Imaginons un étudiant
en philosophie qui aime des poètes. Des didactiques - Empédocle,
Lucrèce ? Des sapientiaux - Jabès, Juarroz ? Des mystiques
- Jean de la Croix, Silesius ? Des pensants - Hölderlin, Celan
?
Ce serait trop facile. Plutôt
de la " musique avant toute chose ", des stilnovistes
pervers, des swingueurs au lexique luxuriant, des baroques, des
victoriens amphigouriques - Cavalcanti, Hopkins, Gongora, Browning.
L'étudiant ne voit pas, d'abord, le rapport entre ce qu'il
pratique et ce qu'il lit. Puis il note qu'il jouit dans l'un et
l'autre cas d'une pensée pure en ce sens qu'elle s'exerce
à perte, mue par la seule nécessité qu'elle
s'invente, en ne servant rien ni personne. C'est bien ainsi, croit-il,
qu'elle croît et enlaidit magnifiquement, produit ses monstres,
un Léviathan (les Cantos), un Béhémoth (L'éthique).
Creusant un peu, il s'aperçoit que ce qu'il aime avant toute
chose, même chez les plus légers des rimailleurs sensuels,
même chez un aussi piètre dialecticien que Verlaine,
ce n'est pas une vague musique ; c'est l'implacable syntaxe et,
à travers elle, la logique. Le raisonnement, oui, dans son
ellipse ou sa bizarrerie même, qui peuvent ici aller loin.
Les glissements, sauts, renvois, analogies qui font passer d'un
énoncé à l'autre, et du premier au dernier
mot de chaque poème. Il y a une pensée poétique,
décide-t-il, qui est une espèce de ratiocination,
ni plus ni moins.
Elle peut donc s'étudier ? Très certainement elle
a sa spécificité dans le langage, ses tours, procédures
récurrents, comme ont dans leur médium la pensée
musicale, la pensée picturale. Où la repérer
? Sûrement pas dans le " style " dont s'orne une
argumentation. Dans les poèmes eux-mêmes et dans leur
voisinage, dans la rhétorique brimbalante de Lucrèce,
la dislocation des fins de sonnets, la théologie cratylienne
de Hopkins, etc.
Mais avant d'emprunter ce sentier
peu battu, il faut s'assurer qu'il n'est pas sous un autre nom ("
rhétorique ", " théorie littéraire
", " poétique " ?) une bretelle d'autoroute.
Et qu'il ne se réduit pas non plus à l'étude
thématique des oeuvres, qui semble impropre à dégager
une pensée digne de ce nom. Qu'est-ce qui prouve, par ailleurs,
que la poésie pense autrement que la philosophie ? En quoi,
par exemple, la pensée de Hopkins se distingue-t-elle de
celle de son maître Duns Scot, celle de Lucrèce ou
de Ponge de celle de leur maître Épicure ?
L'étudiant se met au travail, se résout d'attaquer
le problème par la face Pétrarque -- celui-dont-l'esthétique-a-infléchi-toute-la-poésie-occidentale-moderne.
Il tâche de mettre le doigt sur ce qui distingue d'un concept
au sens philosophique le concetto pétrarquiste, cette arabesque
où se déploient les significations de quelques mots
pour ramener par un détour à l'énoncé
qu'ils forment. Il trouve commode d'opposer la fondation, geste
caractéristique de la pensée philosophique (que n'a-t-elle
servi à fonder ? les sciences, la morale, la religion, le
droit) et l'instauration poétique, qui peut être tout
sauf inébranlable. Il croit enfin reconnaître, derrière
les raisonnements plus ou moins explicites des poètes qu'il
scrute, trois ou quatre formes logiques, des formes de rétrospection
paradoxales bien connues des sceptiques : la régression à
l'infini, la pétition de principe, le cercle vicieux.
La poésie (et la littérature, si la poésie
en est le moteur) penserait donc par apories. Ce ne serait pas tant
qu'elle en rencontre, comme tout le monde ; elle travaillerait essentiellement
à les produire comme autant de vérités vitales,
et c'est pourquoi elle irait chercher les objets (déliaison
amoureuse, sensation insensible, présence des absents), les
constructions (funambulesques, incomplètes, enjambées),
les mots (archéo et néologiques) de l'aporie. Tout
poème serait un syllogisme, mais du genre faux fait exprès.
D'où les incipit abrupts (qui parle donc et de quoi ?) ;
d'où les pointes (un ultime énoncé pour nouer
les précédents et les rendre insolubles).
Do I contradict myself ? Very
well, then I contradict myself.
Dans quelles apories spécifiques s'engage la poésie
d'ici et de maintenant ? Une seule chose est très claire,
pour l'étudiant : c'est le long de la ligne serpentine reliant
les éléments d'un poème que de la pensée
se produit, non dans quelque puits sémantique (" par
cette image d'une rare profondeur, René Char nous dit...")
ou aparté philosophique (" qu'a dit Celan à Heidegger?").
Anecdotiques à cet égard
sont l'amour, la haine momentanée des poètes pour
les philosophes et réciproquement, les emprunts des uns aux
autres, et même le cas que les poèmes font d'une pensée
théorique qui n'est pas la leur.
Il n'y a là aucun indice
fiable de ce que la poésie pense - du fait qu'elle pense
ni de ce qui meut cette pensée. En revanche, la lecture patiente
- aussi patiente que celle à laquelle auraient droit des
recherches logiques - pourrait mettre à jour, en radiographiant
la colonne scoliotique de tel poème contemporain, un peu
de pensée pure. Comme cette ligne ondule en prosodie, la
poésie pense avant tout avec ses pieds, et penser avec elle,
ce serait danser avec elle.
N'est-ce pas cela qu'il faudrait
faire pour dissiper les malentendus - et dépasser le faux
clivage - entre une " poésie pensante " et une
autre qui aurait la " haine de la pensée " ?
Seulement, dans un univers culturel où ne comptent plus que
les " sujets ", accorder à la poésie ne
serait-ce qu'un regard distrait relève déjà
d'une excentricité. Qu'elle demande davantage - que l'on
pense avec elle -, cela paraît plutôt culotté
de sa part. Avouons qu'il manque des volontaires. L'étudiant
en philosophie essaierait peut-être, mais les concours approchent.
On en restera donc aux généralités.
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