Michel Séonnet / Une part de la vérité du monde

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A la fois cette force, cette solidité rude, cette présence de poutres à peine dégauchies, brutes, à peine coupées les branches, le bois est là comme on a pu, vite, sans fignoler, sans s'attarder, bois dur taillé à même la forêt, on aurait pu en faire un toit de grange, on en a fait une femme, elle, tout ce poutrage faisant épaules, dos, et puis là dessus les deux bras d'un blouson un peu court. Le bois a travaillé, il a pris arrondi dans l'épreuve de pluie, de vent, ce corps grand exposé, subissant, et s'efforçant de faire front, on dit plier l'échine mais c'est devenir voûte, la charpente arquée, le bois plié d'effort, sachant (mais d'où sait-elle) l'incroyable puissance des pierres soudant leurs faiblesses en voûte et transformant le poids en cette ampleur de grotte, bergerie, chapelle, ainsi depuis longtemps les murs tiennent au dessus des têtes, et on se dit justement : ça tient, on s'en étonne, comme elle dans son blouson retenue par le haut, par cette arcure des épaules à laquelle tout le reste du corps semble suspendu ( arcure, oui, puisqu'on le dit aussi de cette opération qui consiste à courber une branche pour la faire fructifier), d'où cette marche haute et lourde, cette manière d'être empêtrée dans sa propre hauteur, cette manière de s'y mettre à l'abri, d'où cette haute marche de catcheur si légère d'en bas, comme à aller sur les pointes.

Car plus haut c'est la tête, levée la tête, refusant de céder à l'arrondi d'usure, au vers-le-bas de la charpente, comme à toujours vouloir regarder par dessus (par dessus le mur, par dessus la voûte), la tête haut perchée quand le corps voudrait se cacher, clocher, vigie, résistant à l'attrait des épaules mais sachant bien pourtant que sans elles les yeux ne seraient pas si haut, sans ce toit de bataille, sans ce rempart, il n'y aurait pas là haut comme un drapeau concluant la toiture ce regard d'étonnement, cette curiosité des yeux derrière les lunettes, cette capacité à accueillir ce qu'elle ne connait pas. Bien sûr elle n'y court pas, la charpente est trop lourde, elle mesure le risque à l'encombrant du corps, mais si ça vient, alors bonheur (elle le dit : oh ça c'est bien), reconnaissance (on a de le chance), elle le reçoit avec gourmandise comme là elle écrit, rajoutant, continuant, inventant la chaleur autour d'une cheminée, flammes, feu, braise, et la famille autour, et le bonheur, et les montants solides aussi charpentés qu'elle curieuse de savoir. On fera quoi après ? Et même quand pour partir elle tire à deux mains le bonnet de grosse laine, quand elle impose à sa tête comme une autre charpente, un arrondi, un casque presque, épaules et crâne alors comme deux courbes, double rempart, double système de défense, reste là haut l'étonnement des yeux (les lunettes leur suffisent et avec ça ils voient)...