Pierre Guyotat / « Je suis un musicien,
je suis un alphabétiseur. » Pierre Guyotat © CIPM |
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Il y a cent façons de ne pas lire les livres. Entre autres, il
y a celle qui consiste à tenir le monde qu’ils représentent pour un monde qui ne terrifierait que s’il était réel. Or il n’y a rien de plus réel, ni de plus naturel que le monde que Guyotat nous montre. Rien de plus matériel même. » Michel Surya.
Les cinq cents pages de Tombeau pour cinq cent mille soldats, Sept chants (paru chez Gallimard en 1967 ; repris dans la collection L’Imaginaire en 1980) sont dédiées à « Hubert, benjamin de ma mère morte, né en 1920 à Czeladz, Haute-Silésie, mort en 1943 au camp d’extermination d’Oranienburg-Sachsenhausen, Brandebourg ». « J'ai commencé [de l'écrire] en octobre 1963 alors que Ashby, mon premier livre, n'était pas encore publié, raconte Pierre Guyotat dans Littérature interdite. J'ai d'abord écrit un texte extrêmement sombre que j'ai intitulé La Prison et qui est écrit à la première personne. C'est un embryon du Tombeau. J'y racontais l'expérience que j'ai faite de la prison en Algérie, quand j'ai été accusé de complicité de désertion [...], d'atteinte au moral de l'armée et de possession-divulgation de journaux interdits. Dix jours d'interrogatoire : et là, tout de suite, plus que l'agression politique (l'irréversibilité de l'indépendance rendait, à mes yeux, caduc leur discours fasciste), c'est une sorte d'agression contre l'écrit que ces policiers martelaient devant ma face : toutes mes notes (ébauches "littéraires", brèves relations de faits vus ou confirmés par des camarades – relations souvent "prolongées" dans un projet de roman, et alors, comment leur désigner, à ceux-là, la part de "vrai" et celle du texte ? ainsi, pour moi à cet instant, découverte de la force de l'écrit -, notations littéraires, musicales ou picturales, de mémoire, etc.) étaient, par eux, passées au crible » (pp. 20 et 109). Dans un entretien, Thérèse Réveillé rappellera qu'un arrêté du général Massu en avait interdit la lecture dans toute l'armée française basée en Allemagne (p. 112). « Le manuscrit original se présentait sous la forme d’une masse sans alinéa, explique l'Avertissement. Pour les besoins d’une meilleure lisibilité éditoriale il parut nécessaire d’en " aérer " la présentation, et liberté fut laissée à une dactylographe de faire dans cette masse le découpage de son choix. L’auteur souhaite néanmoins que soit vu et lu par chaque lecteur, comme il l’a écrit et vu, ce livre, sans alinéa. » Les verbes ont des formes au présent et aux temps du passé, des personnes du singulier et du pluriel. Il y a des noms propres. Il y a des paysages. Des rires et des retours. Le soleil, la mer. Des viols, des tortures. C'est le récit d'une guerre qui établit l'esclavage et la prostitution comme normes. Cela dans une langue classique, forte, belle. Sans complaisance. La description et l'énumération valent-elles prescription ou dénonciation ? Est-ce le gouffre de cet indécidable-là qui offusque ? Le Marquis de Sade incarcéré à la Bastille, écrivant en vingt jours, dans sa cellule, Les Cent Vingt Journées de Sodome, passe, tel un ange, une présence énigmatique du texte écrit et de la représentation de l’irreprésentable : si on laisse s'accomplir dans la réalité les actes de la cruauté et de la barbarie, on en réprime les récits. Extraits et article
paru dans Lire en octobre 2000 : 2 . « La langue d’un auteur grandit avec lui. »
Éden, Éden, Éden, avec des préfaces de Michel Leiris : « Trois fois dit, comme pour mieux enfoncer le cou, le mot « éden » annonce... », de Roland Barthes : « Ce qu’il advient au signifiant » et de Philippe Sollers : « 17../19.. », est publié en 1970 (Gallimard, collection Le Chemin). Le texte commence par une barre latérale et s’achève, deux cent cinquante pages plus loin sur une virgule (« la trombe recule vers Vénus, »). Les barres latérales, les points-virgules et les virgules forment la seule ponctuation de ce texte sans paragraphe, qu’aucune dactylographe n’a cette fois découpé. « Éden, Éden, Éden, c'est surtout le fonctionnement écrit
d'une corporalité pendant six mois » (Littérature interdite,
p. 66). L'année précédente (juin 1969), sous le nom d'Urbain d'Orlhac, Bernard Noël a publié Le Château de Cène, texte qui a également donné lieu à une interdiction et à un procès. Dans L'Outrage aux mots, Bernard Noël écrit : « Je sais qu'entre le coup de bâton reçu à Wagram et le début de 1958, j'ai été obsédé par les événements d'Algérie. » On entend fréquemment dire que la guerre d'Algérie n'a suscité en France, en son temps ni plus tard, aucune œuvre artistique, que les écrivains français, contrairement à d'autres, ne sont pas capables de prendre l'Histoire comme matière de leurs textes. On l'a compris, rien de plus erroné. Éden, Éden, Éden et Le Château de Cène, deux œuvres majeures de la littérature française contemporaine, en sont la preuve. La censure s'exerce souvent ainsi, nuitamment: elle déclare que rien n'a été écrit. Elle ne s'exerce pas seulement sur les écrivains et leurs œuvres, mais également sur les lecteurs : Non, lecteur, tu ne lis pas ce que tu lis. « Éden, Éden, Éden doit – devrait – être lu hors de toute notion de représentation [...], de toute menace d'écœurement – les tenants de la "littérature tranquille" fantasment sur la notion de représentation. Je n'ignore pas que ce texte peut troubler, mais la mesure la plus salutaire dans cet ordre des choses serait de replacer dans ses limites historiques, dès le primaire, le concept de représentation, donc de rendre au texte ce qui appartient au texte et d'en produire l'analyse la plus rigoureuse. La censure, fatalité liée à la fatalité de la représentation, se trouverait alors déplacée. [...] De toute manière, la "monstruosité" de Éden, Éden, Éden annule, devrait annuler, d'emblée, tout réflexe de représentation, ou toute pause permettant une résolution organique limitée du fantasme représentationnel, effet de la tentative d'appropriation du texte » (Littérature interdite, p. 27). 3. « Ai-je le droit de transformer une diphtongue en voyelle ? »
Prostitution paraît en 1975 (chez Gallimard). Quand, en 1981, Antoine
Vitez fait entendre sur la scène de Chaillot Tombeau pour
cinq cent mille soldats, Pierre Guyotat est en réanimation à l'hôpital.
Coma puis dépression dont il parle en ces termes : « J'étais
plus mangé par ce souci : "Ai-je le droit de transformer
une diphtongue en voyelle ?", par exemple, que par mes figures
elles-mêmes
; j'ai été dévoré par ces transformations
pendant deux ou trois ans, de l'intérieur. J'ai vécu
ce saut qualitatif dans le verbe, dans un verbe encore plus audacieux,
encore
plus proche de ma voix interne » (Explications, p. 103). En 1987, année de la création
théâtrale de
Bivouac, une nouvelle édition, augmentée, de Prostitution est publiée. L'Appendice - plus
d'une centaine de pages consacrées à rendre
le texte « lisible » - comprend : De la lecture, éléments
: où il sera question (puisqu'« il
s'agit d'analyser, d'entrer dans les œuvres elles-mêmes,
et d'y entrer avec la tendresse qu'elles méritent », Pierre
Guyotat, Explications) des sons qu'ils soient ceux de la lecture à bouche
fermée ou à voix haute : Les textes
de Pierre Guyotat semblent, quand on en regarde une page, écrits
dans une langue non connue, pourtant on en déchiffre un à un
les mots, pourtant on en comprend la syntaxe. Que serait l'inlisible ? L'inlisible c'est à la fois du non-lisible et de l'infra-lisible,
du lisible in, dedans, dessous, dissous. Quand on entend lire Pierre
Guyotat on comprend ce qu'il a écrit, quand on le recopie également.
Il nous faut apprendre à lire ce qui est écrit une fois
mis entre parenthèses tout référent. Le texte ne
renvoie qu'à lui-même, à l'acte de son énonciation,
sans pour autant se clore, pas plus que ne se clôt une œuvre
de Mark Rothko ou de Pierre Soulages.
4. « Obligé de taire, dans l'oral, ce que l'écrit expulse... Quelle révolution pour sortir de là ? »
«
Mon grand dessein [explique Pierre Guyotat sur la quatrième page
de couverture de Le Livre, Gallimard, 1984, avec une préface de
l'auteur], dont les prémisses sont repérables dans la plupart
de mes écrits antérieurs, le voici. Sous l’impulsion
de la plus grande quantité possible de corps, de lots de corps
esclaves déportés d’un bout à l’autre
des terres connues et du Temps, réanimer la plus grande quantité possible
d’Éléments, de peuples, de faune, de flore, d’intempéries,
de transports, de monnaie, d’habitats, de voiries, de nourritures,
de médecines, de vêtements, d’ustensiles, de parures,
de philtres, d’outils, d’instruments de guerre, d’asservissement
et de musique, de sépultures, de métiers, de fonctions,
de hiérarchies profanes, sacrées, de lois, de divertissements,
de supplices, de lexiques, d’arts, de sciences, de liturgies et
d’incarnations du divin, le tout même le plus "pur" – de
l’étoile filante à l’étoile de mer,
de la bouillie du nourrisson à la salive du Christ, du décret
d’affranchissement aux Tables de la Loi, des feuillets de Kepler
aux tablettes d’Antigone -, ce tout, infecté désespérément
dans la Grande Pandémie Prostitutionnelle. » 5. « La particularité du poète épique, l'imagination, ce n'est pas autre chose que l'utilisation de la logique, de l'esprit logique. [...] ce qu'on appelle empathie, c'est tout autant un besoin de logique qu'un besoin du cœur. »
Progénitures (Gallimard, 2000) est accompagné d'un CD :
les premières pages lues par l’auteur au Centre national
Georges-Pompidou le 5 janvier 2000 (enregistrement réalisé par
Jacques Taroni pour France Culture ; durée : 38 minutes). En fin
d’ouvrage, court glossaire et notice concernant la lecture.
Dans le magazine Lire,
entretien en décembre 2000-janvier 2001
de Michel Surya avec P.G. : Dans Spirale
n° 174, sept.-oct. 2000, « Poésie de l’improbable
pays », article de Pierre Ouellet : Explications, qui paraît en même temps chez Léo Scheer, est un ensemble d'entretiens accordés à Marianne Alphant en juin et juillet 1999, avant l’ultime correction de Progénitures. Photos et liens autour
de la lecture de fragments d’Explications et de Progénitures par Pascal Bongard et Pierre Guyotat le lundi
9 octobre 2000 au Reid Hall, Paris : Tanguy Viel
: Tout s’explique, réflexions à partir
d’Explications, Inventaire-Invention, 2000 :
Sur
la scène : « Une œuvre prononcée » En juillet 1981, Antoine Vitez est nommé directeur du
Théâtre national de Chaillot. Pour la première saison il
choisit de mettre en scène deux œuvres du répertoire classique
: Faust de Goethe, Britannicus de Racine, et une troisième, contemporaine,
qui l’est déjà : Tombeau pour cinq cent mille soldats (paru,
rappelons-le, en 1967) à partir d’un livret écrit par Pierre
Guyotat. Musique : Georges Aperghis. Décor et costumes : Yannis Kokkos.
Voir : Bivouac, créé au Théâtre de la Bastille en novembre 1987 (Festival d’Automne), est écrit et mis en scène par Pierre Guyotat. À la régie: Alain Ollivier assisté de Thierry Bédard. Trois personnages : Adao (Christian Cloarec), Wajdi (Pascal Bongard), GrosMoussa (Mostefa Djadjam). Alain Ollivier a précédemment
mis en scène Bond en avant,
en collaboration avec Pierre Guyotat, en 1973. Le texte en est inclus dans
Prostitution (chapitre 7). On peut lire à ce sujet dans Vivre : « L'autre
scène » (entretien avec Bernard Sichère et Jean-Loup Rivière), « Travail
théâtral » et « L'acteur impossible », textes
dans lesquels Pierre Guyotat évoque le travail avec les comédiens,
la scénographie et la mise en scène et questionne : « ... le
problème n'est pas de chercher pourquoi c'est comme ça chez moi,
je le sais à peu près. Il faut trouver une signification plus
générale, historique : pourquoi ça, maintenant, de cette
façon ? ».
Le texte
est paru avec des œuvres de Sam Francis chez Lapis Press, Los
Angeles (Californie), 1995. Issê Timossê, pour deux danseuses, quatre danseurs et l’auteur comme récitant, sur une chorégraphie de Bernardo Montet (Théâtre de la Ville, 1997), a été écrit en 1996-97, entre deux des dernières corrections générales de Progénitures. Issê Timossê signifie en langue ibo (Afrique de l’Ouest, quatre des interprètes sont de nationalité ivoirienne et nigériane) : « expérience traversée par le corps ». Nous empruntons ces informations à la revue Lignes n° 3, « Littérature et imprécation », en partie consacré à Pierre Guyotat et Antonin Artaud, où l’on trouvera l’intégralité du texte dont voici les premières lignes :
Une photo du spectacle : Également dans Lignes un texte de Michel Surya, « Mots
et monde de Pierre Guyotat » : Échos le site de Théâtre
contemporain : le site du Centre international de poésie de Marseille (cipM Vieille Charité, 2 rue de la Charité, 13002 Marseille - tél. 04 91 91 26 45 ; fax 04 91 90 99 51 ; e-mail : cipm[@]marseille.com) qui offre une biobibliographie ainsi que des images d’une exposition conçue du 15 septembre au 14 octobre 2000 en partenariat avec l’IMEC. Le numéro 88 (mars 2001) de la revue du cipM est consacré à P.G. Bibliographie
complémentaire Entretien avec Pierre Guyotat dans : Ils écrivent
où ? quand
? comment ?, recueil d'entretiens par André Rollin diffusés sur
France Culture du 30 janvier 1982 au 7 avril 1984, Mazarine, 1986. Michel Surya : Mots et mondes de Pierre Guyotat, Farrago, 2000. Cahier du Refuge « Pierre Guyotat », Centre international de poésie de Marseille, septembre 2000, épuisé. Cahier critique de poésie
n° 1, cipM/Farrago, 2001. Musiques de Pierre Guyotat, Léo
Scheer, 2003 : |