Michel Séonnet / Une part de la vérité du monde

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Mais on sent si fragile ce corps d'herbe aride penché sur ses cahiers, trois cahiers, elle a trois cahiers bleus où elle recopie tout, les textes que je leur donne, un catalogue d'exposition, où elle écrit aussi, chez elle, le récit d'une sortie du groupe, et ici, à cette table, ces bouts de phrases qu'elle cherche en elle : tout cela appliqué sur les lignes bleu pâle, bien droit, mais les mots estropiés comme venus d'une autre langue qui pourtant serait celle que nous avons en commun, conflit d'écrire, de prononcer, l'écho d'une bataille devant laquelle elle ne veut pas baisser les bras que l'on devine frêles, chétifs, à très peu de ne pas être, d'être emportés au vent, mais tenant pourtant, petit corps de lichens habitué à tenir aux plus extrêmes intempéries, s'étant bâti de ça, de cette résistance, de savoir qu'arraché du rocher, de la branche, c'est la mort qui viendrait, alors luttant de toute sa faiblesse : lécanore, parmélie, orseille, tout un chant botanique, et ses couleurs, et sa force de plantes à s'adapter au pire, sa vocation à prendre forme et corps à mesure du danger, du support, de la planche d'appui, comme là ces cahiers, bleus, trois cahiers bleus qu'elle remplit alternativement, femme poussée dans un hasard de ruine, au rebord d'une fenêtre, au creux cassé d'un trottoir, plante vivace que l'on dit simple, pour qui ce mot vaut dignité, marque de la lutte menée au jour le jour dès la naissance, à peine née, la bataille des mots commençant avant même qu'elle en eût conscience, sa bataille de sept ans, elle qui née sans palais fut greffée, plastiquée, construite par petits bouts mais pas jusqu'au bout puisque, à l'âge adulte, manquait l'argent nécessaire à l'implantation définitive. C'est peut-être cela qui lui donne cet air d'enfant petite fille, pas seulement sa taille, sa silhouette, pas seulement ses cheveux laissés libres sans coupe, mais cet empêchement du visage à acquérir sa forme adulte - comme si tout le corps avait sacrifié à la même injonction, comme si le lichen sauvage avait compris que la survie était à ce prix : ce visage d'enfant maintenant vieilli d'être devenu mère, grand-mère, personnage d'une rue à la réputation toute faite, Chicago, ma rue c'est Chicago, même si c'est un Chicago à la petite mesure de cette petite ville, n'empêche c'est Chicago, et devenant Chicago à peine de le dire comme ces lieux toujours ont besoin d'un surnom, nom de bande, autre nom, nom collé par ceux qui n'en sont pas, puis accepté, revendiqué par ceux qui y vivent, comme elle, posée là, à écrire dans sa langue qui est la nôtre aussi des pages entières à décrypter : les mots lichens aussi adhérant au cahier, à ses lignes d'école, comme sa bouche à elle, son sourire petite fille, mais se prenant parfois d'une violence de lame quand le danger semble trop proche, quand elle...