Michel Lussault / l'urbain sans figure

 

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à propos de "l'urbain sans figure"

Michel Lussault est géographe. Parmi ses plus récents travaux, en collaboration avec Jacques Lévy, un Dictionnaire de la géographie qui, à l'instar du Dictionnaire Littéraire chez PUF, s'impose déjà comme un référent par sa façon de réviser et redisposer les concepts essentiels, qui nous servent à dire l'espace, la ville, le territoire du quotidien.Le rapport personnel qu'a Michel Lussault pour Balzac ou Georges Perec n'y est pas pour rien.

Il a fondé à Tours la Maison des Sciences de l'Homme, villes et territoires.

Le texte qui suit est la courte introduction à une réflexion sur "l'urbain sans figure". Paradoxalement, cette introduction s'appuie sur six brèves visions descriptives de figures de l'urbain, ou l'urbain avec figures, dans une marche qui n'est pas qu'historique.

L'étude dans son intégralité sera publiée prochainement aux éditions de la Découverte. Parce que cette introduction et ces concepts concernent de très près le travail littéraire, depuis Walter Benjamin jusqu'à Georges Perec ou Gracq, et ce que je dois, pour ma propre approche de la ville, à l'amitié de géographes, dont ML, je le remercie de cette autorisation de mise en ligne, en avant-première, d'une réflexion aussi proche de nos chantiers de la langue.

F Bon

Perec géographe ? grâce à Lussault et Levy, Georges Perec a sa propre entrée dans le Dictionnaire de la géographie, nous reproduisons l'article

Michel Lussault / l'urbain sans figure
une introduction


Abraham Boss, Remise de Mantoue à Charles de Gonzague Nevers

1
Soit une gravure d’Abraham Bosse, Remise de Mantoue à Charles de Gonzague-Nevers. Datée de 1631, elle fait partie d’une famille de gravures qui montrent un grand personnage, au premier plan, souvent à cheval, accompagné de sa suite et regardant le destinataire, assiéger ou prendre possession d’une ville, qui se tient à l’arrière-plan, fréquemment en contrebas, le spectateur la voyant ainsi en surplomb, de façon oblique. Abraham Bosse en a gravé plusieurs de ce genre. Peu importe ici l’épisode auquel il est fait référence — en l’occurrence la récupération par le duc de Nevers, à la faveur de la trêve de Ratisbonne et de la paix de Cherasco, de la ville de Mantoue dont les impériaux l’avaient auparavant privé. Ce qui m’intéresse, c’est de signaler que Mantoue se présente sous la forme d’un archétype visuel, celui du « portrait de ville » (sans doute assez éloigné de la réalité topographique et physionomique de Mantoue) : une cité, regardée comme un paysage, ceinte de murs, au bord d’une rivière, compacte, mais avec des jardins et des enclos non bâtis, hérissée de clochers. Le portrait de ville fut une figure des plus prisées et l’on ne compte plus ses occurrences, soit comme sujet iconographique principal, soit comme élément d’une composition plus vaste. Produit en série, sa diffusion fut considérable, à l’échelle du monde européen.


Joseph Stubben, plan d'extension de la ville de Cologne

2.
Soit un document de 1880 : le plan d’extension de la ville de Cologne, proposé par Joseph Stubben, qui remporta en 1881 le concours destiné à définir les modalités d’aménagement de Cologne, ville confrontée à une expansion spatiale non contrôlée, à une industrialisation importante, à une dynamique démographique et sociale bousculant de fond en comble la société citadine classique. Le travail de Stubben s’inscrit dans un ensemble de grande ampleur : celui des plans directeurs de grandes villes mis en place par les autorités afin de maîtriser une croissance dont on avait pris conscience qu’elle subvertissait les cadres de la ville du XVIIIe siècle. La réponse élaborée par Stubben aux problèmes de Cologne articule les deux entités au moyen d’un Ring semi circulaire butant au nord et au sud sur le Rhin. Il délimite ce nouvel ensemble par une seconde ligne semi circulaire, parallèle au Ring et qui sépare l’espace urbain (composé de la vieille ville et du périmètre urbanisable dégagé, par la libération des emprises militaires, les deux associés via le Ring) de l’espace rural et agricole, dont on reconnaît le parcellaire caractéristique. Il « irrigue » l’ensemble urbain de larges avenues rectilignes convergeant vers des « places de circulation » à partir desquelles s’organise tout un réseau viaire qui distribue la circulation urbaine et périurbaine. Cette image est un second témoignage d’un ordre figuratif où, bien que les signes des mutations en cours soient flagrants, les destinateurs comme les destinataires s’attachent encore à ce qu’existe une ville ordonnée et délimitée.


© Archigram, Plug in the city

3
Soit un document célèbre produit par le groupe Archigram, en 1964, intitulé Plug in City. On y voit non pas une totalité, mais un fragment, en coupe, d’une réalité urbaine étrange. Les membres d’Archigram tentent de promouvoir l’idée que l’urbain se constitue à partir de la connexion à l’infini d’unités simples à d’autres unités simple. Ils poursuivent ainsi le but de libérer l’architecture de la contrainte de la ville (en tant qu’ordre préétabli) et d’affranchir l’urbanisation dans son ensemble des contraintes du territoire (l’espace préexistant). Ils proposent une grammaire générative permettant de construire un système illimité et homogène, décollé du sol et de ses contingences, dont la généralisation finira par abolir toute structure, y compris celle qui était à l’origine de cette mise en place. L’urbain connecté serait alors partout et nulle part, labyrinthe sans fin offert à la dérive sans entrave du citadin libéré des pesanteurs passées : on peut donc l’offrir à la vue non sous la forme du plan qui enserre et rassemble une totalité signifiante, mais sous l’espèce d’une coupe verticale qui aspectualise un agencement possible d’un fragment parmi d’autres, sans limites ni seuil, puisque jamais on n’y entre pas plus qu’on en sort.


Valenciennes, vu d'avion (© site mairie de Valenciennes)

4
Soit une série de photographies aériennes de l’aire urbaine de Valenciennes. Elles nous montrent, en vue légèrement oblique, prise d’une altitude assez basse pour que les détails soient parfaitement visibles, un espace urbain peu dense et peu divers, au moins dans cette apparence qu’il prend là, même en centre d’agglomération, et marqué en particulier par l’importance des voies routières et des ronds-points, omniprésents. Un espace dont la limite est indécise, qui englobe à l’évidence d’importants périmètres non-bâtis (jardins, friches, bois, parcelles agricoles). Il s’agit d’une image caractéristique de l’urbanité contemporaine française. On en trouverait des milliers, des millions d’autres, comparables. Autant de témoignages anonymes de l’existence d’une étendue urbaine qui paraît discontinue et quasiment illimitée, homomorphe d’une localisation à une autre ; à tel point que vu d’ici, de ce point haut, la notion de localisation semble pratiquement sans intérêt pour appréhender cet agencement spatial, ou en tout cas d’un intérêt secondaire, ne saturant pas l’ensemble du jeu de référence.



Tokyo au quotidien, images F Bon, janvier 2004

5
Soit le film Lost in translation, de Sofia Coppola (2003), qui offre de suivre la dérive urbaine de deux personnages, américains égarés à Tokyo, où la déprime liée au dépaysement radical le dispute à la douce euphorie de la rencontre amoureuse. Il n’est pas douteux que Tokyo constitue plus qu’un décor mais un véritable sujet du film — un quasi-personnage. Le film fait spectacle d’une métropole insaisissable (un des protagonistes, lors d’une superbe scène, observant Tokyo de la fenêtre de sa chambre située à un étage élevé d’un hôtel de luxe, échoue à comprendre visuellement l’agrégat urbain qu’il contemple à ses pieds, ce que traduit le mouvement oscillant de la caméra d’une extrémité du champ de vision de l’héroïne à l’autre) en même temps que saturée de lumières, de bruits, de mouvements, offrant en permanence des sensations nombreuses et inédites. Bref un milieu au sein duquel on s’immerge sans repères, sans qu’une position de surplomb ne permette de se donner des cadres, d’identifier des lignes de force.

 


New York, le 11 septembre 2001

6
Soit, enfin, un quelconque reportage sur un fait de guerre se déroulant au sein d’une organisation urbaine : Groznyï, Bagdad, Kaboul, Gaza aujourd’hui, Sarajevo, Beyrouth hier et l’on ne serait pas en peine, hélas, d’allonger la liste, à laquelle on pourrait ajouter les images des grands accidents urbains, des catastrophes amples, qui marquent de leur présence continuelle les flux médiatiques. Partout les mêmes images, filmées en général par un caméraman en déplacement, traversant le champ de ruine : des bâtiments béants, des places saccagées, des débris jonchant partout le sol, des véhicules calcinés ou en feu, des routes éventrées, des citadins exténués et traumatisés, des traces de sang, des cadavres, des traces d’une vie quotidienne dévastée et des signes d’une débrouille généralisée afin de survivre. Un chaos, chaque jour à nos yeux présenté, et dont les images, prises de plus en plus souvent par les acteurs eux-mêmes de ces faits de guerre et/ou d’accidents, enregistrent et diffusent l’innommable sans sourciller. Et chacun regarde mi-horrifié, mi-sidéré ce torrent visuel qui peut-être nous livre un nouvel archétype contemporain : l’urbain en état de guerre, en situation de catastrophe, un horizon de nos regards ?

© Michel Lussault