire ailleurs, autrement, hors d'eux : est-ce comme cela, Michel, qu'il faut présenter ton texte?

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femmes à la table d'écriture / visages d'Alberto Giacometti / huit visages de mots

Femmes à la table d'écriture...

Assises si sagement autour de cette grande table, silencieuses, appliquées, retrouvant au fin fond d'une mémoire d'école les gestes, la position (à moins qu'il leur ait fallu repousser au plus loin cette mémoire douloureuse - échecs, incompréhension, désir toujours de fuir- pour venir s'installer ainsi, telles que je les vois), dans cette salle où d'habitude elles font de la couture puisqu'il faut bien faire quelque chose, où elles réapprennent les gestes simples de la mulier domestica au milieu desquels plusieurs d'entre elles sombrent quotidiennement, qu'elles fuient, et qui sont pourtant leur unique univers puisque sans travail, mères souvent de nombreux enfants, il leur faut bien faire face à tout cela, à tout cela aussi, dans le manque d'argent chronique, dans l'inquiétude de l'aide suspendue, de l'allocation interrompue, dans l'obligation bien souvent de recevoir en dons nourriture et vêtements, elles, ces femmes, dont l'état se suffirait d'un seul mot (pauvreté), mot qui aurait au moins l'avantage de la dignité mais qu'elles n'accepteraient qu'en le faisant suivre du toujours même amendement, de cette sorte de contre-point qu'elles ont dit une fois mais lui donnant valeur définitive : Vous savez, il y a plus malheureux que nous, ceci prononcé comme une évidence, non par excès de pudeur, pas même pour faire obstacle au danger d'apitoiement, mais simplement, par expérience personnelle, parce qu'elles ont connu pire, parce qu'il y a autour d'elles, oui, des bien plus malheureux, qui n'ont pas l'aide de ce Centre lorsque le temps devient trop dur, ce Centre où depuis plusieurs mois, plusieurs après-midi par mois, elles viennent s'asseoir simplement pour écrire.

 

Je les regarde. Elles ont créé leur propre lumière. L'espace est comme tendu par leur effort d'écrire, tout à la fois tendu et apaisé, l'air de la salle rendu épais par la consistance même du silence qu'elles imposent, l'attention ayant pris densité. Et c'est de ce fond là qu'elles émergent, portées. Si portraire, c'est faire émerger, alors c'est bien cela qu'il faudrait être capable de saisir. Ces femmes mises en avant sur ce fond de silence et d'effort. Il faudrait être d'une extrême rigueur, surtout pas de candeur, pas de naïveté, se méfier du suggestif, les saisir au contraire d'un mouvement entier de face, comme à dire une pierre, un rocher, éclats de schistes piqués dans le granit, s'enhardir mais de front comme à saisir d'un arbre le surgissement d'écorce, complexe, rugueux, dire le tanné, le gercé, l'éclat couperosé sur la joue qui sourit, dire dans la rudesse du difficile à dire : ces femmes.

 

D'elles je ne sais rien, sinon ce qu'elles ont dit, sinon ce qu'elles ont écrit au fil des mois. Je ne sais guère plus que ce que je vois, là, ces huit femmes aussi têtues à accoucher de mots qu'à faire ces enfants qui sont leur seule richesse.

 

A leur manière irréductible, une part de la vérité du monde.

 

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Alberto Giacometti

1 - Pourquoi est-ce que j'ai besoin, oui, le besoin, de peindre des visages ? Pourquoi est-ce que je suis...comment est-ce qu'on peut dire ?... presque halluciné par les visages des gens, et cela depuis toujours?... Comme un signe inconnu, comme s'il y avait quelque chose à voir qu'on ne voit pas au premier coup d'oeil ? Pourquoi ?

2 - Ces sculptures égyptiennes sont tout de même loin d'avoir la splendeur de votre visage que je vois en ce moment. Si je peins votre visage, cela veut dire faire le premier pas dans le monde inconnu que personne n'a tenté d'explorer.

3- L'art m'intéresse beaucoup, mais la vérité m'intéresse infiniment plus.

4- Auprès de votre visage, même le portait par Franz Hals, même celui par Rembrandt ne sont que des images drôles.

5 - Et l'aventure, la grande aventure, c'est de voir surgir quelque chose d'inconnu chaque jour, dans le même visage, c'est plus grand que tous les voyages autour du monde.

6 - Dans le vivant il n'y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c'est son regard.

Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, 1990

 

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