Michel Lussault / Perec géographe ?

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Certainement que si on achète un dictionnaire de géographie, ce n'est pas parce qu'on recherche un renseignement sur Georges Perec.

Certainement, si on se procure un tel dictionnaire, qu'on est déjà prêt à assumer une redisposition des concepts, à aborder une géographie autre de la géographie elle-même.

Dictionnaire, parce que les géographes, comme les autres, traversent la langue pour nommer leur pratique, décrypter l'organisation de leur mode autre de penser.

Et quand on interroge la langue, quand elle nomme l'espace, forcément qu'on trouve Perec et quelques autres: Perec a donc son article dans le Dictionnaire de la géographie de Michel Lussault et Jacques Lévy, que nous remercions de cette autorisation à le reproduire: à définir Perec via la géographie, un autre Perec complète les nôtres...

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Georges Perec, géographe ?

Georges Perec (1936-1982) a été décrit par Italo Calvino comme «une des personnalités littéraires les plus singulières au monde, au point de ne ressembler absolument à personne». Il est vrai qu’il a construit une œuvre littéraire novatrice, dont on aurait tort de ne retenir que la virtuosité (celle de La disparition, où la lettre « e » n’est jamais employée, celle de la construction de La vie mode d’emploi, celle des redoutables définitions de mots croisés) en oubliant sa subtilité, sa profondeur, la force de la démarche et du propos.

Perec présentait ainsi les quatre pôles de son expérience de l’écriture : « le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction », qui renvoient chacun à un type d’écrit et d’inspiration (1985, p10). Ainsi les différents textes privilégient tantôt le regard sociologique (Espèces d’espaces, Penser/Classer, Les Choses…), tantôt l’autobiographie (W ou le souvenir d’enfance, Je me souviens…), tantôt l’exercice Oulipien (tous les lipogrammes, palindromes, pangrammes, anagrammes, utilisés comme des contraintes créatrices) tantôt des formes romanesques (La disparition, La vie Mode d’emploi). Mais Perec insiste sur le fait que ces quatre horizons d’écriture, ces quatre types d’interrogation se chevauchent, se mêlent et « posent peut-être en fin de compte la même question, mais la posent selon des perspectives particulières (1985, p. 10). Et cette question, n’est-elle pas celle de l’écriture comme expérience du Monde et de la vie ?

Il importe de prendre cela en compte si l’on veut aborder Perec en géographe, lui qui n’a jamais voulu intentionnellement produire un quelconque savoir géographique académique. Mais, incidemment, du fait même de la mise en œuvre de son projet littéraire et des principes fondateurs de sa pratique d’écrivain polygraphe (en particulier le principe de « réalisme », puisqu’il affirmait sa volonté d’être un écrivain réaliste, fondée sur la certitude que « la fonction de l’écriture est d’être réaliste »), Perec a croisé le champ de l’espace et nous a livré une des plus importantes contributions qui soient à la réflexion consacrée à la spatialité humaine.

L’apport de Perec, en cette matière, se situe à deux niveaux différents, mais très complémentaires :
• Il donne à penser au sujet de la dimension spatiale du vécu quotidien et de la constitution de l’identité individuelle et de la mémoire — c’est là une contribution substantielle de Perec à la géographie ;
• Il fournit dans ses livres un exemple saisissant de la portée analytique et cognitive d’une démarche descriptive ;

Georges Perec était persuadé que le quotidien, que la trame de la vie humaine, n’était pas abordable si l’on faisait abstraction de l’espace. L’homme (n’)existe (que) dans et par l’espace, il est un être de spatialité(s). Perec consacrera un ouvrage majeur (Espèces d’espaces, Essai, 1974) à explorer la portée de cette affirmation, mais on la retrouverait dans tous ses écrits, où les problèmes de distribution spatiale des individus, des choses, des évènements sont essentiels. Tout comme est essentielle pour Perec la réflexion sur l’utilisation possible des moyens littéraires pour rendre visible et sensible cette spatialité. Dans La vie mode d’emploi, par exemple, il imagine « un immeuble parisien dont la façade a été enlevée... de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles ». Dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, il emploie le matériau issu d’un projet qu’il ne mènera pas à terme, qui consistait à décrire, chaque mois, pendant douze ans, deux lieux parisiens choisis pour leur importance affective. Il s’agissait pour Perec de suivre un « triple vieillissement », à savoir celui des lieux, de son souvenir, de son écriture. Comment mieux affirmer l’entrelacement de la vie humaine et de ses lieux ?

Pour comprendre pourquoi Perec affecte à l’espace une telle importance, il faut lire attentivement les dernières pages d’Espèces d’espaces :
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance) le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner, il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. » (1974, p.122).

On reste saisi par la puissance et la portée de ces lignes ! Le problème de l’espace naît de la perte et du deuil : ceux des lieux de l’enfance (et n’oublions pas que Perec devint orphelin très jeune, après que son père fut tué au front en 1940 et sa mère mourut en déportation en 1943). De l’absence, autre qu’imaginaire, du lieu originel, surgit la question spatiale.

Or, selon Perec, dans le quotidien, les individus, abusés par l’apparente évidence, simplicité et banalité de la quotidienneté, qui crée une forme particulière de « cécité », d’« anesthésie », oublient la spatialité. Pourtant note Perec, en une formule célèbre, « vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (ibid., p.14). Perec ne fait pas de l’espace une simple étendue de projection de l’expérience, mais une substance de celle-ci. L’espace, de ce fait, n’est ni continu, ni isotrope, ni infini ni homogène et Perec réfute là les caractéristiques spatiales classiques. L’espace est fissuré, scandé, ponctué, il existe des lignes de « friction », des endroits où « ça se coince » « ça se cogne », « ça éclate ». Dans le monde contemporain, les espaces se sont multipliés, morcelés, diversifiés, leurs contenus et leurs valeurs sont variés, sans que l’on songe à appréhender ces « laps d’espaces » dans toute leur diversité et à comprendre les manières, pour tout un chacun, de les agencer.

Perec se propose donc, très méthodiquement, de lire et de s’interroger sur toutes ces « espèces d’espaces » et leurs relations. Il les aborde sous la forme d’un inventaire, qui va du plus petit (la page, espace fondamental, car « l’espace commence ainsi, seulement avec des mots », p.21) au plus grand (Le monde), via le lit, la chambre, la rue, la ville pour terminer par un chapitre sur l’espace au sens générique du terme. Chaque étape de cette présentation est marquée par des fulgurances de la saisie de la réalité spatiale (ses aspects les plus élémentaires comme les plus subtils, mis au jour avec une force étonnante) et par des propositions dont l’apparente naïveté ne dissimule pas longtemps le caractère subversif. Et c’est de l’espace normé du système technico-fonctionnel contemporain qu’il y subversion. Non pas par l’appel à de quelconques valeurs transcendantales, mais par proposition d’autres logiques, toutes très rationnelles, mais dont les référents sont radicalement autres que ceux du modèle dominant. Qu’on lise par exemple ce passage (p.45-46) où Perec oppose à la standardisation de l’organisation des appartements modernes par les fonctions d’activité, d’autres modes de répartition des pièces : par fonction de relation, par fonction sensorielle, ou encore par jour de la semaine — et Perec énumère alors ce que seraient les nouvelles pièces : le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir, le dimanchoir. Selon Perec, construire un appartement doté de pièces réservées à chaque jour n’est pas plus stupide que d’en construire un où certaines pièces d’activité ne servent pas plus de soixante jours par an. Il envisage même un logement qui comporterait une pièce absolument inutile, mais il admet que le langage s’avère « inapte » à décrire ce « rien », ce « vide ». Où l’on voit que le travail malicieux de Perec débouche sur des réflexions sur ce qu’est ou pourrait être l’habitat humain, qui s’avèrent rien moins que triviales.

La démarche de Georges Perec est servie par une méthode (second apport précité) marquée par le postulat du réalisme et le souci d’exhaustivité qui traversent son œuvre tout entière. Il utilise la description, la plus fine possible, pour saisir aussi complètement que possible les caractères de chaque espace, les modes d’usages possibles et l’interaction créatrice entre l’individu et ses espaces. La maîtrise de la description, qui est à la fois ici acuité du regard informé et concerné sur la chose spatiale et précision entomologique du texte — sans que jamais l’écriture perde sa qualité littéraire —, constitue, avec l’intelligence des propositions d’examen et des conclusions tirées, un des éléments les plus marquants du livre.

Si Espèces d’espaces est sans doute l’ouvrage qui concerne le plus directement le géographe, on aurait tort de se priver de la lecture des autres opus de Georges Perec qui tous, à leur manière, permettent de penser les liens des êtres humains à leurs espaces. Perec, ainsi, à l’époque même où des géographes de métier faisaient des problématiques des espaces vécus un nouveau domaine de développement de la recherche, a apporté des réponses à la question de savoir ce qu’exister spatialement veut dire. Il est à lire et à méditer aussi pour l’humanité de ses écrits (cf. l’affirmation : « il n’y a rien d’inhumain dans une ville, sinon notre propre humanité », p. 86, qui prend à rebrousse poil une doxa fort puissante) et pour sa vision subtile des désirs des individus et de leurs contradictions permanentes. Dans un texte mémorable du recueil Penser/Classer, intitulé « De la difficulté qu’il y a à imaginer une cité idéale », il juxtapose 26 affirmations contradictoires du style : « j’aime bien vivre à Paris mais parfois non. Je n’aimerai pas vivre au Québec mais parfois si… ». Magnifique expression, au bout du compte, de la pluralité des sentiments, des valeurs et des mondes d’expériences, formidable démenti de toutes les thèses de l’unidimensionnalité de l’homme, démenti qui s’exprime ici dans une poétique du réalisme quotidien.

Michel Lussault
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