Yves Ughes / Décapole

Yves Ughes est né le 21 juillet 1951 à Nice, il enseigne au lycée Alexis de Tocqueville à Grasse et à la Maison d'Arrêt de Grasse. Décapole a été publié en juillet 2002 aux éditions de l'Amourier

à lire aussi sur remue.net : Yves Ughes, Prédelle (sept 2003)

avec 3 photos de Nice par Marc Monticelli
retrouver le diaporama à travers la ville de Marc Monticelli sur son site

Décapole lu par Jean-Marie Barnaud

à propos de Décapole, note par Alain Freixe sur Chantiers.org
ainsi que Comptoirs, un inédit d'Yves Ughes

e-mail / courrier pour Yves Ughes


Yves Ughes, photo Marc Monticelli

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Nice ou la terreur de l’ivrogne

les anciens avançaient dans le silence des tuiles la ville est ravinée quand on arrive par le nord là se lit encore l’étonnement des viaducs
les portes de la cité crissent elles donnent sur ces avant-postes où les ouvriers chancellent dans la pagaille les pas des travailleurs creusent la terre perçue comme une farine du temps

mes propres pas tracés au carbone sur les misères du passé j’avance la pensée déchirée dans l’usure des jours
des femmes devant déhanchées s’estompent toutes sont ébauches de formes l’arc pelvien sur le vide tendu je me retrouve là où les magasins sentent donnant sur des rues aux vertèbres bloquées

comme un mendiant adossé aux portes du commerce l’azur est dépendant la mer peut se retirer étaler ses déchets en pure indifférence

parfois pourtant des étés reviennent sur le haut des ruelles les hommes suent déjà

le regard des femmes aux hanches de madone s’avive et l’on tourne les pâtes échouées sur la chair des clovisses
les paroles tressées à l’envers des filets traînent dans la chaleur des plats l’épice du vin est retrouvé la ville alors fournit des hommes

jusqu’à ce que la nuit chavire dans la chair des buveurs

et le béton comme un couteau revient désosser les épaules de l’aurore quand la lumière s’est installé la lame s’en prend aux cartilages urbains
parce que les avenues quotidiennement taxées n’ont plus d’obligation de sens les entrailles de la ville acceptent toute action qui serait un spasme

 

ces places rues immeubles croisements ont besoin d’hivers tant il est de souffrances et de solitudes attachées à la torpeur des jours

pourtant ce paysage était de nature à accepter nos péchés à les laver il suffisait parfois d’une baigneuse au linge blanc pour que la mer retrouve des formes et la grâce

maintenant elle est comme un œil clos avec ses plissures toujours reviennent au même endroit ces êtres de limpide détresse l’eau elle-même grimace la grève s’étire sur sa hanche luxée

une ville dont les immeubles sont parfois coupés de statues femmes aux fenêtres le regard creux mais il est encore tout de même des places et des arches où l’on peut se nicher
le sang des odeurs caillé par le gros sel s’y dépose sur les dômes
la fête aux étals des carcasses apprêtées en sacrifice de Pâques cette fête se tient dans l’or encadrée de miroirs rituels les éclats du soleil disent la pénitence des boucheries

inlassablement se recompose le temps biblique ces chants viennent de loin qui charrient avec eux le sable les plaques des vitraux s’agenceront pour recréer les corps

 

Tuméreuse et l’arrogance des murs
j’entrais désormais dans les froissements du marbre le sphinx guettait le mendiant et les prophètes interdits de séjour
bien que diaphane la frontière détruit la conscience

Tuméreuse a pour base un passage aux confins escarpés c’est guidés par des mouettes aux yeux clos que nous accédons à ce vide

la roche à la nuque courbée constitue la proue d’un continent forme décomposée dans son effort de survie

ici l’esclave s’enlace à l’extase écartelé pourtant à l’infini du désert vertical

comme déposés par les famines sur des richesses minérales nous glorifions les plaies et morcelons la vase

dans les jardins voici des êtres leur lierre est tarifé et leur langue de terrasses en terrasses draine des parts d’horizon

dans les cages thoraciques des ascenseurs traversent le silence des friches industrielles il aurait fallu qu’avec le jour renaissent ces plaquettes de sang que l’on peut jouer en ravissant les donneurs

la surface de l’eau a été arrachée la proue s’est enlisée cerclée de lamelles d’algues tueuses d’instinct des plants d’homme agrippés au rocher prennent acte de la fin des voyages

ils ne peuvent décidément pas se résoudre au silence des flots marins pliés et remisés

les grands fonds mis à jour multiplient leurs courbes encore chargées de vagues figées nouées

dans ce monde muet sous télésurveillance le vide semble même avoir fardé le ciel définitivement

de Jérusalem à Césarée un murmure pourtant a passé repris par le froissement des ères il avance avec les peuples du désert qui connaissent l’exode

les vagues désormais sont de sable leurs lanières d’embruns déchirent les barques et les hommes résistent les plantes tenaces ces haies tressées de hautes agaves sauront attendre.

 

© Yves Ughes Décapole. Editions de l’Amourier, Coaraze.