31 fragments d'une seule ville  
la ville est désormais dans toutes les tentatives d'écriture – il a fallu pour cela une historie, des défricheurs, une lente inscription de la ville dans nos chemins d'écriture - j'ai sélectionné quelques-unes de ces tentatives qui ont permis que ce territoire soit créé - FB

1.
... lampes, compagnes fidèles de l'errant et du songeur attaché à sa rive de lumière : lampes à la Ville et dans les chambres, lampes du riche et lampes du pauvre, aux halls des gares et des palaces, aux ateliers et aux vitrines, comme aux treilles mêmes du drame ou de la fête - lampes de toute race et de tout cru, de toute veille et de toute fièvre, depuis les feux de rampe théâtrale jusqu'aux lanternes de ruelle oubliées au matin en haut d'un escalier de pierre...
Saint-John Perse, Léon-Paul Fargue, Gallimard 1963.

2.
Par plusieurs portes de Paris s'en vont ainsi des autoroutes bordées de toute sorte de murs antibruit, très différents les uns des autres. Certains ondulent ainsi que des tôles mutantes, d'autres déploient des arceaux de tubulure, parfois l'un d'eux suggère un souvenir de blockhaus agrémenté de plantes grimpantes. Coiffés d'auvents, bardés d'aspérités ou de contreforts, ces ouvrages d'art s'incarnent en matériaux variés, métal, béton, plastique, faïence ou miroir, terre cuite et bois ignifugé. Diversement inclinés par rapport aux voies, d'aucuns sont aussi translucides ou presque transparents ou bien encore, comme celui-ci, juste percé de hublots vitrés d'un petit mètre de diamètre. Entre ce mur et la façade de la résidence s'étendait dans l'ombre un mince rectangle de mauvaises herbes vivaces, d'un vert wagon synthétique et luisant.
Jean Echenoz, Lac, Minuit, 1989.

3.
Des corridors, - des corridors sans fin! Des escaliers, - des escaliers où l'on monte, où l'on descend, où l'on remonte, et dont le bas trempe dans une eau noire agitée par des roues, sous d'immenses arches de pont... à travers des charpentes inextricables! Monter, descendre, ou parcourir les corridors, - et cela pendant plusieurs éternités... Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes?
Gérard de Nerval.

4.
Tout ce qui présentait la capacité de réfléchir la lumière, les vitrines, les carrosseries, les enseignes métalliques, réverbérait la clarté basse et même les bordures de trottoir, les pans de toitures. Des silhouettes méconnaissables, dévorées par l'éblouissement, coulissaient dans l'incendie glacé. Elles naissaient d'une lueur, dérivaient sans plus d'épaisseur ni de réalité que des ombres avant qu'une autre lueur ne les absorbe dont il ne reste qu'une épaule ou chapeau s'éloignant. J'ai marqué une pause pour changer de bras. Je frissonnais dans mon blouson d'été. Je marchais vers la gare. Le monde que je retrouvais au sortir du lycée se diluait dans l'excès de lumière. Je croisais des mains, une moitié d'enfant. Une anfractuosité qui devait être un camion avec sa caisse d'aluminium s'élargissait devant moi. Le souffle me bousculait et lorsque je me retournais pour m'assurer que le grondement, le souffle rauque étaient bien un camion, on aurait dit que le soleil s'éloignait dans l'avenue.
Pierre Bergounioux, La Mue, Gallimard, 1991.

5.
J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde
Venez toutes couler dans ma gorge profonde

O Paris nous voici boissons vivantes
Les viriles cités où dégoisent et chantent
Les métalliques saints de nos saintes usines
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
Comme fit autrefois l'Ixion mécanique
Et nos mains innombrables
Usines manufactures fabriques mains
Où les ouvriers nus semblables à nos doigts
Fabriquent du réel à tant par heure
Nous te donnons cela.
Guillaume Apollinaire, Alcools.

6.
Une ville : de la pierre, du béton, de l'asphalte. Des inconnus, des monuments. Des institutions.
Mégalopoles. Villes tentaculaires. Artères. Foules.
Fourmilières?
Qu'est-ce que le coeur d'une ville? L'âme d'une ville? Pourquoi dit-on qu'une ville est belle ou qu'une ville est laide? Qu'y a-t-il de beau et qu'y a-t-il de laid dans une ville? Comment connaît-on une ville? Comment connaît-on sa ville?
J'aime ma ville, mais je ne saurais dire exactement ce que j'y aime. Je ne pense pas que ça soit l'odeur. Je suis trop habitué aux monuments pour avoir envie de les regarder. J'aime certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de cafés. J'aime beaucoup passer dans un endroit que je n'ai pas vu depuis longtemps.
Georges Perec, Espèces d'espaces, Galilée 1974.

7.
La ville avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin sur les chemins. O l'autre monde, l'habitation bénie par le ciel, et les ombrages! Le Sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d'été, l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non! nous ne passerons pas l'été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image.
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bouclés, d'autres descendant en obliquant en angle sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent le long des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.
Arthur Rimbaud. Illuminations.

8.
Au contraire des grandes villes d’Europe (Londres, Berlin, Paris...) qui, pour ainsi dire, se déchiquettent sur leur pourtour, s'effilochent, semblent éparpiller à leur périphérie des banlieues de moins en moins denses, des morceaux de villes, comme un archipel d'îlots de plus en plus dispersés s'égrenant à mesure qu'on s'éloigne du centre...
(Par exemple? à partir de la gare de l'Est, noté successivement:
Hangars - Gare de marchandises - Multitudes de voies
Entrepôts - HLM
Poste d'aiguillage
Terrains vagues - Usines
Pavillons - Jardinets
Gazomètres - Lignes à haute tension
Pylônes
Usines - Clôtures en plaques de ciment
Pavillons pierre meulière marron ou crépis gris-noir
Cimenterie - Linge rose qui sèche (gardien ?)
Garage en briques: cour pleine d'autos à la casse
Fleuve vert - Péniches
De nouveau pavillons, jardinets, vergers
Voies qui s'entrecroisent (pont) se dédoublent se rejoignent
Plan incliné, remblai s'élevant, masquant
Machines (bulldozers) peintes en jaune
Wagons de marchandises roses
De nouveau vastes entrepôts - choses rouillées, carcasses métalliques, caissons
Terrain de sports
Poteaux à croisillons couchés en désordre le long de la voie
Premier morceau de campagne -
Bois mauve (de rares sapins vert noir)
Parc - Perspective - Château en briques
Sablières - Chantiers
Décharge publique
Cimetière de voitures entassées - Montagne de carcasses moteurs enlevés
Entrepôt de ferrailles (poutrelles)
Sous-bois (taillis, hallier, tapis rose de feuilles mortes)
Montagnes de bidons cylindriques annelés multicolores bleus jaunes verts rouille
Petit bois de nouveau
Terre labourée (sous la pluie les versants des sillons lissés par le soc luisants bleus (marne ?)
Puis plus rien que la campagne: champs, haies, boqueteaux, etc.)
Claude Simon, Le Jardin des Plantes, 1997.

9.
Tout ce qu'il y est né de chants et de légendes est plein de la nostalgie d'un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d'un gigantesque poing.
Franz Kafka, "Au début, quand on commença à bâtir la tour de Babel..."

10.
De l'autre rive nous regardions les palais. Tu trouvais les mots pour embellir. Je devenais sereine et puissante. Ici, comme un centre un tournoiement plein d'éclaboussures. La ville est devenue creuse. Les ruelles sombres les voûtes ouvertes sur les canaux noyés dans le flou. Ce qui respirait c'était toi, tout humide contre la fenêtre séchant tes cheveux dans le triangle de lumière qui arrivait jusqu'au rebord. La vieille dans la pièce à côté parlait avec ses chats et les odeurs de poisson frit nous arrivaient de la cuisine mêlées à celle des fruits trop mûrs écrasés sur une dalle. Sur les places on ouvrait les puits de pierre qui pour tous semblaient scellés. Au fond on voyait parfois nos visages et la ville vacillante irréelle dansant sur nos reflets. Murs creux façades belles, ne pas rappeler les soirées mourantes.
Danièle Collobert, Dire I - II, Change, Seghers/Laffont, 197
2.

11.
Car, Seigneur, les grandes villes
sont décomposées et perdues.
La plus grande est fuite devant les flammes,
il n'est pas d'espérance en leur désespoir
et leur faible durée passe.

C'est là que vivent, dans la misère et la détresse,
en de profondes chambres, des hommes au geste anxieux,
plus angoissés que troupeau d'agneaux
alors qu'au-dehors ta terre veille et vit,
eux cependant, qui existent, ne le savent plus.

C'est là que des enfants, aux rebords des fenêtres,
grandissent, à jamais plongés dans une même ombre,
ignorant que dehors chaque fleur les appelle
à un jour rempli de l'espace, du bonheur et du vent,
il leur faut être enfant, ils le sont tristement.

C'est là que, pâles et blêmes, vivent des hommes
Qui meurent étonnés du monde dur à vivre.
Et nul ne voit la grimace béante
Que devient le sourire de cette douce race
Au long des nuits anonymes.
Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort, 192
3.

12.
Et d'abord le plan de la ville est essentiellement simple et régulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les rues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de largeur uniforme, plantées d'arbres et désignées par des numéros d'ordre.
De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d'un tiers, prend le nom de boulevard ou d'avenue, et présente sur un de ses côtés une tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer métropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est réservé et orné de belles copies des chefs-d'oeuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.
Toutes les industries et tous les commerces sont libres.
Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais il est nécessaire de donner de bonnes références, d'être apte à exercer une profession utile ou libérale, dans l'industrie, les sciences ou les arts, de s'engager à observer les lois de la ville. Les existences oisives n'y seraient pas tolérées.
Jules Verne, Les Cinq Cents Millions de la Bégum, 1879.

13.
Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c'est une phrase où les mots épris de tout toi-même aient l'inflexion heureuse, et le poids du baiser. Qu'importe la limaille prodiguée à cette balance, et le sens désespéré que prend toute parole à franchir le saut du coeur aux lèvres, qu'importe ce que je dis si les sons mués en mains agiles touchent enfin ton corps dans son déshabillé? Ne me défends plus rien, tu vois : je m'abandonne. Toute ma pensée est à toi, soleil. Descends des collines sur moi. Il y a dans l'air un charme enfantin que tu enfantes, on dirait que tes doigts errent dans mes cheveux. Suis-je seul vraiment, dans cette grotte de sel gemme, où des mineurs portent leurs flambeaux derrière les transparents pendants de l'ombre, et passent en tirant leurs chariots neigeux. Suis-je seul, sous ces arbres taillés avec soin dans une chaleur d'azur où tournent les mulets des norias, par l'habitude; suis-je seul dans cette voiture de livraison, ornée d'une reproduction fidèle de l'enseigne déjà démodée d'un magasin de lingerie. Suis-je seul au bord de ce canon fait de main d'homme dans un jardin du sud-ouest, où l'on entend le rire clair des femmes couvertes d'émeraudes. Suis-je seul n'importe où, sous tout éclairage artificiel, inattentif à ce qui me retient, par-delà les petites oscillations isochrones de mon amour, mais fort de cet amour qui se répercute dans ce qui sert de roche au délire, fort des lynchages de baisers, de la justice sommaire de mes yeux, le coeur pendu haut et court [...] Suis-je seul dans tout abîme, les splendeurs à l'instant voilées, au-dessus des écoeurements, des besoins subits de départ [...] Seul par les labours et les épées. Seul par les saignements et les soupirs. Seul par les petits ponts urbains et les dénouements de faubourg [...] Seul à la pointe de moi-même où à la clignotante lueur d'un bal deviné un homme perdu dans un quartier neuf et désert d'une ville en effervescence, une nuit d'été divine, s'attarde à rassembler au bout de sa canne de jonc les débris épars au pied d'un mur, d'une carte postale nostalgique négligemment déchirée par une main dégantée où brillait à côté des bagues la morsure vive et récente d'une dent que tu ne connais pas. Plus seul que les pierres, plus seul que les moules dans les ténèbres, plus seul qu'un pyrogène vide midi sur une table de terrasse. Plus seul que tout. Plus seul que ce qui est seul dans son manteau d'hermine, que ce qui est seul sur un anneau de cristal, que ce qui est seul dans le coeur d'une cité ensevelie.
Louis Aragon, Le Paysan de Paris, 1926.

14.
Les rues même sont comme des chambres sans fenêtre.
Fédor Dostoievski.

15.
Et je n'ai pas été différent de la brume.
Dans le silence de la nuit j'ai marché dans vos rues, et mon esprit est entré dans vos maisons,
Et vos battements de coeur étaient dans mon coeur, et votre souffle était sur mon visage, et je vous connaissais tous,
Oui, je connaissais votre joie et votre peine, et dans votre sommeil vos rêves étaient mes rêves.
Khalil Gibran, Le Prophète, 1923.

16.
Il y a cependant dans le Nantes d'aujourd'hui une ligne de fracture, le long de laquelle la forte cohésion du gâteau urbain, à peine craquelé par les fentes étroites de ses rues, qui en fait pour moi vraiment une ville, et non un échantillonnage monumental, se rompt, et intercale dans sa substance une cicatrice mal refermée, une béance que la vie n'a pas colmatée tout à fait : le double lit comblé des bras de la Loire, de part et d'autre de l'ancienne île Feydeau. Il m'arrive plus d'une fois d'être séduit par les distensions, et même les déchirures, que crée momentanément en plein centre d'une ville l'arasement d'un quartier vétuste, ou, plus durablement, un champ de ruines de guerre qu'on s'est découragé de reconstruire, un champ de ruines historiques tenant en respect le front d'urbanisation qui l'assiège. J'ai beaucoup aimé, pendant des années, avant la construction du Centre Georges Pompidou, m'aventurer à la nuit tombée sur le plateau Beaubourg, lissé, nettoyé de ses décombres, et palissadé à distance par les masses obscures des immeubles conservés, couturés sur leurs murs de refend des cicatrices d'escaliers fantômes, et balisés à leur base par un faible cordon de lumières très étiré : c'était le seul point de Paris sur lequel on voyait tomber en nappe unie le clair de lune, comme sur une clairière de forêt.
Julien Gracq, La Forme d'une ville, José Corti, 1985.

17.
Le supermarché que nous avait promis le maire et que nous attendions impatiemment, les boutiques ici étant rares et peu achalandées, vient d'ouvrir à l'entrée du village, dans le quartier des lotissements qu'il domine de sa masse considérable, haute et plate, qu'on peut distinguer, ainsi que les lettres gigantesques de son nom, de très loin dans la plaine, et qui désigne ainsi maintenant notre village aux voyageurs mieux et plus tôt que ne le font la pauvre girouette de l'église ou la grande croix de marbre érigée au centre du cimetière. Le bâtiment n'est en définitive, qu'une sorte de hangar aux dimensions colossales, aux parois ondulées badigeonnées de bleu, précédé d'une vaste esplanade où sont garés voitures et caddies. Mais, à nous qui débouchons de la grand-rue bordée de vieilles maisons basses et serrées, ce local paraît si long, si vaste, si peu susceptible de pouvoir jamais être contourné (un véritable découragement s'emparerait de nous à l'idée de suivre à pied ne serait-ce qu'un de ses murs) qu'il nous semble être bien davantage qu'un entrepôt disgracieux, et nous le voyons un peu comme un château fantastique qui fait la fierté, nouvelle, de notre village, et constitue enfin pour d'éventuels visiteurs une raison de s'y attarder.
Marie NDiaye, En Famille, Minuit, 1990.

18.
J'ai vu moi-même la ville de Balclutha.
Mais elle était abandonnée. La flamme avait ravagé les maisons : la voix de l'homme ne s'y faisait plus entendre. Son fleuve avait été détournée de son cours par la chute des murailles. Partout le chardon élevait sa tête solitaire, et la mousse épaissie frémissait au souffle des vents. Les animaux sauvages habitaient la demeure de l'homme, leurs têtes se montraient au milieu des ruines et de l'herbe épaisse dont elles étaient couvertes. Elle est déserte la demeure de Moïna, et le silence habite le palais de ses pères. Bardes, entonnez les chants de douleur, et déplorez le sort des étrangers : ils n'ont fait que tomber quelques jours avant nous, car il faudra bientôt que nous tombions nous-mêmes.
Ossian, Chants gaéliques.

19
Et je voyais des cités et des palais que l'oeil ne trouva jamais que dans les nuages.
Alfred de Musset.

20

Un homme monte en haut d’une ville pour se voir.
LE VEILLEUR.
Relevé vu et lu : ville de Paris, 8 heures 19 : une quatre Renault citron-bleu-vert, allant de droite à gauche et de gauche à droite. 8 heures 26 : une femme parfois poussant caddy. 8 heures 32 : un homme s’apportant trois poulets à lui-même. 8 heures 47 : une camionnette tuba, avec une vitre en transparence. 8 heures 53 : un cycliste pas pressé d’apparaître. 9 heures une : une camionnette signée Jean d’Aplomb. 9 heures 2 : une camionnette signée Dunlop; suivie d’une camionnette à chenille de Pindreau. Même modèle à 9 heures 03, signé Tupin-Transport. 9 heures 7 : vélo en roue libre. 9 heures 9 : trois jeunes garagistes à pied. 9 heures 11 : six Peugeot à huit hommes. 10 heures pile : un homme massif, suivi de la Femme au pantalon mort. 10 heures une : un usager assez maigre tenant ses cinq doigts dans une main… 10 heures 2 : sortant d’uen boîte, l’une d’elle, puis l’éloignant. 10 heures 3 : un professionnel. 10 heures 3 : j’ai lu au trottoir droit : " - Mille quarante-quatre francs seulement l’année par an. - Savoir jumper, sachez jumper! - Toute grande dernière liquidation générale. - Mange à toute heure : merci les visiteurs. - Rappelez-moi par mon gros nom : Hop-là! - Douches de braise. - L’avenir prépare le passé. - A deuc cent millimètres de la sortie, ce centimère crube est à vous. - Résidence Trombinière : Jean Usager s’y construit. - Au Château gros : vivez cul sec. - Libres parkings, parkings de libre. - A tout! Pour vous! - Chien Silégy, votez Duquel. - " A Dieu passé là par erreur. " - Angoisse à Cipendieux. - Monument vif à la Déesse de la Détresse de la Raison. - Videz les horloges creuses. - Mangez sans dates limites. - Agissez Trugleau! - Isabelle Barberie. " 10 heures 4 : à 10 heures 4 il a été vu un homme découvert se regardant se recoiffant dans une vitrine. 10 heures 5 : deux Anglaises en automobile-cube-vert-beige-pâle. 10 heures 6 : retour des camionnettes Tupin-Transport. 10 heures 7 : un mentonnier de bois au trou phosphorescent tenant attaché ses trois parents et un bâtonnier de bois au bout phosphorescent rappelé soudainement par les allumettes à la craquelure. 10 heures 9 : un piétonnier tout seul, dépenaillé, muni d’une paire de pieds, suivi de cinq enfants vivants professionnels. 10 heures 10 et 11 et 12 et 13 : vu que trop tard j’avais assez attendu, j’avais déjà trop vu que j’avais rien à voir. Chuté de mon promontoire.
Valère Novarina, Vous qui habitez le temps,1989.

21.
Le Grand Khan possède un atlas où toutes les villes de l'empire et des royaumes limitrophes sont dessinées palais par palais et rue par rue, avec les murs, les fleuves, les ponts, les ports, les écueils...
Le Grand Khan possède un atlas dont les dessins représentent le globe terraqué dans son ensemble et continent par continent, les confins des plus lointains royaumes, les routes maritimes, le contour des côtes, les plans des métropoles les plus illustres et des ports les plus opulents....
L'atlas représente aussi des villes dont les géographes ne savent si elles existent ni où, mais qui ne peuvent manquer, entre les formes urbaines possibles : Cuzco au plan radial et segmenté qui reflète l'ordre parfait des mutations, Mexico verdoyante sur le lac dominé par le palais du roi Moctezuma, Novgorod aux coupoles bulbeuses, Lhassa qui élève ses toits blancs sur le toit nuageux du monde...
Le Grand Khan possède un atlas où sont recueillis les plans de toutes les villes : celles qui dressent leurs murs sur des fondations solides, celles qui tombèrent en ruines et furent englouties par les sables, celles qui existeront un jour et à l'endroit desquelles ne s'ouvrent encore que les gîtes des lièvres.
L'atlas a cette qualité : il révèle la forme des villes qui n'ont pas encore de forme ni de nom.... Le catalogue des formes est infini : aussi longtemps que chaque forme n'aura pas trouvé sa ville, de nouvelles villes continueront de naître. Là où les formes épuisent leurs variations et se défont, commence la fin des villes. Sur les dernières planches de l'atlas, se diluent des réticules sans commencement ni fin, des villes qui ont la forme de Los Angeles, la forme de Kyoto-Osaka, qui n'ont pas de forme.
Italo Calvino, Les Villes Invisibles, Le Seuil, 1972.

22.
Je vais aux limites de la ville.
Limites grises, urgentes.
Je ne connais pas.

Il y a un mouvement dans l'air, très loin.

Des arbres, des boutiques restreintes. Stores baissés, rideaux de fer, et cette odeur sucrée, de limonade. Dans une vitrine immobile, quelques robes.

Au-dessus, le ciel marbré. Je croise un enfant.

Je reconnais la lumière, peut-être.
Leslie Kaplan, Le Livre des ciels, P.O.L., 1983.

23.
Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l'hôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches de rues qu'il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines qu'on évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où l'air d'alentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique. Tout se passe en efforts pour éloigner la vérité de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de l'encre, le ciel reste ce qu'il est là-bas, bien refermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1933.

24.
Maintenant donc, ô frère, regarde le peuple qui est au-dessous de toi et la disposition et l'aménagement de notre société.
Vois l'employé à son bureau, le marchand à son comptoir, l'ouvrier à ses pièces, l'étudiant à son livre.
Considère la société de tous les hommes, pareille à une pieuvre collée à la boule du monde,
L'enlaçant de ses cent membres souples, tels que des corps de pompes, garnis de suçoirs rétractiles;
Et toi, ô riche, pareil au milieu de la bête qui goûte dans son coeur et qui comprend dans la profondeur de son estomac,
Voici les corps qui entrent par régiments par les portes des usines cependant que la sirène mugit; vois les pauvres, vois les femmes et les enfants, compte le bétail,
Compte les têtes sans nom et sans honneur qui naissent, vivent et meurent comme dans un perpétuel Décembre,
Dans la misère, dans l'ignorance, dans le vice et dans la servitude;
Et flaire : cependant cela vit!
Suppose donc qu'un de ces êtres qui ont vécu toute leur vie dans ta main se retourne tout à coup vers toi comme un vieillard,
Et que, te considérant du hochement caduc de sa tête,
Portant sa main tremblante à ta bouche de deux doigts il te la tienne ouverte,
Que répondras-tu à son interrogation?
Paul Claudel, La Ville, 1893.

25.
A propos de ces trois milliards d'êtres humains, dont on fait une montagne : j'ai calculé, moi, qu'en les logeant tous dans des maisons de quarante étages - dont l'architecture resterait à définir, mais quarante étages et pas un de plus, cela ne fait même pas la tour Montparnasse, monsieur -, dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables; que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mètres de large, ce qui est tout à fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moitié de la France; pas un kilomètre carré de plus. Tout le reste serait libre, complètement libre. Vous pourrez vérifier les calculs, je les ai faits et refaits, ils sont absolument exacts. Vous trouvez mon projet stupide? Il ne resterait plus qu'à choisir l'emplacement de cette ville unique; et le problème serait réglé. Plus de conflits, plus de pays riche, plus de pays pauvre, tout le monde à la même enseigne, et les réserves pour tout le monde.
Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.

26.
Les cafés se garnissent
De gourmets, de fumeurs,
Les théâtres s'emplissent
De joyeux spectateurs.
Les passages fourmillent
De badauds, d'amateurs,
Et les filous frétillent
Derrière les flâneurs.
Oui, voilà mes amis,
Voilà Paris la nuit,
Du plaisir et du bruit,
Voilà Paris la nuit!
Chanson anonyme, 1842.

27.
Chacun admire, au centre de Leipzig, une campagne artificielle où l'on descend dans des vallons sur le bord d'un petit lac, et où l'on se croit à une lieue de la ville, qui est à cinquante pas de là, tout autour du paysage factice.
Charles Fourier, Traité des quatre mouvements et de l'unité générale.

28.
Peu à peu (et ceci comprend la durée d'un monde), les plans se reculent à l'infini, les édifices s'entassent les uns sur les autres, et diminuent de couleur et de dimensions apparentes, selon les lois de la perspective, jusqu'au moment où ils vont se perdre à une distance à peine mesurable de l'imagination.
Charles Nodier.

29.
Des pans de mur se mirent à surgir alors ici et là et, à l'élargissement de la route, je compris que nous étions en train de traverser les restes de quelque antique cité mais que la forêt n'avait pas réussi à investir totalement. . Je savais bien que nombre de régions perdues de la Gaule dissimulaient des vestiges de ces vastes métropoles, de la même façon d'ailleurs qu'il en subsistait beaucoup de traces au coeur de la plupart de nos villes. Il s'agissait, aux confins des provinces déshéritées, au pire de lieux-dits dont les consonances bizarres disaient assez les déformations que ces appellations avaient dû subir au cours des temps... D'après ce que j'avais pu en apercevoir au cours des rares expéditions que nous avions à plusieurs reprises tentées en de semblables lieux, il ne restait plus aucune habitation intacte, à peine quelques façades aveugles et ravagées, ou des ossatures de constructions à plusieurs étages qui, pour peu que l'on essayât en esprit d'imaginer la forme qu'elles avaient été susceptibles de revêtir à l'origine, ne pouvaient avoir donné que des édifices d'une hauteur et de proportions gigantesques... Jusqu'au coeur de nos cités se dressaient ainsi de ces sombres bâtisses couvertes de végétations parasites où s'abritaient toutes sortes d'oiseaux et qui ne semblaient ne plus avoir d'autre objet que de servir de point d'appui à l'amoncellement des masures qui les entouraient de tous côtés. Et, de temps en temps, au gré des besoins, ou pour récupérer quelques pierres, on jetait à bas le plus gros, tout ce qui en définitive dépassait la ligne des toits. Mais arrivait aussi très souvent que certaines fissent obstacle à la volonté des démolisseurs. Il s'agissait toujours d'édifices faits d'une matière semblable au mortier que nous connaissons, mais bien plus lisse et fine par sa texture, et comme coulée d'un seul bloc. Les outils employés contre elle s'émoussaient aussitôt.... La consistance des murs ainsi bâtis était étrange, et sonore à chaque fois qu'on y portait le moindre coup de burin, d'autant que ces parois étaient en général armées de tiges de fer qui en assuraient à la fois la souplesse et la rigidité, de manière à les rendre dans la plupart des cas presque indestructible.
Alain Nadaud, L'Envers du temps, Denoël, 1985.

30.
Cette ville va disparaître. Immobiles, nous serons face à une masse mouvante de bêtes et de sanglots. Le temps s'amassera dans ce coin de terre. Puis tout disparaîtra dans la lumière de l'aube, avec les cageots démantelés, et les ordures dans la rue. Où aller? Puisque toujours les rues sont les mêmes, ô fleuve et le béton. Dimanche à Gennevilliers et les enfants de chez toi qui jouaient dans le matin. Tu m'as dit :
- Regarde.
- Oui.
- Nos vies où nous nous disons au revoir.
Mathieu Bénézet, Pantin canal de l'Ourcq, Flammarion, 1981.

31.
Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapport que naît cet idéal obsédant.
Charles Baudelaire, préface aux "Petits poèmes en prose", 1869.

+ 1 .
Sur la ville déserte, au-dessus de l'arène, une feuille errante dans l'or du soir, en quête encore du front d'homme.
Saint-John Perse, Amers, Gallimard 1972.