Mais on sent si fragile ce corps
d'herbe aride penché sur ses cahiers, trois cahiers,
elle a trois cahiers bleus où elle recopie tout, les
textes que je leur donne, un catalogue d'exposition,
où elle écrit aussi, chez elle, le
récit d'une sortie du groupe, et ici, à cette
table, ces bouts de phrases qu'elle cherche en elle : tout
cela appliqué sur les lignes bleu pâle, bien
droit, mais les mots estropiés comme venus d'une
autre langue qui pourtant serait celle que nous avons en
commun, conflit d'écrire, de prononcer, l'écho
d'une bataille devant laquelle elle ne veut pas baisser les
bras que l'on devine frêles, chétifs, à
très peu de ne pas être, d'être
emportés au vent, mais tenant pourtant, petit corps
de lichens habitué à tenir aux plus
extrêmes intempéries, s'étant bâti
de ça, de cette résistance, de savoir
qu'arraché du rocher, de la branche, c'est la mort
qui viendrait, alors luttant de toute sa faiblesse :
lécanore, parmélie, orseille, tout un chant
botanique, et ses couleurs, et sa force de plantes à
s'adapter au pire, sa vocation à prendre forme et
corps à mesure du danger, du support, de la planche
d'appui, comme là ces cahiers, bleus, trois cahiers
bleus qu'elle remplit alternativement, femme poussée
dans un hasard de ruine, au rebord d'une fenêtre, au
creux cassé d'un trottoir, plante vivace que l'on dit
simple, pour qui ce mot vaut dignité, marque de la
lutte menée au jour le jour dès la naissance,
à peine née, la bataille des mots
commençant avant même qu'elle en eût
conscience, sa bataille de sept ans, elle qui née
sans palais fut greffée, plastiquée,
construite par petits bouts mais pas jusqu'au bout puisque,
à l'âge adulte, manquait l'argent
nécessaire à l'implantation définitive.
C'est peut-être cela qui lui donne cet air d'enfant
petite fille, pas seulement sa taille, sa silhouette, pas
seulement ses cheveux laissés libres sans coupe, mais
cet empêchement du visage à acquérir sa
forme adulte - comme si tout le corps avait sacrifié
à la même injonction, comme si le lichen
sauvage avait compris que la survie était à ce
prix : ce visage d'enfant maintenant vieilli d'être
devenu mère, grand-mère, personnage d'une rue
à la réputation toute faite, Chicago, ma rue
c'est Chicago, même si c'est un Chicago à la
petite mesure de cette petite ville, n'empêche c'est
Chicago, et devenant Chicago à peine de le dire comme
ces lieux toujours ont besoin d'un surnom, nom de bande,
autre nom, nom collé par ceux qui n'en sont pas, puis
accepté, revendiqué par ceux qui y vivent,
comme elle, posée là, à écrire
dans sa langue qui est la nôtre aussi des pages
entières à décrypter : les mots lichens
aussi adhérant au cahier, à ses lignes
d'école, comme sa bouche à elle, son sourire
petite fille, mais se prenant parfois d'une violence de lame
quand le danger semble trop proche, quand elle...