Pierre Alferi / Politique inédit - texte rédigé pour le deuxième numéro de la revue "Politique", qui n'en eut qu'un |
Il ne s'agit plus de faire
du style avec la langue. Le style c'est l'homme - hélas!
L'ambition de s'approprier le langage, de le signer, s'est largement
épuisée dans le modernisme, par exemple dans les versions
qu'en donnèrent Artaud et Joyce : soit dans l'idiome opaque,
tiré des profondeurs intimes, soit dans l'écriture
comme scène où l'auteur se donne en spectacle en tant
qu'expérimentateur virtuose. Ambition stylistique, encore,
héroïque-subjective. Pour l'afficher, aujourd'hui, il
faudrait faire semblant : d'être le fou qui parle en langue,
ou bien l'expert testant ses formes. Les styles au lieu du style, ça voudrait
dire : primo, attirer l'attention sur l'artifice, sur les formes
en tant que telles, mais par le simple passage de l'une à
l'autre, sans faire d'elles la fin même (du formel, sans le
formalisme). Comme des protocoles fictifs d'expériences réelles.
Secundo, épouser la littérature transversalement,
pour avoir avec la tradition une relation plus déliée,
ni révolutionnaire (table rase qu'on remet à chaque
tour) ni captive. Comme des cambrioleurs seuls dans la salle des
coffres, calmes, qui ont toute la nuit. Tertio, surtout, obéir
à la nécessité (vitale) de l'écriture
proprement dite - de la torsion stylistique -, l'affirmer hautement
contre les porteurs de messages humanistes et les raconteurs d'histoires
captivantes qui occupent le terrain, mais sans prendre la vieille
pose, pas même celle de l'avant-gardiste prométhéen.
Juste des formes de phrases comme des formes de vie. Si l'on admet qu'il peut y avoir une cohérence
ou une voie transstylistique, on admet d'autant plus facilement
qu'elle puisse être transgénérique. Ça
va de soi, du coup, de parler de "la littérature "
- même si l'on n'a plus rien à hypostasier sous ce
nom, aucun dépassement sublime, aucun Livre, seulement un
tracé exploratoire - contre ceux qu'inquiète l'autonomie
de la poésie, par exemple. On parle alors, non d'un corpus,
mais d'un champ de pratiques virtuelles, toutes de niveau, reliées
par des lignes serpentines. Le but serait de justifier pleinement - autrement que par l'héroïsme subjectif dont on parlait - ce qu'il y a de plus artisanal dans l'écriture, de plus raffiné, de plus petit, de plus vieux, de plus subtil, de plus maniéré même, sans revenir à rien de ce que la modernité a sapé. Tout au premier degré, résolument, humblement. [.../...] La difficulté, c'est qu'aujourd'hui, en France, il y a d'un côté ceux qui méprisent légèrement l'écriture - " art du passé ", un peu comme on l'a dit de la peinture - , ou la pratiquent de façon ironique, sans trop y toucher (découpage, citations) ; et de l'autre, comme pour leur donner raison, ceux qui confisquent l'idée du " grand genre " au profit d'une littérature biologique, pleine du pathos de l'authenticité, d'images sulpiciennes, d'hymnes au père et aux aïeux héros sans grade, de bien-écrire, de philosophie à l'usage des classes terminales, de terroir (Maréchal, nous voilà!). Entre le renoncement désinvolte des
" branchés " et le passéisme oiseux des
" stylistes " , il y a tout de même assez de place
pour travailler. [.../...] Quant à l'" échange " , l'accent mis sur la liberté de la " réception " , l'" ouverture " sur le dehors, l'indétermination de la lecture, la multiplicité des interprétations, l'" interaction " , qui seraient l'exigence contemporaine (politique) par excellence, ça ne sert à rien de vouloir aller dans ce sens. En se hâtant vers le dehors, en révisant à la baisse les enjeux proprement littéraires, en écrivant moins et en parlant plus les textes, en réduisant les contraintes imposées à la lecture, et cetera, on risque tout simplement d'appauvrir l'expérience que l'on prétend offrir plus directement, et donc, en fait, d'anticiper l'écho davantage. Au contraire, surdéterminer la lecture, préciser jusqu'à l'indiscernable, multiplier les repères, écrire à la limite supérieure du " vouloir-dire " sans rien laisser délibérément ouvert ou indéterminé, voilà le plus sûr moyen d'être débordé de toutes parts, de faire surgir des questions véritables - précisément motivées et sans réponse prévue -, de laisser s'exercer une liberté concrète de lecture - qui trouve sur place, longtemps, à s'employer. Un livre - imaginons - qui serait " trop " écrit, surchargé de sens et de styles, passant d'un genre à l'autre, explicite jusqu'à l'obsession, vous laisserait au bout du compte le soin de faire sonner ensemble ses notes supposées fondamentales. Et, si cette tâche se révélait impossible, si tout cela faisait plus ou moins qu'un accord, il aurait été en un sens fidèle à la " forme " contemporaine de " l'expérience " . Pas assez politique ? |