Les aphorismes du pire
© Auxeméry - texte inédit
Les aphorismes du pire sont des preuves de goût.
Nous cultivons lirrémédiable.
Lobscénité même, dabord.
Un sexe offert, au centre de licône.
Un signe, seulement. Vide. Béance, cri sans cri.
Mais le galop de la bête, au pied de limmense tombeau ; mais
la corne de lanimal, dont la substance passe pour déterminer
léveil du désir et sa perpétuation ; mais le
ridicule de corps nus et naïfs, fixés par lobjectif,
et le fixant
Et cette sève noire quon devine dans larbre, qui monte
vers un ciel de feu, ces rameaux et ces branches qui poussent et pénètrent
loutre vide dun ciel brûlant !
Toute la sève écurante dun végétal
énorme, qui infecte déjà.
Il semblerait que le seul temps qui nous reste soit celui de cette giboulée
de gris.
On peut toujours ouvrir la fenêtre, il ny a plus dans le paysage
que des pantins de cire conversant sans fin, à propos de leur admirable
statut dêtres sans relief platitudes démonstratives
: fac-similés au milieu darbres en moignons
poutrelles-lyres, sur un lit de gravats. Décombres-cathédrales.
Les rues salignent parfois encore, et cest folie. Le bruyant
désert des villes daprès prend des apparences de raison,
sous lesquelles on devine que des hordes de loups viennent boire à
des fontaines deau boueuse.
Des trains courent sous les nappes de béton, au pied de librairies
immenses où se consultent des livres de verre, que les regards
font se briser, puis disparaître.
Un grand oiseau picore la fumée jaillie des longs tubes de métal
dans une campagne toute neuve, habitée exclusivement de friches
dimmeubles morts. Les vitres effondrées babillent des sanglots
de suie, la pluie sale pisse sur les façades.
Leurs hurlements tombaient à pic, leurs corps flottaient comme
des points de suspension à la fin de phrases imprononçables.
Eux, détenaient la vérité du monde : ce très
très lent suicide, cette chute très sommaire, et bien précipitée,
cependant.
Jamais napprendront. Artisans étourdis à suffisance,
et gérants de labjection, ils prospèrent, sengraissent.
Ceux-là, désespoirs les enflent, leur font roter la conscience.
Misère est belle, trop belle, et profitable proie.
Le chien Melmoth vient lécher la belle motte du policier. Lequel,
appréciant calembours et calembredaines, botte aux couilles du
chien Melmoth, puis vomit.
Des averses impertinentes empêchent par intermittence des parties
de pêche à limpatience : brave Colin Maillart, tu seras
aveugle bientôt, ces pluies sont lentes à sécher ;
tes larmes sont, sous le loup, gorgées de sels irradiés.
Des dieux sans clairvoyance machinent des complots sans suite, sinon leur
propre ruine, qui les hante. Lâme des violons dégouline
durine rêche, sans saveur. Râle des mourants, sans écho,
sous laverse.
Au pied du Mémorial des Ardents prennent tournure des débats
sentimentaux, à mi-voix. La bruine incessamment dilue ces fièvres.
Le syllogisme se conclura de lui-même.
Aveugles mendiant au coin du bois lapprobation des carnassiers.
Jadis était cette fête : les rassemblements semblaient déterminés
par la position fixe des luminaires dans le ciel. Des villes entières
faisaient leur sabbat électrique. Les habitants sépuisaient
en adorations un il cybernétique veillait sur cette
heureuse prospérité.
Seule préside, maintenant et pour longtemps, au concert, la conjonction
de limpuissance et de lignominie innocentes toutes
deux.
Un piano martèle les injonctions du métronome, à
lavant-scène, dans les crissements et les sifflets ; et les
voyageurs sinstallent. Ils vont à leur perte, et sourient.
Dautres animaux humains nous auraient fait ou lhonneur ou
la grâce de nous bâillonner avant létranglement.
Mais les voilà, eux, plus tigres que les tigres !
Gratuite prédation.
Les sous-bois sentent leau de fougère et le naufrage. Les
allées où nous circulions, avant, elles construisent des
perspectives dont lobjet, assurément, ne saurait être
que dégarer, et les bêtes viennent en effet sy
perdre, comme nous victimes des symétries et des lignes de fuites.
Une logique sest donc imposée, peu à peu. Sanie de
ces raisonnements, mais nécessité, aussi. Sinon, ce pire-là
serait illisible.
Tous les sacrifices, de ce fait, sont bâclés, mais sauvages
à lenvi la pierre des autels ayant éclaté
sous le gel, lors des nuits, on égorge vite, et sans sollicitude.
Les jours en ont été atteints : ne règne plus que
ce temps sans temps, et les heures irrémédiablement se ressemblent
blocs de poussière et de futilité tout cela
en suspens une bulle, un ébahissement, une respiration à
larrêt.
Il y a cette écume et des lèvres. Abondante, lécume
; et données, les lèvres, comme on se vautre. Tendues, blafardes,
sous le fard, évanouies à force de crispation. Des épures
de lèvres. Lécume, elle, se répand. Séduction
vaine que cela prostitution à lencan.
Ici vous ne respirerez jamais quentre amertume et révulsion,
avec une échappée parfois, vers des gouffres aimables.
Dans la queue des scorpions se trouve une part non négligeable
de la solution à toutes les énigmes que pose ce jour sans
fin. Dailleurs, ce jour fait nuit, à force, et on ne voit
plus des fauves que léclair des prunelles sous les phares,
et puis sentendent quelques plaintes, vers un matin qui doit revenir.
On ne voit plus les corps.
Lueurs, donc traces de lumière véridique, on laffirme
pauvrement, mais avec une sorte de résolution interrogative, et
sans objet réel, de fait. Les énigmes seront bientôt
révolues, en conséquence, cest certain. En attendant,
le venin court dans nos membres, des volées de rideaux blancs sengouffrent
dans les chambres, les corridors se mettent à hurler.
Lécran saffiche, minaude, bégaie : pertes irrémédiables
de matière mémorielle. Et les doigts des secrétaires
goules mécaniques, photocopieuses continuent de taper
des épîtres aussitôt détruites quenregistrées.
Les ondes transmettent ainsi des manifestes oiseux, articulés à
perdre haleine sur des claviers en perdition. Les lianes prospèrent.
Les pans de la falaise glissent. Des yeux notent leffondrement.
Un chiffre se met à clignoter. Sommeil grand ouvert. Chiffre indéchiffrable
: les marchés sont fermés.
Codes dans les petits papiers du diable : diable risible, codes
lâches. Clés biseautées. Nébuleuses de points
obscurs dans une nuit vitreuse.
Est-ce que ça remue dans la fabrique de brouillards, ou bien les
lignes à haute tension ont-elles cessé de porter le ciel
? Y a-t-il dailleurs encore en vérité ou ciel, ou
regards pour le voir ? Les grues tournent pourtant avant de poursuivre.
Lavenir est bien évidemment la chose la plus détestable
qui puisse nous arriver.
Nous vivons au milieu de vieillards infantiles et de gamins séniles.
Dans larrière-cagibi du cercle ultime de labîme,
parmi les éboulis de la non-pensée fabuleuse, le chroniqueur
aux multiples voix des Actualités !
Nasillement de ce métal.
Lorsque sera parachevée la catastrophe dont le cours nous comble,
quand les corps des êtres ne seront plus quappendices encombrants
dans léconomie pernicieuse gérée par ces machines,
quand linformation sera devenue si efficace quelle atteindra
de son essentielle inanité tous les circuits de lentendement,
et quen fait de production artistique ou de simple souvenir ce qui
subsistera des individus sera la seule quantité relative de leurs
déjections et déchets, il est probable qualors se
seront déjà constitués, afin de régir la gabegie,
des territoires où chacun sera cantonné, sous la houlette
de quelque mafia locale, à ramifications multiples, et contradictoires
très oiseuse, très stupide, jusquà la
confusion ultime.
Cette poésie sera infinie : plus aucun langage ne sera traduisible,
on senchantera en effet de choses indicibles. On nentendra
plus rien. On sera muet des oreilles, et béat.
On célébrera dans le même temps, avec les mêmes
mots informes, la Haine et lAmour, lEau et le Feu, etc.
Bien sûr, on ne saura plus de quoi il sagissait, et on aura
tant à haïr quon ne saura plus où donner ses
coups, tant les nécessiteux pulluleront ; on naura plus à
prouver lamour tant il sera vide daffection réelle
impossible délire les êtres propres à
le recevoir.
Les sources seront gardées par des milices chargées déliminer
toute approche physique de cet élément dans le contexte
naturel où il surgit : on distribuera des rations inidentifiables,
ce sera tout. Chacun boira pour tenir ses seuls tissus sains en létat.
Le feu sera celui de la consumation lente, du rongement des cancers et
des lèpres, là-dessous. Les nappes phréatiques pulluleront
de germes.
Lair sera filtré jamais sûr. Miasmes abondants
fertilisent lhébétude.
La terre sera incapable de donner des fruits : les organismes modifiés
nayant pas de descendance, on se nourrira dersatz dapparence
à peine risible, tout juste pathétique. Excréter
ne sera plus même honteux, tant la honte sera assimilable aisément.
Les peuples auront émigré vers des lieux de prospérité
supposée, laissant derrière eux les déserts gagner,
et créant, en allant vers ces havres illusoires, de nouveaux déserts,
très réussis.
Toute la bestialité du monde ne demande plus désormais quà
se parfaire.
Le retour de la belle saison sera dabord celui des rayons dun
soleil porteur de plaies.
Equinoxe permanent la nuit de la conscience fera enfin la balance
avec le jour du nouveau ciel, transparent totale similitude entre
les deux, tous les deux inversés. On verra tout, et au-delà,
mais toujours semblablement, dans ce ciel ses atomes nous bombarderont
dionisations imparables ; et le présent se sera immobilisé
dans lattente dune débâcle frappée dessoufflement
seule lumière probable, cette toux perte de toute
lucidité.
Des yeux abondamment fermés cauchemardent toujours le printemps,
bientôt. Autrement dit, la fin sans fin du temps sans fin, le grand
début.
Embrasement couve.
Incendies parfois emportent contrées entières. Dans lattente,
ces pays fleurissent.
Nouveaux blancs sur la carte absorbent les consciences.
Ici, les eaux sécroulent dune voûte vide de divinités
quon puisse invoquer, ou supplier, ou maudire. Là, ces dieux
survivent encore dans des caboches pures poches de pus.
Ailleurs, les eaux montent : des fleuves se vomissent, charriant le dégoût
relents de chimie agressive, sans apaisement possible. Des animaux,
quon sent patients jusquà la curée, se sont
réfugiés sur les toits des terrasses : des hommes vont se
noyer, faute de pouvoir se pendre. Certains abrègent, et se jettent,
résolument, dans le flot. Les animaux eux-mêmes finiront
par se laisser sombrer, lignoble farce les lassant.
Lair crache aussi, vers le haut, vers le bas, des particules quon
respire et qui ne sont pas respirables. On se saoule sans parcimonie.
Et les machines calculeront précisément sur leurs écrans
le taux de tel ou tel composant de matières létales, qui
nous nourriront de façon si exemplaire.
Nous consommerons notre mort bienheureuse sous lil de fonctionnaires
pas même ironiques, à peine doués de la parole, qui
manuvreront des viseurs.
Toute honte est bien bue, déjà, et nous nen sommes
pas ivres pour autant pas même ivres de notre honte.
Notre honte nous fait honte. Elle subsiste, ainsi.
Un vent qui porte, et ne sait que porter, mais quoi ? mime
un vent qui pourrait, mais ne peut plus ; un vent mime un vent, dans les
bras rouges du prunus.
Ce prunus est cette créature de sang qui seffraie ; sa sève
boit ce miasme.
Un vent mime un vent mime un vent.
Labsence de désir vrai qui les a fabriqués, labsence
déducation dont ils sont les produits, labsence davenir
autre que celui de la soumission, en ont fait des absents à eux-mêmes.
Leur âge ne leur appartient pas.
Les révoltes sévères, les aspirations à quelque
idéal que ce soit, les conformismes de leur âge même,
tout leur est étranger. Ils nont quun état,
oui celui dexclus.
Ils ne sauraient jamais se regarder. Ils ne saiment pas. Ils nont
pas dyeux.
Gosses vieux de naissance, en effet. Rues peuplées de rires fous.
Insulter ceux qui insultent à la vie, est-ce possible, encore ?
Ces balançoires, ces manèges, ces fils qui piègent.
Ces rails qui délirent, cette atmosphère de fête contrefaite
où lon sacrifie dans la négligence, où lon
escamote, où lon dupe.
Des rues dégorgent les hordes quêtant des meurtres
doux ; des quartiers sortent les foules quémandant lair
; des curs refluent les haines, et des imprécations.
Les polices discutent, les flux et reflux de la foule emportent, et voilà
quon respire les composés qui vont annihiler les révoltes
sous des gaietés dartifice. Les mouvements de ces multitudes
sont divresse lâche.
Un arbre, là, pense que ses feuilles poussent, lui. Il y a toutefois
à ses pieds une flaque ironique disant, avec un reflet de ciel
barbouillé, quil nen est rien.
Les gens ordinaires voient les fleurs comme dans des rêves, et les
fleurs considèrent les rêves de ces gens comme des instruments
de mesure de la réalité.
Cependant que les lignes et les courants forment et déforment sur
le fond de ce ciel et la surface des océans, des alphabets.
Mais personne ne sait plus lire ce qui naura jamais trouvé
à être écrit.
Lui, lauteur de cette drôlerie, sa signature était
un temple aux arêtes vives, aux piliers croisés. On y circulait
peu, on ny parlait quà mots couverts. Une chouette
veillait sur un accent aigu. Il était écriture minérale.
Il chantait limpossible chant à la syntaxe exténuée.
Quand les journaux font état des cendres, les jours faux font des
tas de cendres des journaux.
Une délirante rationalité veut que ce monde soit invivable,
et elle sapplique à le rendre tel, absolument.
Ecrans bavardent, lignes de sens seffacent à mesure.
Cette musique est sans portée.
Nous sommes au cur de lavalanche dAdorno.
Obscénités, encore.
Ateliers décriture pour chômeurs définitifs.
Courriers électroniques de crétins frustrés à
ladresse de boutiquiers spécialisés dans le voyeurisme,
uvrant à lenseigne de la mort fortunée.
Quiconque désormais ne se peint pas le visage ne saura pas se reconnaître.
Février 2000, Paris. Septembre 2001. Auxeméry
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