La prose n'est ni un genre ni
l'opposé de la poésie. Elle est l'idéal bas
de la littérature, autrement dit un horizon, et lui souffle
un rythme, une politique.
Quant au rythme, on a coutume de le mesurer au moyen des formes
évidentes qu'il prend dans les vers réguliers. Sans
doute la prose a-t-elle le sien, mais, disait Cicéron, pas
facile à reconnaître. On a coutume aussi de louer dans
la poésie, fût-ce pour la cantonner, la "parole
des origines" à quoi la prose devrait sa pulsation première,
plus ou moins assourdie.
De cette légende s'autorise l'usage laxiste
de "prose" pour désigner ce qui n'est pas vers,
formellement flou, prose dont on fait sans le savoir. Mais on peut
distinguer le rythme, qui n'est pas sans la régularité,
de sa mesure, irrégulière en prose ; et revendiquer
pour celle-ci la tâche poétique la plus délicate.
On peut aussi raconter l'histoire des naissances à rebours,
dire que de la prose sortit toute la poésie moderne et qu'elle
se retourne vers elle.
Ainsi Charles-Albert Cingria, dans un chapitre de La Civilisation
de Saint-Gall qui a pour titre " Renouveau, par la "prose"
de toute la poésie occidentale ", narre-t-il l'histoire
récente du rythme. L'événement qu'il relate
est, vers 880, la découverte par Notker, moine bègue,
d'une nouvelle façon de mettre des mots sur un chant. C'était
pour ne pas oublier, comme mnémotechnie, qu'il avait dû
inventer ces mots. Mais ils ne composent pas des vers reconnaissables.
Sachant ce que c'est que la poésie - l'art appelé
poésie - ; il n'est pas très sûr, malgré
le plaisir qu'il y éprouve, que ces mots, si bien disposés
et assonancés qu'il invente en soient. Il croit plutôt
que c'est de la prose ; alors on dit les proses, et le genre, parti
de Saint-Gall, tout de suite, avec l'impétuosité d'une
bourrasque, fait école d'une mer à l'autre. Le rythme,
ici donné par la musique, fut donc premier. Mais, passé
dans les mots, qu'il informa néanmoins par une vrai prosodie,
il adopta d'abord une mesure irrégulière. Voilà
la " prose ".
A vrai dire, n'importe quoi, même les bruits d'eau et
des rythmes d'engins de bois ou de fer lui paraissaient dignes de
faire bien s'accoupler et rimer les mots. Ekkehard raconte que,
de son dortoir, Notker entendait certains gémissements et
des craquements périodiques d'une roue tournant lentement
à cause de très peu d'eau. Aussitôt il fit une
prose. Prose en ce sens aussi que tantôt la nature tantôt
la technique y passent de plain-pied selon leur cadence.
La primauté du rythme fait un art " dyonisiaque ".
Cingria cite Nietzsche et, surtout, Pétrarque. Sauf que la
poésie moderne (en langue vulgaire) a puisé dans des
rythmes irrégulièrement mesurés. Cette naissance
prosaïque orienta son histoire. La complainte de sainte Eulalie
qui est le tout premier document de poésie française
est une séquence. Dante et Pétrarque ne sont que les
derniers des troubadours et les plus grands. Or, le chant des troubadours
est le lai, et le lai vient des tropes et des séquences,
qui sont la prose ordonnancée au cours du XIIème siècle.
On oublie sa naissance. La poésie se referma bientôt,
imposa au rythme - et, le cas échéant, à la
musique - une forme régulière a priori, une métrique
rigide qui supplanta bruits d'eau, gémissements et craquements.
Mais l'ère de la nouvelle poésie n'est pas encore
close. Elle se ravive à la forme irrégulière
primitive. Et Cingria termine en citant Cendrars, Whitman, Une
saison en enfer.
Cette histoire vaut ce que valent les mythes. On peut y objecter,
ou rester froid devant le lieu communqui sacre la musique modèle
de tout rythme, préférer la roue lente, les engins
de bois et de fer. Au moins le mythe montre-t-il une poésie
aux antipodes de cette " parole des origines " deux fois
incroyable, une poésie redevable de sa modernité à
la prose qui est à son départ et en son cÏur.
La généalogie que traçait Cingria se prolonge
en effet jusqu'à nous, après l'abandon de l'ancienne
métrique : en France, par exemple, de La prose du transsibérien
de Cendrars, de Zone d'Apollinaire, du Voleur de talan de Reverdy
à Ponge, à Michaux, Novarina, Lucot, Cadiot. Les retours
paniques à l'ancien code, d'une part, de l'autre les répudiations
spectaculaires d'un genre jugé inacceptable ou obsolète,
la pratique opiniâtre de la coupe et de l'enjambement aux
dépens de tout autre signe de reconnaissance du vers, tout
cela trahit dans la poésie d'aujourd'hui la hantise de la
prose.
Aussi bien elle s'affirme : projet non héroïque, à
ras de terre. Et elle n'est pas plus étrangère au
poème qu'au roman, et pas moins. Penser la prose, ne serait-ce
que penser à elle, l'envisager, la rêver, c'est vouloir
pour la littérature - toute - la rigueur d'une prosodie irrégulière,
d'une poétique mutante, en même temps que l'abandon
à l'existence profane et à l'état " vulgaire
" (contemporain) du langage. Si la prose désigne cette
tension maximale entre une forme qui ne se connaît pas de
modèle et un champ réel qui ne laisse pas de point
de vue surplombant, alors les romans ne l'atteignent pas plus souvent
que les poèmes.
Et cet horizon, cette idée, si libre et
large soient-ils, appellent une politique (donc une critique) de
la littérature. Sans préjuger de cette politique à
venir, parler de la littérature en tant que prose doit permettre
- à nouveau, dès maintenant, en attendant - d'évoquer
un travail, des programmes d'écriture complexes, précaires,
sans pour cela se reposer sur des catégories stylistiques
; et d'évoquer une façon, mille façons qu'ont
les livres de se mettre à niveau avec la " prose du
monde ", sans pour cela parler de sujets (il n'y a pas de sujets).
Face à la prose réelle, la poésie paraît
plutôt se donner pour tâche de prélever : où
couper ? Et le roman, plutôt de tout prendre : comme faire
consister ? Ni l'un ni l'autre, ni quelqu'une des techniques mixtes
du moment ne trouve plus dans la prose ce chemin en ligne droite
- prosa oratio - vers le monde, ou quelque nom qu'on veuille
donner aux circonstances, à l'élément où
l'on se noie. Elle gît dans les méandres de la syntaxe
et la violence des coupes, rusée, brute ; tous les coups
sont permis excepté ceux déjà joués.
Ces remarques sont banales. Attendre qu'il y ait
du nouveau, du travail, c'est la moindre des choses.
Seulement, en cette époque de regrattage,
il se trouve beaucoup d'écrivains pour éluder et la
difficulté d'écrire et la demande impérieuse,
assez peu claire (d'autant moins qu'il est partout excellemment
" représenté ") du monde. Cela fait une
littérature de complaisance dont beaucoup de critiques, éludant
la difficulté de lire, délivrent le certificat. De
sorte qu'il faut tamiser des tonnes de récits, de dialogues,
de vers pour recueillir une once de prose. Quoi de plus accessible,
pourtant, de plus modique ? La prose n'est qu'une rumeur à
quoi sait assez répondre une humeur, non pas grave, mais
basse comme elle.
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