Dominique Dussidour / petits récits de penser, 2
formuler sa grammaire

 

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FORMULER SA GRAMMAIRE
(Petits récits de penser 2)

 

1. J’écris à partir de quelque chose en moi de grammaticalement inapaisable.

2. Mon existence entretient avec les circonstances des relations, encore incertaines, que j’ai commencé à formuler à la mort de mon père. Auparavant je devais faire un effort pour me rappeler qu’il y a un rapport entre, par exemple, médicament antalgique et disparition de la migraine. Après des heures passées dans l’obscurité et l’insonorité, ce geste (dissoudre un comprimé dans un verre d’eau et le boire) remportait une victoire sur l’incohérence ordinaire du monde dont j’observais les éléments vaquer ici et là, détachés les uns des autres, détachés de moi. De même pour :
fenêtre ouverte et air frais
question et réponse
regard de l’autre et visage de moi, etc. J’avais peu accès à la marche et à l’ordre d’un discours. Quel que soit son contenu, il se déroulait selon la juxtaposition des figures de l’énonciation. Moi, toi, lui ou elle – troupeau docile. Et la juxtaposition n’est pas la rude concaténation. Moi or toi et elle (ou lui) donc nous. Tout récit me parvenait fortuit. Non reproductible. Indépendant. Au mieux, vaguement coordonné. J’imaginais mal qu’une phrase soit à l’origine de quoi que ce soit, encore moins un mot.

3. Venons-en au fait grammatical.
J’ai pensé d’abord : « Mon père est mort. » Tout de suite. Immédiatement. Face au lit où il reposait après une nuit d’agonie. Mes sœurs étaient parties chercher de quoi l’enterrer élégamment, pas dans ce pantalon de jogging bleu roi et cette veste de pyjama bordeaux, mais dans la chemise blanche que j’avais nettoyée, repassée, suspendue dans son armoire, le costume en tweed, la cravate en soie, les chaussures en cuir. Je n’avais pas voulu les accompagner, pas voulu le laisser seul dans la chambre. Je me tenais debout devant l’inconcevable absence. De temps à autre une infirmière glissait la tête dans l’embrasure de la porte afin de s’assurer de ma personne.
J’ai pensé ensuite : « Mon père est mort, je suis morte. » Cette phrase ne formule pas une quelconque relation entre les deux propositions. L’une équivaut strictement à l’autre. La première inclut totalement la deuxième. Elles s’explicitent de cette façon : mon père est mort, le temps est mort, je vais mourir, je suis morte.

4. Je n’ai plus rien pensé jusqu’à ce que, renversant l’enchaînement, je formule assez tard (il y a peu) : « Je suis morte parce que mon père est mort », une proposition principale suivie de la proposition d’une circonstance, cause en l’occurrence. Je viens de trancher à vif dans le maillage serré de la douleur, c’est la première fois que je m’aventure aussi loin dans sa construction syntaxique.
Mais cette phrase est-elle en relation d’exclusivité avec mon père ? Je n’aurais donc existé que parce qu’il était vivant, dans cette exacte mesure-là ? Et si elle était en relation d’exclusivité avec la mort ? Ce n’est pourtant pas mon père qui me l’a fait connaître. Ma mère est morte cinq années avant lui, sa mort n’a été l’occasion d’extraire aucune circonstance particulière.

5. L’ivresse grammaticale s’empare de ma bouche et je formule la phrase suivante : « Mon père ne mourra plus puisqu’il est mort », à nouveau une proposition principale suivie d’une cause, la cause désirant toutefois justifier (à rebours) l’antécédente.
Celle-ci, énoncée seule, n’a pas grand sens : « Mon père ne mourra plus » est difficilement élucidable. Mon père ne mourra plus du fait qu’il est devenu éternel ? immortel ? C’est peu crédible. Et en modifiant la marque négative : « Mon père ne mourra pas »… mon père ne mourra pas du fait qu’il n’est pas né ? Mais dans ce cas que fais-je de ma propre mort ?
La pertinence de la première proposition repose sur le fait qu’elle est formulée en tant que principale. L’isoler par la ponctuation, lui attribuer le statut grammatical d’une proposition indépendante est le gage d’une formulation claire (mon père ne mourra plus, il est mort), mais d’une clarté qui n’illumine pas la caverne du sens.

6. Le dictionnaire Le Robert définit le mot Causalité comme le rapport de la cause à l’effet qu’elle produit. L’antalgique, la disparition de la migraine ; la fenêtre ouverte, l’air frais. Ca, d’accord. Je l’admets, quelquefois l’anticipe. Il définit ensuite le Principe ou loi de causalité dans ces termes : Axiome en vertu duquel tout phénomène a une cause (j’en doute, certaines réponses ne succédant à aucune question), avec un renvoi à Déterminisme. Que lit-on à ce mot ? 1) Ordre des faits suivant lequel les conditions d’existence d’un phénomène sont déterminées, fixées absolument de telle façon que, ces conditions étant posées, le phénomène ne peut pas ne pas se produire. Le déterminisme, fondement de l’induction. On évoque ici, je suppose, les phénomènes scientifiques tels que la loi de gravitation. 2) Doctrine philosophique suivant laquelle tous les événements, et en particulier les actions humaines, sont liés et déterminés par la totalité des événements antérieurs. À cela, je ne suis pas non plus certaine de souscrire. L’efficacité des antalgiques est-elle la cause de la mort de mon père ?

7. « Il faut beaucoup de patience pour retrouver le texte dans tout cet enchevêtrement. Seule y mène une analyse grammaticale du printemps, de ses phrases et de ses périodes : qui ? que ? quoi ? Il s’agit d’éliminer le papotage confus des oiseaux, leurs adverbes et prénoms aigus, leurs pronoms personnels faciles à effaroucher, pour dégager petit à petit la graine du sens. » (Bruno Schulz, « Le printemps ».)

8. Cependant une nouvelle série de questions apparaît : la proposition de mon père (vie et mort) a-t-elle créé ou révélé la causalité ? Autrement dit : ai-je vécu hors sa vie sans que j’en sache rien ? Existe-t-il une autre circonstance que sa vie (et mort) selon quoi j’ai été en vie (et en mort) ?
Ou dois-je formuler : je vis parce que mon père a vécu avant moi ?
La causalité n’est-elle qu’une déclinaison de la temporalité ?
Est-il possible que j’existe grammaticalement après mon père ?

9. La mort de mon père a ouvert la boîte noire des circonstances. (J’avais écrit précédemment « la boîte de Pandore » mais toutes les circonstances ne sont pas des plaies.)

10. L’irréversibilité, au même titre que les antonymes indéterminisme, hasard, liberté - fleurs naïves des rhétoriques tacites -, appartient-elle à la causalité ou à la temporalité ?

Dominique Dussidour,
septembre 2004.