Auxeméry / "Se lire monde..."

 

auteurs contemporains

Auxeméry sur Artaud, un poème inédit

à l'occasion de la parution de Codex chez Flammarion, un texte inédit d'Auxeméry, "Roman" autour de la figure d'Antonin Artaud et une étude de Laurent Margantin sur Codex –
on rappelle que Laurent Margantin anime le site D'autres Espaces
et que sur Artaud remue.net présente aussi un texte important de Bernard Noël

Auxeméry, l'accomplissement
à propos de Codex, par François Bon, janvier 2002

un autre texte inédit d'Auxeméry
Les aphorismes du pire (2000 - 2001)

liens Auxeméry

sur D'autres Espaces, deux extraits de Codex, une étude d'Auxeméry sur Ezra Pound, plus une traduction d'Eliott Weinberger

sur le site Flammarion, une présentation de Codex

bibliographie complète d'Auxeméry sur le site de l'Office du Livre en Poitou-Charente

Né en 1947, Auxeméry a passé une partie de sa vie en Afrique, avant de revenir se fixer au bord de l’Atlantique. Il continue de parcourir le monde (et les méandres de sa bibliothèque). Il a traduit de nombreux poètes américains (Olson, Reznikoff, Pound, H. D….) et publié plusieurs ouvrages, dont un Catulle (chez Tristram) et l’année dernière un récit : Les actes d’Hélène, chez Ulysse fin de siècle. Son précédent recueil : Parafe – qui rassemblait l’essentiel de ses poèmes – est paru en 1994 dans la collection Poésie/Flammarion.

autre version de la bio Auxeméry :
«Né en 1947. Vit au bord de l’Atlantique. Voyage. Mourra.»
(sur page Office du Livre Poitou-Charente)

"SE LIRE MONDE", par Laurent Margantin

 

 

Comme l´écriture, l´épreuve du voyage peut être déchiffrement de soi et du réel. Le nomadisme poétique d´Auxeméry s´inscrit dans un projet d´exploration de la conscience où les images deviennent signes, signes qui génèrent un monde appelé à survivre au poète et à transformer sa disparition en accomplissement. Dans son précédent recueil, Parafe , la question de la signature était au cœur de la démarche poétique de l´auteur. Il s´agissait de rassembler les signes du monde à travers une longue dérive, et aussi de recueillir les différentes figures de la conscience que le voyage modèle et ne cesse de reprendre. Tout au long de cette traversée, la signature se démultipliait, prise dans le flot des voix rencontrées ou entendues en soi. Le dehors et le dedans communiquaient, voire fusionnaient, emportés ensemble dans une dispersion infinie que même la mort ne pouvait interrompre, car le poème devait subsister et prendre de nouvelles formes dans l´esprit du lecteur à venir.

Codex continue cette quête de la signature infinie, en reprenant et en approfondissant plusieurs voies empruntées quelques années plus tôt. Certains paysages des années africaines réapparaissent, mais avec une intensité supérieure. Une série de rythmes commande l´écriture d´Auxeméry, et ici on songe à la phrase de Novalis, affirmant que " si on a perdu le rythme, alors on a perdu le monde ". Il s´agit de ne pas perdre le monde, dans sa prolifération aberrante, dans ce qu´Auxeméry appelle son " horrible beauté ", prolifération et beauté que l´esprit humain peut tenter d´égaler. Hommage est rendu au jazz, référence musicale de cette partition poétique faite de mots frappés et rythmés comme des notes, car il permet de " discerner / où mène toute forme possible, forme / enchaînée, ligne multiple, infiniment / multiple, infinitivement multipliée ". Les musiciens de jazz comme les poètes savent que les signes ne sont pas fixes, qu´ils sont sujets à variation, à reprise infinie, et que la musique comme la poésie est alimentée par la conscience du multiple et par une soif de déchiffrer l´âme dans la diversité de ses formes, de ses états, de ses mouvements.

Parmi les plus beaux poèmes du recueil, on reconnaîtra la piste de " Namib ", suite où il est question de découvrir la " ligne de sens des corps appliqués / à la lecture des accidents du monde ", où l´auteur s´enfonce jusque dans le devenir animal (Namutoni), métamorphose obligée si l´on veut saisir ce point obscur de la conscience où l´esprit n´est plus reflet des choses, mais devient " très réel ", capable de déchiffrer les traces du monde partout disséminées. Animalité première qui est foyer de signes comme dans les grottes de Lascaux, et de laquelle la poésie a plus à apprendre que de toutes les poétiques en vogue.

Ces traces constituent un monde de signes ignorés qu´Auxeméry qualifie avec ironie de " détritus ". Ce sont les " galets sans âge sur le sol ", les " algues ancrées au large ", c´est le quartz, " soumis aux cycles des humeurs et du vent et de la mer ", - tout un monde instable et fluctuant, le sol sur lequel l´homme marche sans le lire...

Codex est un seul long poème où la pensée se retourne, se replie sur elle-même tout en s´ouvrant aux choses dans un mouvement complexe. Orphée y apparaît à plusieurs reprises, figure du célébrant qui, pour accéder à la beauté des choses et la dire, se tourne vers la " chambre noire la matrice de bois / incurvée vers la face de l´être ", affrontant ce fond sombre de l´homme qui finit par se confondre avec la matière du monde. Orphée est le maître d´un lyrisme qui ne célèbre le moi que dans sa naissance au réel, naissance qui est aussi, dans l´aveuglement, disparition. Reste le codex, achevé, c´est-à-dire " livre en flammes ".

Laurent Margantin

ROMAN
© Auxeméry - texte inédit

Les romans sont trop longs.
Louis Scutenaire

–1 –

Bien entendu André Breton était au Havre
pour délivrer Artaud des griffes de la maréchaussée
venue cueillir Artaud au débarqué d’Irlande
mais il ne l’a jamais su, André Breton
n’a jamais su que son corps était double,
il ne s’est jamais vu jouant
dans le théâtre mental d'Artaud
et Artaud a beau jeu, lui
c’est une façon de parler
de n’en rien croire & de tenir à sa version des faits
car c’est évidemment la seule possible & vraie
et Breton dans cette affaire
est semblable au délicieux instituteur de son enfance
dont il nous entretient au détour
d’une chiche confidence,
il est là où il faut, naïvement
persuadé de n’y être pas
alors que tout le désigne comme
la pierre angulaire de l’édifice
présent-absent des lieux où l’être se révèle à soi
sans oser l'affirmer, comme Artaud le fait, lui
ni s’en convaincre lui-même, car
il a peur que son propre corps l’ait trahi
et se soit trouvé en de graves circonstances
loin de sa propre conscience, et au lieu de laisser
son corps vivre dans l’extrême conscience
d’Antonin Artaud,
il s’applique à ratiociner & à instruire de la réalité
celui qu’il considère comme un possédé
et c’est bien ce qu’était Artaud – possédé,
instruit du peu de poids de la réalité
& très au fait de ce qu’il faut entendre
par le réel vrai
et Breton
qui très jeune avait le don
de se laisser prendre au charme d’un arc-en-ciel
mourant-naissant au milieu d’un champ de ruines,
il aurait dû coller à la version d’Artaud, c’était
de l’ordre de l’indiscutable, cette échauffourée
où il s’était conduit en double chevaleresque
contre les représentants de l’ordre des choses immondes,
et pour tout dire, lui la merveille,
lui l’arc-en-ciel & le preux
il aurait parfaitement pu se voir là en vérité
dans la conscience en ruine d’Artaud
dans l’aigu de la conscience du possédé,
et Breton n’a pas su lire
l’ironie d’Artaud à l’adresse de l’ordre
de la farce sociale ritualisée
dans laquelle les rôles sont distribués
pour la consommation des désastres intimes
et Breton s’était pourtant vu attribuer
par le metteur en scène Artaud
le beau rôle
et le spectacle lui a déplu :
Breton s’est ingénié à cautériser la plaie d’Artaud
avec une presque pitié
elle-même très pitoyable
alors qu’il s’agissait de se cathariser
à l’exemple d'Artaud
qui sur ce point en savait tout de même un bout,
lui qui était entré de force dans la grande nuit de l’asile
& avait subi l’immonde bluff à la guérison,
Artaud n’avait certes pas besoin d’être guéri,
n’ayant jamais vécu que pour guérir
sans illusion sur l’état des choses
& par l’effet d’une violence
opposée
à celle dont il avait été l’objet
durant des années,
guérir une société
où les rôles sont distribués
entre des maîtres vils & des esclaves subornés
de façon à pervertir l’ordre du jour & de la nuit,
et la présence au monde des corps & des esprits.
Bien entendu nos doubles nous oublient,
la mise en scène les ennuie.


2

–C'est le dernier shaman, dit Eshleman
et certainement Artaud
y est allé voir
de façon beaucoup plus organique
et révulsée-révulsante
que Breton, dont Artaud ne méconnaît pas
les vertus de voyant des choses
mais avec l’ironie des possédés véritables
et Breton était sans aucun doute prisonnier
de cette rhétorique
dont la syntaxe correspond
au génie de la langue classique, apprêté & poli
où l’état des choses & l’état du moi
se doivent de s’ajuster à la réalité policière de l’état
dont le dieu

dans l’échange social
ritualisé
où la foi commune
joue le rôle de monnaie
entre les âmes & les êtres,
est le garant, & interdit
toute contrefaçon
et donc Breton représente
la face explicite
& clairement & rhétoriquement explicitée
& finalement admissible
de la valeur fiduciaire de la monnaie poétique
(j’écris en ce moment dans le métro
entre La Monnaie & Pont au Change,
et puis sorti de la bouche du métro
vais m’asseoir sur un banc
pour continuer à écrire,
au pied de la Tour Saint-Jacques
entourée de baraques de travaux,
car on creuse la ville entre les Halles
& Gare de Lyon – on creuse le ventre
de la ville, et ça parle, là-dessous
dans les tripes de la Cité)
tandis qu’Artaud
tombe pile
en refusant le beau
de la syntaxe, qui lui vient naturellement
comme à Breton
et sortir de la syntaxe démonstrative
pour se livrer à un jeu plus engageant
avec le réel
que les tentatives de coïncidence aidée
dont Breton était friand
et contraindre
rythmiquement le réel
à coïncider
avec la minute des états de son corps
– voilà la partition que jouait Artaud
et c’était faire coïncider
bien plus que le désir diffus des choses
avec la conscience
toujours suspecte de se donner sans contrepartie
à la confiance illusoire de la rationalité,
c’était mettre l’œil dans la bouche,
l’œil anal de Dieu
qui perce les entrailles de la ville
où les êtres se reproduisent & commercent
et qui inspecte les organes des corps
et de la bouche au cul
traverse les consciences
et tient la seule réalité
à la manière dont un organisme policier
tient la bonne marche des choses en société
et parler, comme voir, comme chier le réel
dans la douleur d’une conscience exacerbée
par la déperdition constante d'être
que suppose un tel exercice
de concordance
entre les minutes des états d’un corps
& la peu probable,
en permanence peu probable réalité
toujours traversée des paroles de la farce divine
& de l’échange ritualisé codifié rationalisé,
voir en parler en chier
c’est en effet le propre du shaman
mais il faut corriger cette proposition
par l’ironie des situations
& me voilà en train d’écrire
devant les palissades municipales
qui entourent les baraquements
au pied de la Tour Saint-Jacques,
le manège jette au ciel des grappes
de rires enfantins, et la bouche du métro
vomit son lot de somnambules,
et je ne suis pas à l’évidence possédé
au point où l’était Artaud
dont je vois dans ma mémoire une photographie
où il se tient assis sur un banc
le béret vissé sur le crâne
et penché vers un vide
en position de déféquer peut-être
car la main qui se porte sur les reins d'Artaud
est-elle là pour voir ou torcher,
voir si le démon qui le possède n’est pas
en train de lui jouer un tour dans le dos
et de le jouer, de le contrefaire,
de contrefaire le corps penché d'Artaud
et d’effacer dans le dos d'Artaud
le toujours peu certain
réel à naître
et d’organiser une fuite,
un écoulement obscène
dans le trou d’être
sur lequel se penche le corps d’Artaud?

1993