c.c.C.C. (clavier, cannibale, Christophe, Claro)
Que ça circule. François Bon avait initialement suggéré, dans son article du tiers-livre consacré, début mars (et modifié depuis, comme quoi ça bouge internet) à ce livre de Claro, forme d’essai mélangé plutôt que thèse sur la traduction : il faudrait, disait-il en substance, tous en mettre un bout en ligne. Et créer une communauté Claro, en somme. Que ça circule.
Le livre alors j’ai commencé par aller l’acheter (comme quoi eh : ça circule. Et c’est ainsi pour tous les usages partagés, la circulation d’infos via web, écrits et sons c’est pareil, ne cesse de nous faire pousser encore les portes des libraires, a contrario de ce que voudrait nous faire avaler l’indigence Hadopie).
Le livre de Claro est saisissant, vivifiant, et puis vivant. Le livre, ses propos alertes et tournoyants (on n’en attendait pas moins du traducteur de Pynchon) ne nous déçoivent pas. On s’en régale, on pétille presque au contact de cette joueuse intelligence, qu’on aimerait contagieuse. Et l’on s’amuse qu’il ait le même titre que son blog, teinté de douce auto-ironie, renversement de la figure du bourreau de travail – Claro est de ces traducteurs écrivains, forcément écrivains, on pense à Markowicz dans un tout autre genre, à l’appétit gigantesque, chaque texte faisant question qui creuse encore la question précédente.
Et puis au fil d’une conversation avec Jean-Pascal Dubost, à propos d’une certaine spectacularisation parfois forcenée de la lecture publique (dont le Printemps des poètes récent fut des fois symptomatique), conversation dont vous pouvez trouver trace ici,
m’est tombé sur le coin de, dont je vous laisse une trace, histoire d’en profiter et de vous faire aussi pousser la porte pour acquérir l’objet (superbement maquetté, par ailleurs), me fut donné à lire dans ce livre de Claro, ceci, euphorique, tonitruant et plein d’amour pour les livres, leur contenu, leurs auteurs – et l’amour exclut l’hommage pompeux, le compassé. Ceci qu’on vous livre passant, pour ce que ça dit de cet amour immense, et tout simplement, aussi, pour enfoncer le bon clou. Que ça circule :
Assurément, l’écrivain n’est pas à coup sûr son meilleur lecteur. Il lit contre lui même, s’interrompt inopinément, se connaît trop bien, trop mal. Trop humain. Mais je n’écoute pas Camus, Céline, Deleuze, Apollinaire, Burroughs etc. pour savoir s’ils lisent bien. Je n’espère pas des vocalises, je ne guette pas des trilles. Je n’ai que faire du ton juste, du phrasé, du respect du texte. Il existe un enregistrement fait par Artaud de Pour en finir avec le jugement de Dieu. Ce n’est pas franchement la Comédie- Française. C’est un cauchemar. C’est le dépeçage de nos illusions. Regardez les photos d’Artaud : jeune, attifé en Marat sous l’œil d’Abel Gance ; puis émacié à la sortie de Rodez, photographié par Denise Colomb ; écoutez alors sa voix commanditée par la Radiodiffusion française, et vite censurée : elle ne disparaîtra plus jamais du texte qui repose sur vos étagères. Elle engorge chaque syllabe. Fécale, furieuse, facétieuse. Prenez Deleuze. Vous l’avez lu, mais vous étiez trop jeunes pour fumer pendant ses cours à Vincennes. Écoutez-le. Servez-vous de l’oreille pour toucher la corde vocale, de la corde vocale pour faire vibrer le devenir. Ce n’est pas le petit grain de voix névrotique de Barthes, ce n’est pas le timbre policé et armé de Foucault, ce n’est pas l’ire stratégique de Sartre, ce n’est pas la faconde navrée d’Apollinaire. Deleuze, c’est encore autre chose : une voix faite de plis, de fractales, de fuites. Burroughs mitraille en sourdine ses nasales létales : mélopée du virus. Céline cabotine comme un sociétaire-concierge : dépité, revêche, forcené. Guyotat défriche / défie tout balbutiement : sévère, entier, ailleurs. Ezra Pound : Homère brûlé d’abjection et de sapience. Allen Ginsberg : debout, nu, rescapé. Cervantès ? Cherchez. Toutes ces voix existent. Elles sont exceptionnelles. Elles sont la traduction fidèle et trahie des corps qui ne meurent pas. Des voix qui mordent.
(Claro, in Clavier Cannibale, inculte essais, mars 2009.