Dominique Viart / portraits du sujet, fin de 20ème siècle |
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reprise d'une conférence sur la littérature française contemporaine, que Dominique Viart, professeur à Lille III, a exporté aussi bien vers le Canada ou les USA qu'en Pologne ou au Japon, sous de multiples variantes: ce dont les auteurs cités le remercient.... |
nouveau (juin 2003) : L'imaginaire
biographique dans la littérature contemporaine française, 1980-1990 Dominique Viart, études sur François Bon |
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Dominique Viart a notamment publié L'écriture seconde, Galilée, 1982 ; Julien Gracq, éd. Roman 20-50, 1993 ; Jacques Dupin (collectif), La Table Ronde, 1995 ; Jules Romain et les écritures de la simultanéïté, Presses universitaires du Septentrion, 1996 ; Une mémoire inquiète, La Route des Flandres de Claude Simon, PUF, 1997 ; Mémoires du récits (collectif), Lettres modernes éd., 1998 ; États du roman contemporain, vol.2, Lettres modernes éd., 1999. |
Dominique Viart sur Internet Reconsidérer
la littérature comme totalité le
roman français contemporain sur chantiers.org, une lettre de Jean-Marie Barnaud à Dominique Viart |
Portraits du sujet, fin de 20ème siècle © Dominique Viart
Le retour du sujet dans la littérature contemporaine est un phénomène suffisamment flagrant pour qu'il ne soit pas besoin d'en faire la démonstration. Toute une partie de la création poétique actuelle se réclame d'un nouveau lyrisme, et des poètes comme Michel Deguy ou Jacques Dupin dont l'ouvre paraissaît se vouer aux réflexions solipsistes ont récemment fait paraître des recueils plus intimes ou voués aux réminiscences autobiographiques : A ce qui n'en finit pas ; Echancré . Dans le domaine de la prose les choses sont tout aussi évidentes. Les livres publiés depuis le début des années 80 par les écrivains autrefois classés dans la constellation des "nouveaux romanciers" ou plus largement proches des entreprises de renouvellement du roman en témoignent. Un Robbe-Grillet déclare n'avoir jamais parlé d'autre chose que de lui-même, Sarraute évoque son Enfance. Claude Simon revient dans L'Acacia sur la figure paternelle estompée ou transposée avec discrétion dans ses précédents romans et donne son propre portrait en écrivain dans Le Jardin des plantes. Claude Ollier donne à lire des journaux intimes. Marguerite Duras se fait connaître du grand public avec L'Amant et laisse avant de mourir Ecrire et C'est tout, deux livres où elle est, plus que jamais, à l'avant-scène de sa propre écriture. Michel Butor vient de publier son Curriculum vitae. Philippe Sollers abandonne Paradis pour des autobiographies à la complaisance cryptée... Et la liste n'est pas close. Mon propos n'est pas de poursuivre cet inventaire que tous connaissent déjà bien, mais de m'interroger sur les caractéristiques de ce retour du sujet. Les oeuvres qui s'élaborent en cette fin de siècle n'envisagent pas le sujet et sa littérature de la même façon que celles du siècle précédent, ni même que celles du début du siècle. Sans doute faudrait-il ici nuancer l'expression même qui désigne ce phénomène. Parler de "retours" au pluriel, pour en signaler les diverses formes : tout lecteur attentif de la création contemporaine l'aura deviné. Mais aussi mettre en question la notion même de retour, qui laisse entendre quelque retrouvailles formelles avec les oeuvres d'autrefois. Or rien n'est moins semblable aux expressions historiques du sujet que celles auxquelles nous avons aujourd'hui affaire. Ce sont donc ces caractéristiques propres à la littérature romanesque du sujet que je voudrais évoquer avec vous. Elles sont je crois profondément marquées par les cheminements qui ont favorisé l'émergence d'une telle production littéraire. Or, il apparaît que la conjoncture favorable à l'émergence de cette nouvelle littérature narrative se dispose autour de trois grands axes : la crise des idéologies et des discours; le renouvellement des intérêts historiques et des questions de mémoire; l'élaboration d'une ethnologie des temps présents.
La faillite des discours et les
fictions du sujet
Dans les années 1960-70, la création littéraire s'est assez fortement liée aux avancées de la critique et des sciences humaines. On sait à quel point la réflexion structurale, elle-même marquée par la linguistique, a pu influer sur la production littéraire du moment. Les préoccupations formelles dominent alors une littérature dont les objets semblent n'avoir d'importance qu'en fonction des agencements qu'ils suscitent. Et les interventions paratextuelles des écrivains, lesquels se prêtent volontiers à l'exercice des colloques, mettent en avant une conscience certaine des enjeux théoriques de leurs travaux. Lorsqu'à la fin des années 70 la remise en question des "grands méta-récits de légitimations" selon la formule de Jean-François Lyotard (La Condition postmoderne, 1979) fait vaciller toutes les formes de pensée systématique, ce n'est pas seulement l'idéologie qui est atteinte, mais avec elle toutes les édifications conceptuelles théorisantes. Le phénomène n'est pas sans répercussions sur la littérature : Pascal Quignard parle alors de "déprogrammation de la littérature". On a souvent observé que le "retour du sujet" coïncidait avec le délitement des théories qui l'avaient proscrit, ne concevant l'oeuvre narrative que sous la forme d'un texte clos sur lui-même et impuissant à manifester la présence effective de son "référent". Mais on s'est peut-être moins avisé que ce mouvement de fond qui jette la suspicion sur toute pensée dont l'élaboration confine à la systématisation formelle et conceptuelle empêchait en même temps que revienne sur la scène culturelle un "discours du sujet". Car ce sont ultimement les formes achevées du discours qui sont aussi atteintes. Pour le dire comme Jean-François Lyotard, il n'y a pas, il ne peut y avoir de "grand méta-récit du sujet"; seulement des "récits partiels", régionaux et parcellaires. Si donc le sujet fait retour, c'est, première observation moins évidente qu'il n'y paraît, sous le signe d'un individualisme morcelé du propos. Non pas tant à recevoir comme la marque d'un égoïsme narcissique, mais parce qu'il n'y plus de vérité générale ni de trajets exemplaires. A l'heure où "tout se vaut", il n'est plus de valeur universelle ni généralisable. Contrairement aux grandes Ëuvres romanesques du début du siècle et même du siècle précédent, celles de notre fin de siècle ne présentent plus de personnages emblématiques : chaque errance est singulière. Aucune des Vies minuscules (1984) de Pierre Michon ne prétend valoir pour d'autres. Elles disent tout au plus la menace de l'échec qui pèse sur tous et que l'élan d'un jour aurait voulu abattre. Mais surtout, aucun des chapitres de ce livre ne construit de savoir du sujet. Il faut relire la Vie de Joseph Roulin (1988) ou Rimbaud le fils (1991) pour mesurer combien le doute mine toute représentation, et met en défaut la "vulgate" stratifiée par des décennies de critiques déposées au long des Ëuvres de van Gogh ou de Rimbaud. L'incipit de Rimbaud le fils place tout le livre sous le signe d'une telle incertitude:
Hypothèse et hésitation sont la loi de cette ressaisie du sujet : le savoir s'est fait incertain. Comme dans les romans de Claude Simon, qui en a offert l'exemple, le texte ne peut se déployer que selon un régime de supputation et l'on voit les formes discursives soumises à une poétique de l'épanorthose où les corrections, les ajustements, les doutes, les scrupules l'emportent sur l'assertion. Il n'y a plus d'autorité du récit ni du discours et c'est la fonction d'attestation du narrateur qui est le plus nettement mise en question. Certes, le savoir, de tout temps, est demeuré incomplet. Et cela n'a pas empéché telles biographies romancées de Sand ou de Musset, sous la plume d'un Maurois par exemple. Mais, lorsqu'il était fait appel à l'imagination pour suppléer au savoir, le texte estompait les raccords et effaçait les incertitudes. Dans les biographies contemporaines au contraire, ces incertitudes sont affichées, reconnues et présentées comme telles. Le recours à la fiction n'est plus mensonger. Deux subjectivités s'y croisent de façon obvie : celle de l'auteur ou du narrateur; celle, supposée de l'objet devenu personnage. Il en va ainsi de Joseph Roulin, le facteur qui apportait à van Gogh les lettres de Théo (Vie de Joseph Roulin), de Rimbaud, mais aussi, dans les livres de Gérard Macé, de Proust (Le Manteau de Fortuny), de Champollion (le Dernier des Egyptiens) ou en core de Trakl dans les évocations qu'en font Claude Louis-Combet (Blesse ronce noire), Sylvie Germain (Céphalophores) ou Marc Froment-Meurice (Tombeau de Trakl). De plus, chacun de ses ouvrages s'élabore autour d'un détail, un fragment de vie qui sollicite l'imaginaire (le rapport de Roulin à van Gogh, celui de Rimbaud à sa mère ou à son vers poétique, la fascination de Champollion pour Fenimore Cooper, l'amour de Trakl pour sa soeur Gretl...). Ce sont des fragments de vie, des bribes du sujet, car le récit lui-même dans sa son amplitude est devenu improbable pour nombre d'écrivains contemporains. A l'inverse des militants de la "nouvelle fiction" rassemblés autour de Tristan et de Coupry, ou des nouveaux hussards de l'"école de Brive", ces romanciers ont retenu les critiques de la modernité dont ils héritent. Ce n'est pas tant au-delà du soupçon que se déploient leurs Ëuvres, comme Marc Chénetier le dit des fictions américaines , mais avec le soupçon, qui toujours interroge et suspecte leur narration. Aussi leur recours à la fiction est-il souvent l'objet d'évaluation internes à l'Ëuvre elle-même, comme si le discours, parasité par la fiction venait à son tour mettre celle-ci en péril. Bien loin de l'accord exemplaire des fonctions idéologiques et narratives qui se manifeste dans l'Ëuvre balzacienne, s'accuse chez Zola et les naturalistes et demeure actif jusqu'au début de notre siècle de Jules Romains à Jean-Paul Sartre et André Malraux, les romans du sujet s'écrivent aujourd'hui dans une perpétuelle tension interne entre deux pôles également suspectés. Ainsi s'inaugure un nouveau genre littéraire que je propose de nommer "Essai-fiction" dans lequel fiction et essai se mettent réciproquement à l'épreuve. Il arraive de même que le narrateur suspende sa narration, l'écrivain son écriture pour en décrire l'effort en termes déceptifs. C'est ainsi que se termine Vies minuscules de Pierre Michon, que, plus d'une fois se trouble la parole de Pierre Bergounioux, ou, encore que Charles Juliet s'exhorte à la ténacité :
Ostinato (1996) que vient de publier Louis-René des Forêts est semblablement confronté à la prégnance des émotions et à leur impossible déploiement, aux questionnements contradictoires du sujet et à son inquiétude de l'écriture. Il en va ainsi des "autofictions" dont je ne ferai pas mention ici : elles ont été, je crois, suffisamment étudiées ces dernières années . L'articulation de la fiction et du biographique s'y installe sur un fond critique de même nature mais soutenu par l'assertion lacanienne selon laquelle tout sujet s'appréhende dans une "ligne de fiction". La fiction tient alors lieu d'un discours de soi qui ne peut advenir. Elle est ce discours par lequel un sujet fait l'épreuve de soi : "J'écris pour comprendre, connaître, approfondir, mieux percevoir ce qui se déroule en moi " déclare Charles Juliet qui parle de lui-même à la seconde personne dans Lambeaux. Le sujet on le voit n'est pas constitué en amont de la fiction : il est ce qui se donne dans le mouvement même de l'écriture. Dès lors la fiction est ce qui permet de faire advenir un sujet refusé, que la saisie discursive seule ou la narration événementielle d'une vie ne peuvent produire. Car si elle suscite la fiction, cette incertitude du sujet empêche qu'il se raconte. Fiction réflexive et non narrative, elle se traduit par un véritable désagrément du récit, ce que Pierre Bergounioux formule en ces termes : "L'axe romanesque est horizontal. Une action y trouve sa solution dans une action ultérieure et celle-ci sa justification dans celle-là. la posture réflexive, elle, est verticale. Elle creuse, s'enfonce au lieu de rebondir et de glisser. le besoin de comprendre l'a emporté sur celui de montrer." . Le besoin de comprendre ausculte les traces déposées dans l'intimité du sujet, si bien que l'effort d'anamnèse et le désir d'introspection réflexive l'emportent sur l'avancée régulière de la narration. La réflexion du sujet sur sa propre identité passe ainsi par un travail de la mémoire qui excède sa propre existence. Il est frappant à lire Bergounioux (L'Orphelin; La Toussaint) de découvrir à quel point il ne se comprend que dans la dépendance de son héritage. Le détour de l'Histoire et les modes de la mémoire Jean Rouaud, Pierre Bergounioux, François Bon ont donné de bons exemples d'une telle entreprise. Ils témoignent à la fois d'un souci et d'une inquiétude de l'héritage. Les romans de ces écrivains seront ainsi des récits de récits, compilations de légendes familiales déformées et reformées par 'imaginaire qu'elles sollicitent et le doute qu'elles suscitent. C'est ici encore que l'Histoire intervient, non plus seulmeent comme modèle qui oriente le regard vers l'antériorité des choses et des êtres, mais aussi comme méthode. Car le roman du sujet recourt beaucoup aux documents. Sur le modèle, encore une fois, mis en place par Claude Simon avec les cartes postales d'Histoire ou la correspondance des Géorgiques, ces romanciers interrogent la matière brute qui leur est livrée. D'entre ces documents, la photographie tient une place centrale. Rimbaud le fils semble écrit dans les marges de l'Album Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade. C'est, entre autres, à partir de quelques rares photographies que peu à peu le narrateur de L'Acacia reconstruit l'image et la vie de son père, mort aors qu'il n'avait pas l'âge de s'en souvenir. Et ce n'est pas seulement le cas quand il s'agit de se figurer autrui. L'incipit de la Maison rose (1987) de Pierre Bergounioux montre ainsi le vacillement de la conscience du narrateur dont la mémoire est mise en défaut par l'exhibition d'une photographie de famille où il figure, nourrisson, alors que, bien évidemment, il n'avait pas gardé souvenir de la scène. Le document invalide la conscience identitaire et fait vaciller le sujet. Si être c'est avoir été, sait-on jamais ce que l'on a été ? Le sujet ne se conçoit que dans une dépendance du temps et de ceux qui l'ont bâti. Il est frappant de constater combien ces récits sont souvent des textes adressés aux générations antérieures : Charles Juliet écrit à la seconde personne du singulier la vie de cette mère inconnue qu'il tente de reconstituer; François Bon clôt Temps machine par une invocation "Aux morts" et Pierre Michon termine Rimbaud le fils sur ces mots :
Par un jeu d'inversion de la perspective, l'Histoire enfin change le regard que les écrivains du sujet portent sur leur présent. C'est là me semble-t-il leur grande différence avec ceux que Jérôme Lindon a nommé les "écrivains impassibles". Cette nouvelle "école de minuit", volontiers minimaliste, dont le présent est à l'image de celui d'Echenoz, de Toussaint, de Gailly... est un présent pur, vidé de toute histoire et sans avenir. Face à ces identités creuses, à ces personnages sans histoires que leur quotidien absorbe , les écrivains dont je parle ici interrogent leur temps. Et le présent leur apparaît comme celui d'un basculement de civilisation dont procède, déroutée encore, notre fin de siècle. Michel Rio disait que le roman avait été laminé par "ces filles matricides que l'on a convenu d'appeler sciences humaines" . Or l'on vient de voir que l'Histoire a permis, à sa façon de revivifier la narration contemporaine. Il me semble pouvoir dire que celle-ci se déploie désormais aux confins d'une sorte d'anthropologie historique et sociale. Là encore, le branle a été donné par des livres venus des confins de la littérature et des sciences humaines. C'est en effet à partir d'ouvrages tel Le Cheval d'orgueil que se développe un intérêt quasi ethnologique pour le passé récent, les témoignages et les récits de vie . Le succès d'une collection éditoriale comme Terre humaine manifeste l'importance de ce courant, voire de ce besoin, soutenu par un certain succès de la pensée "écologique" propre à chanter les vertus de la vie simple d'autrefois. Au moment où la "crise" économique et le doute idéologique liés à la fin des années d'expansion glorieuse (les trois décennies de l'après guerre) s'emparent du monde culturel, ils témoignent d'une inquiétude contemporaine qui cherche à retrouver le lien avec ses propres origines. Ces ouvrages de "para-littérature" aux confins de l'anthropologie et de la littérature se multiplient au cours des années soixante-dix - Grenadou, paysan français d'Ephraïm Grenadou et Alain Prévost (1978); Une soupe aux herbes sauvages d'Emilie Carles (1979) et dès le début de la décennie suivante, une littérature plus exigeante rejoint le mouvement. Mais la confiance dans la langue et le langage que manifestent de tels récits n'est pas de saison en littérature contemporaine. Car une telle confiance repose sur l'adhésion à des modèles d'intellection et de représentation du monde humaniste et, comme je l'ai rappelé au début de cette intervention, le soupçon a remis en question ces représentations. C'est dire que, ressaisis par des écrivains dont la culture s'est formée au sein de la modernité, ces thèmes seront passés au tamis des exigences et des suspicions critiques. Deux pratiques s'inventent alors qui sont relativement différentes. L'une est illustrée par les deux derniers romans de Richard Millet, La Gloire des Pythre (1995) et L'amour des trois soeurs Piale (1997), ainsi que, sous une forme plus mystique peut-être en ce qu'elle emprunte aux formes du conte et de la légende, retravaille pour dire l'Histoire des modèles issus des mythes et des textes biblique, par Sylvie Germain dans le Livre des nuits et Nuit d'Ambre. Ces textes cherchent par les voies d'un âpre lyrisme à mettre en scène cette matière existentielle. Ce n'est pas le chant mélancolique d'un passé perdu, garant de valeurs sûres et de mËurs policées, mais l'évocation d'une époque sombre, de vies isolées et sans gratifications. D'un autre côté, le soupçon se fait investigation : non pas narration mais interrogation d'un passé qui seul permet de prendre la mesure du présent, de ses conquêtes peut-être mais aussi de ses abandons; et plus encore de l'égarement que ces déplacements induisent. Et cette conscience d'un basculement de civilisation concerne aussi bien l'univers rural que l'univers industriel. Deux exemples pris dans chacun de ces domaines en feront foi : Pierre Bergounioux et François Bon. Ethnologie des temps présents Cette accélération de l'Histoire, ici représentée par la mécanisation des campagnes dans les années 60 entraine avec elle tous les repères, bouleverse les modes de vie et déplace les références. Les existences ne sont plus les mêmes, leurs valeurs, leurs rythmes sont devenus autres. Miette est le roman de cette mutation, vécue comme une véritable crise de civilisation :
Le sujet des textes de Bergounioux ne se comprends qu'habité d'une telle fracture entre deux existences si différentes qu'elle engendre un fort sentiment d'inadéquation au monde contemporain : "On n'est qu'une fois. Je suis du temps, des terres arriérées où j'ai fait les expériences fondatrices. Je suis comptable des commencements." écrit encore Pierre Bergounioux. Il ne faudrait pas, cependant, lire de telles Ëuvres dans le prolongement de celles de Barrès ou de Giono, car l'évocation du passé révolu n'est jamais celle d'un âge d'or enfui. Bien au contraire : cette civilisation disparue est aussi présentée comme celle des contraintes, des désirs inaboutis, des frustrations et des déterminismes de l'usage. Violence est faite à qui tente de s'y soustraire. Si bien que le sujet contemporain, comptable des commencements, reçoit en partage le poids des frustrations de ses ascendants. Dans un autre registre, urbain et industriel cette fois, François Bon mesure dans Temps machine, une semblable fracture. Ce texte, récit mêlé d'autobiographie montre la mutation d'un monde qui a vu s'achever une époque : l'âge de l'usine triomphante, du métal à produire et domestiquer, l'âge de la machine et de son temps. C'est dire que la part autobiographique de ce texte n'a pas sa fin en elle-même : comme le texte le répète de façon anaphorique, elle vaut pour témoignage sur une période en agonie, qui sans doute fut aliénante et cruelle, mais laisse plus démunis encore ceux qui, au prix de leur corps et parfois de leur vie, se sont tout de même reconnus en elle. Aussi la tentation autobiographique - François Bon déclare avoir eu envie de ce regard tourné vers la recherche d'un temps perdu en "lisant Combray" (p.65) - s'efface-t-elle au profit d'une histoire plus ample - celle de l'état d'un monde à la fin d'un âge - dont l'histoire personnelle n'est qu'une scansion parmi d'autres. En exergue de L'Enterrement, François Bon avait placé ces mots de Baudelaire : "J'habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète". Sans doute s'agissait-il alors de désigner la disparition de l'univers rural et de sa culture, livrés à l'extension pernicieuse de ces faux idéaux que sont l'accession à la propriété en lotissement, les supermarchés et autres centres commerciaux. Mais surtout, la formule baudelairienne insistait déjà sur une fin de monde. Temps machine ne répond pas à un autre projet que celui de rendre compte d'un univers au moment de son basculement ultime. François Bon met en évidence la ruine sociale que marque le passage vers ce que Daniel Bell a nommé l'ére "post-industrielle" . Onze ans après Sortie d'usine, son premier roman, le regard sur le monde industriel que propose François Bon a changé. Il n'a rien perdu certes de sa dimension critique : l'auteur, lecteur attentif d'Adorno, sait reconnaître et dire la sclérose de l'existence que l'usine impose, la vie mutilante et ritualisée où le territoire de survie se restreint toujours un peu plus, jusque dans les espaces dits de loisir ou de formation. L'expérience de la maladie, rançon d'une exploitation à outrance des possibilités humaines; celle du danger et des conditions de risque extrême faites aux ouvriers a fortiori intérimaires; l'idéologie qui sous-tend ces pratiques et ces conditionnements, tout cela apparaît on ne peut plus nettement dans le texte. Mais il y a aussi une certaine fierté de l'ouvrier envers son travail. Le texte n'hésite pas à faire la part à la beauté plastique du travail industriel et à la grandeur du geste de l'ouvrier : "Il y a de la beauté à ces situations étranges, que l'effort physique poussé jusqu'à la fatigue extrême rend plus intimement proches, là-haut à quinze mètres dans le tunnel de tôle étanche et surchauffé, où nos disques à air comprimé détachaient des étincelles violentes, des gerbes d'éclats" (p.44). La conscience de ce dont l'homme est capable produit ainsi plusieurs développements qui lui rendent justice. "Le grand poème lyrique qu'était tout ceci, poème en acte et son équivalent de création d'images" (p.78), François Bon n'hésite pas à l'écrire, rendant ainsi justice à cette littérature du travail à laquelle on a reproché de tels élans. Il y faudrait un hommage à la mesure des monuments commémoratifs, s'exclame l'auteur : "Sur la grand place des villes en tous cas, au lieu de leurs sculptures idiotes, ils auraient mieux fait d'ériger à mémoire le double du train automatique de fraisage, haut de huit mètres et long de quinze au moins, avec les entraînements, les rongements et sur l'outil les jets de laitance blanche à l'épaisse odeur comme de suif" (p.73). Ce n'est sont donc pas seulement la fin d'une forme d'exploitation que signe l'ouverture de l'ère post-industrielle, mais aussi la caducité d'un savoir-faire, la disparition des formes d'excellence ouvrière, et la mort de toute possibilité de reconnaissance de soi, de légitime fierté. Le dépassement de l'homme par l'homme que postule la maîtrise des éléments naturels et leur transformation industrielle, en quoi se fonde un certain humanisme, est en passe de se perdre jusque dans la mémoire des hommes eux-mêmes : "Qui saura donc la richesse que c'était là, conceptions, calculs, une incroyable performance d'hommes, puisqu'eux-mêmes y tournaient le dos ? Qui saura que c'était là une fin de monde ?". La transmisssion des savoirs d'une génération à l'autre, avec l'admiration que cela suppose, en est violemment affectée : chaque époque doit constituer son propre savoir elle-même, l'accélération des innovations rend caduc le savoir de la génération précédente qui fait ipso facto figure d'inadaptée, de dépassée et devient elle-même caduque, sans reconnaissance possible : l'ancien n'est plus le sage ni le modèle, il n'est plus l'aune de la référence mais son envers, et perd tout statut. Privé de cette transmission des compétences, le lien se fait plus ténu d'une génération à l'autre. L'école même diffuse des savoirs périmés : "tout était donc trop tard, ils ne le savaient pas" (p.72). Plus encore, l'usine et l'exploitation de l'homme par l'homme qui la caractérise ont cependant ceci de positif qu'elles offrent à l'homme exploité la possibilité d'une résistance dans laquelle il trouve en retour sa dignité. Au sein même de ce qui le condamne et l'humilie, l'homme gagne son identité par le combat qu'il mène contre son avilissement. Le nouvel exergue choisi par François Bon laisse à Rilke le soin de souligner cette ultime désappropriation : "chaque mutation du monde accable ainsi ses déshérités : ne leur appartient plus ce qui était et pas encore ce qui est". Les déshérités d'un monde ne sont pas seulement ceux qui n'ont rien reçu en héritage, mais aussi, et surtout ceux pour qui la dépossession est la plus radicale : dépouillés même de leur souffrance, ils perdent avec elle le peu d'identité qu'ils étaient parvenus à fonder en elle. Certes le monde industriel broyait et déformait les hommes, mais c'était un monde contre lequel il était possible de se battre. L'individu pouvait légitimer son existence par sa révolte, y conquérir sa dimension sociale dans le sentiment d'appartenir à une communauté. Loin d'adhérer à une exploitation en s'y asservissant il fondait alors son identité dans la double grandeur de son travail et de son combat au travail, "ce réquisitoire qui seul [lui] permettait de dire "je tiens"". Mais dès lors que l'usine ferme, il n'y a plus rien à quoi s'opposer, plus de lieu où déployer d'un même élan sa compétence et sa résistance : le monde est en ruines, comme celui auquel Musset confronte les enfants du siècle précédent. "D'un monde emporté vivant dans l'abîme, et nous accrochés au rebord, qu'il avait requis et modelés pour lui. La résistance même où il nous fallait se dresser pour tenir contribuant à nous figer debout dans sa perte trop vite advenue" (p. 93). Le monde s'égare dans la mollesse des idéologies défuntes, et François Bon dénonce cet égarement : "l'horreur qu'était cette acceptation nous semble moindre que le culte inverse d'un confort qui fait loi" (p. 94). "L'abandon fait par la chose commune de cette résistance" signe le déni de toute identité, le morcellement du corps social, voire la désocialisation de ces "survivants d'un immense désastre collectif" que Pierre Bourdieu et son équipe ont si fortement exhibée dans La Misère du monde. "Avec les usines, c'est leur raison d'être qui a disparu" souligne Bourdieu en montrant que cette disparition "a laissé un immense vide, et pas seulement dans le paysage" .Toute conscience n'est plus qu'errance mentale, le monde est "un grand organisme mort". La disparition de l'ère industrielle n'apparaît pas seulement dans Temps machine comme une crise de la société, mais surtout comme une crise de la notion même de société, car tout ce qui la fonde, s'effrondre avec elle, dans un monde "sans repères et en bascule". Le monde qui s'installe n'accorde pas de prise à la révolte, il s'ouvre seulement au plus grand désarroi. Face à cette apocalypse silencieuse, François Bon veut être celui qui "se décide à venir et à inscrire pour mémoire" ce monde qui fut et la lutte qui dressa l'homme contre lui. Son écriture puise aux férocités des métaux et des machines une puissance sans aveu : "La revanche qu'on voulait de mots et d'une langue qui ressemble à tout ça, les bruits, le fer et l'endurcissement même, un travail de maintenant fort comme nos machines" (p.94). Et c'est bien un ton apocalyptique qui clôt cet ultime parcours des cimetières de l'Histoire industrielle où gisent pêle-mêle les compagnons morts, les savoirs défunts, les luttes désormais sans objets et les idéologies oubliées : "le monde est fragile, et s'alourdit : les morts sont dans les immeubles et attendent, ils descendent dans les villes au soir, les morts débordent [...], les morts restent là debout et c'est pire encore de les voir non plus hurler ni se plaindre mais attendre au bord des entrepôts". On le voit, le sujet "fin de siècle" est aux prises avec son histoire. Et son héritage est double. Ultime témoin de civilisations défuntes - qu'elles soient industrielle ou agraire - il tente de les dire et de se dire à travers elles. Mais héritier aussi de l'ère du soupçon, il est loin d'avoir reconquis la foi naïve dans les puissances de l'écriture. C'est avec suspicion et exigence critique qu'il dit son désarroi - quand du moins il ne le masque pas sous les jeux minimalistes de la dérision ou ne tente pas de l'oublier en s'abandonnant aux délices de la fiction L'enterrement, ouvert par une phrase de Baudelaire, se terminait par une réminiscence d'Apollinaire : "...A la fin tu es las de ce monde ancien". Si Rilke reçoit le dur honneur de présider à la fin de monde que Temps machine met en scène, c'est, semble-t-il, aux Sonnets sur la mort de Sponde que François Bon emprunte son dernier mot. On se souvient du second sonnet où le monde est comparé à une "ampoulle venteuse", et de son dernier vers en forme de conseil dérisoire : "Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir". En lecteur attentif de Rabelais et d'Agrippa d'Aubigné, François Bon devait entendre ces mots résonner à son oreille en écrivant : "le monde de formica tombera et les morts emmèneront avec eux ceux qui [...] auront passé en abandonnant la révolte aux mains noires qui n'en avaient plus la force et vivez donc, en attendant". Bibliographie des romans et récits mentionnés :
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