Réza Barahéni / l'autobiographie comme exil | |
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II. L’AUTOBIOGRAPHIE
COMME EXIL 1, Le poète
comme prisonnier, Langue et imagination créatrice en exil
à lire aussi: retour dossier Réza Barahéni |
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1.
Le poète comme prisonnier, Langue et imagination créatrice
en exil
Pour quelqu’un qui vit en exil il n’existe qu’un seul pays, le pays où il est né, et une seule langue, la langue maternelle. En comparaison, tous les pays et toutes les langues lui apparaissent comme des fictions. Ceux qui ont connu l’exil, qu’il soit forcé ou volontaire, reconnaîtront ce que Salman Rushdie décrit comme « le rêve du retour glorieux ». Immédiatement après le départ du Shah d’Iran en 1979, des milliers d’hommes et de femmes qui vivaient en exil depuis de nombreuses années ont pris comme moi le chemin du retour. La plupart laissaient derrière eux des choses de grande valeur. J’abandonnais aux États-Unis une réputation d’écrivain, un poste de professeur à plein temps dans une université respectée, beaucoup d’amis. Mais ce devait être notre retour glorieux. Et ça l’était, d’une certaine façon. La sombre cité de Téhéran nous entoura dès notre arrivée. Soudain nous avons reconnu les visages derrière les fleurs, nous avons entendu les paroles, les plaisanteries, les poèmes, et senti l’éclosion vive et exquise du souvenir. Nous étions chez nous, ce lieu familier et dangereux. Je l’avais quitté cinq ans auparavant parce que la répression l’avait transformé en enfer. J’y revenais parce que j’espérais que la révolution le transformerait en paradis. Je l’ai quitté à nouveau, en octobre 1996, parce que des années d’un régime brutal avaient fait de l’Iran quelque chose de pire que l’enfer. Ce pays a été le lieu d’une succession ininterrompue de turbulences, avec ses habitants et ses écrivains se redressant et retombant avec chaque nouvelle vague. Il est très difficile d’être écrivain dans un tel État. Il est malhonnête de voir lapider des femmes et de garder le silence. Il est malhonnête de voir interdire les langues d’un groupe ethnique et de garder le silence. Il est également malhonnête de contenir ses sentiments d’amour, d’affection, et de passion entre les limites prescrites par une législation hypocrite, malhonnête de ne pas écrire ce qui arrive entre deux êtres humains quand ils sont dans un lit. Il est malhonnête de ne pas se battre pour la liberté des êtres humains et pour la liberté d’expression en littérature. C’est dans ces dispositions et cet état d’esprit que j’ai traversé la Révolution islamique de 1979, connu la prison deux ans plus tard, et l’éviction de l’université de Téhéran en 1982. Privé de tous mes droits en tant qu’être humain et contraint à l’exil dans mon propre pays, j’ai commencé à donner des cours, en toute illégalité, dans le sous-sol de mon appartement. Pendant des années ce sous-sol a été, en Iran, le centre de la littérature moderne, post-moderne et féministe. Il a été le ventre collectif de la création pour une génération de jeunes garçons et filles qui se lisaient leurs travaux les uns aux autres, et étudiaient la littérature iranienne et étrangère. Déniés et opprimés par les autorités, nous avons travaillé à éliminer toute trace des styles et de la structure patriarcale dans les écrits individuels. Ce qu’écrivaient ceux d’entre nous qui étaient exilés dans leur propre pays a donné une voix à ce dont notre société était privée. L’attitude de la République islamique d’Iran envers les écrivains qui n’étaient pas inféodés au gouvernement – qui les traitait d’espions au service des puissances occidentales – a été d’une brutalité absolue. Dès le début de la révolution, nombre d’écrivains importants ont fui le pays ou ont été arrêtés. Récemment trois sont morts dans des circonstances mystérieuses. L’un d’eux, Faraj Sarkouhi, directeur de publication du mensuel Adineh, a subi d’atroces tortures. De nombreux autres ont vécu dans la peur, en se cachant ; plusieurs ont échappé à des enlèvements et à des tentatives d’assassinats. J’ai échappé à deux enlèvements, j’étais assigné à résidence à mon propre domicile ; tous mes livres étaient interdits. Des invitations m’arrivaient de Suède, du Canada, des États-Unis. J’ai dû prendre une décision. Je suis arrivé au Canada en janvier 1997. Cela a été le plus long hiver de ma vie, cette nouvelle période d’exil qui nous a, ma femme, deux de nos enfants et moi, paralysés et tourmentés. Toute ma vie, semble-t-il, j’ai vécu en exil. Beaucoup ont tendance à considérer l’exil comme une métaphore de la misère et de la tragédie, ou comme sa métonymie. En fait, c’est encore plus paradoxal. Quand je pense au Canada, l’Iran n’est présent ni dans ma mémoire ni dans mon esprit. L’Iran et le Canada n’ont aucun rapport entre eux. Je suis une personne déplacée ou un écrivain, et ma raison d’être repose quelque part ailleurs. Dans le contexte de la langue persane et de la littérature iranienne, spécialement la langue et la littérature de ces quarante-cinq dernières années, mon travail a un sens particulier. Je ne saurais l’expliquer, même à l’écrivain ou à l’éditeur canadien le plus sympathique. Mais je n’aurais à l’expliquer à aucun de ceux qui ont participé aux travaux d’écriture dans le sous-sol. Ils « savaient » de quoi je parlais ; le même sang coulait dans nos veines. Je n’existe pas, à leurs yeux, physiquement ; j’existe en tant que langue et que littérature. Je ne suis pas, à leurs yeux, un poète et un romancier ; je « suis » la poésie et la fiction. Mais aux yeux de mes amis canadiens, je suis un sommaire, sans aucune signification particulière.Je viens d’un des plus anciens pays du monde. Ma ville, Tabriz, est un lieu de fables et d’histoires, un lieu reconstruit par Shéhérazade. Je suis une histoire en plusieurs langues. Je suis ce que le philosophe français Michel Foucault a appelé, à propos d’un récit de Jorge Luis Borges, un « non-lieu », qui n’existe que dans la langue. Et cette langue ne se prête pas facilement à vivre dans une nouvelle demeure. J’aime la société multiculturelle canadienne, mais je souffre d’une sorte de claustrophobie. Langue et raison d’être enfouies dans ma poitrine et ma gorge, je me déplace de lieu en lieu, et de celui-ci à celui-là, écrivain véritablement en exil, faisant l’expérience de l’éternel entremêlement de la mémoire, du désir, de l’espoir et de la langue au point que tous les lieux sont laissés loin derrière, et je me retrouve à me tenir dans ma bouche, dans ma gorge, dans ma poitrine – concrètes assises de mon langage poétique. La langue des rêves et des désirs commence à avoir une fonction différente. La notion entière de référentialité se modifie, et je n’ai plus confiance dans mes yeux puisqu’ils ne sont pas aptes à me mettre en contact avec les choses réelles. L’acuité visuelle globale, bien que nouvelle, belle et solidement structurée, diminue. Je ne vois pas les scènes qui se déroulent devant moi. Des visions d’une autre mémoire m’habitent, me torturent, celles d’amis qui sont morts et enterrés, celles de figures aimées qui ont disparu, telle Eurydice dans les brumes de l’enfer quand son époux le poète Orphée commit l’erreur de se retourner. Le poète n’a alors plus rien qu’une langue, une voix, une bouche. Peu de choses sont plus traumatiques que l’interdiction de la langue maternelle. L’interdiction ne se résume pas à une totale amnésie. Vous pratiquez encore, d’une façon ou d’une autre, votre langue maternelle. Son interdiction pour raisons raciales ou ethniques ne peut jamais être totale parce que vous la pratiquez avec votre famille et vos amis. Mais la culture et la langue dominantes (le persan, en ce qui me concerne) s’imposent à vous, supplantent votre langue maternelle et votre culture (la mienne est turque azérie), qu’elles qualifient de traîtres. Le fait d’imposer l’arabe, le turc et le persan aux Kurdes d’Irak, de Turquie et d’Iran et le persan aux Turcs Azéris d’Iran sont des exemples manifestes de ce qu’est la répression culturelle et linguistique. Quand vous la subissez dans votre enfance, vous regardez les visages innocents de vos parents, de votre famille, des habitants de votre ville – en fait, de toute la population de votre région – et vous vous demandez s’il est possible que la langue et la culture de tant de personnes soient à ce point déloyales. Votre langue maternelle devient une conspiration criminelle contre la grande culture officielle de l’État. Si vous écrivez quelque chose dans votre langue, vous devenez automatiquement un séparatiste et un traître envers la souveraineté de cet État. Ainsi, dès votre enfance et votre jeunesse dans votre propre ville vous commencez à vivre en exil, et vous apprenez à haïr votre langue maternelle. Qu’arrive-t-il à votre langue ? Tout simplement, vous l’avalez. Comment ? Durant l’hiver 1945, alors écolier de Tabriz d’une dizaine d’années, j’ai écrit un article en azéri avec des encres de couleur, et je l’ai affiché sur un mur. L’article était rédigé dans ma langue maternelle, la langue maternelle de tout l’Azerbaïdjan. À cette époque, un gouvernement semi-autonome dirigeait la province. Quelques mois plus tard, ce gouvernement était renversé et le régime central iranien reprenait le contrôle de la ville et de la région. Pour avoir écrit cet article et l’avoir affiché au mur, les autorités scolaires, dont la langue maternelle était la mienne et celle de mon article, m’ont obligé, devant les professeurs et les élèves, à lécher l’encre sur toute la surface de la feuille de papier jusqu’à ce qu’il n’en reste plus trace. J’ai avalé ma langue maternelle. Je n’ai jamais oublié cette humiliation. Je commençais juste à écrire de courts poèmes, enfantins, futiles, dans ma langue maternelle. Cette porte s’est définitivement refermée. On a fait de ma langue maternelle, langue féminine, langue apprise des lèvres et des caresses d’une mère, une chose cachée. La relation de Je et de Tu à quoi n’avait pas encore introduit la hiérarchie de la syntaxe, le rythme irrégulier et spontané des mains, des oreilles, des lèvres et de la bouche – tout a disparu dans cette humiliation d’avoir à lécher l’encre. Presque cinquante ans plus tard, j’ai lu ces quelques phrases que la philosophe et féministe française Julia Kristeva aurait pu écrire à propos du cours que ma vie a pris suite à cette encre rendue invisible: « Écrire est impossible sans une certaine forme d’exil. L’exil est déjà en soi une forme de dissidence. » Vous entrez en dissidence par rapport à la norme, aux conventions, aux règles. La langue qui a été avalée produira le fruit le plus concret du langage : la poésie. Nous sommes environ trente, uniquement des hommes, assis ou allongés sur le sol d’une des salles de détention, dans les étages supérieurs de la prison. Depuis que je suis ici mes yeux sont bandés, si bien que j’ignore que c’est la prison dans laquelle je suis resté, en 1972, plus d’une centaine de jours. Cette fois je suis dans ce couloir, yeux bandés, depuis vingt-deux jours. Tous ont également les yeux bandés. Nous sommes anonymes. Sans nom. Toutes les cellules individuelles sont occupées par des femmes. Quand je m’étends sur le sol, je peux voir sous le bandeau qui serre mes yeux, à travers la fente entre mon nez et mes joues, la procession solennelle des femmes quand on les emmène aux toilettes au bout du couloir. Elles ressemblent à des spectres que les autorités carcérales auraient empruntés aux pièces de Shakespeare. Droites et dignes, elles marchent en tchadors, ou en foulards et longs manteaux. Pas une mèche de cheveux ne s’en échappe. Les foulards sont épinglés sous le menton, et malgré les bandeaux qui dissimulent leurs yeux il y a toujours quelque chose de magnifique dans leur façon de se déplacer. La main couverte de la première tient un bâton tendu par le gardien, les autres suivent selon une ligne irrégulière, la main gauche de chacune posée sur l’épaule de celle qui la précède. Je vois cela à travers la fente de mon bandeau. Le gardien m’a déjà prévenu : si mon bandeau glisse, il me battra sévèrement. En me menaçant, par mégarde il a mentionné mon nom. La nuit venue, une des femmes chuchote en passant : « Monsieur… Monsieur… êtes-vous… le poète, Réza… êtes-vous ? » Certains hommes dans le couloir ronflent. Sous le bandeau ça brille, mais comme un halo nébuleux, une lumière aveuglante qu’étoufferait un nuage. Le ronflement des hommes est d’un grand secours, mais j’ai peur qu’on repère son filet de voix. « Qui êtes-vous ? » je chuchote au vide derrière le bandeau, et je me tais, craignant que le gardien ou même l’un des prisonniers proches de moi n’ait entendu ma voix. Plus rien n’arrive de derrière la porte. Elle ne veut peut-être pas me dire qui elle est, elle était simplement curieuse à mon sujet. Puis elle parle. Ce qu’elle dit m’abasourdit : « Nous sommes enceintes toutes les quatre. Ils vont nous tuer. » N’osant faire le moindre
mouvement qui trahirait cette conversation aux gardiens, j’attends.
Elle aussi attend. Presque une demi-heure plus tard, elle respire soudain
lourdement et dit : Je ne sais pas quoi dire. Rien ne m’a
préparé à parler à cette
femme dont le mari a été tué, qui répète « papillon »,
et qui semble me proposer de toucher et de sentir les mouvements de son
enfant à travers
sa peau. Comment une femme iranienne peut-elle dire ces choses à un
homme, à un étranger
? Son esprit est-il dérangé ? D’abord
je ne l’entends pas très bien – ou je ne peux
pas croire ce que j’entends. Comment peut-on mettre une femme dans
cette situation ? Puis j’entends quelques simples phrases. Et rien
d’autre.
Le jour suivant, on la sort de sa cellule. Toutes les femmes pleurent.
Ensuite, plus aucune ne me parle de derrière la porte ; elles
sont maintenant trois à aller
aux toilettes. Quelques jours plus tard, on me déplace vers un
autre étage,
un autre exil. Ses phrases hachées de derrière la porte
résonnent à mes
oreilles : Ces phrases m’ont été adressées en persan. Je les écris en anglais. Aucune de ces langues n’est ma langue maternelle. C’est cet exil-là que Julia Kristeva, elle aussi écrivain exilée, a appelé « une façon de survivre ». Comment ce processus qui m’a permis de survivre s’est-il déroulé ? À la maison, à l’usine, au marché, même à l’école entre élèves et professeurs, on pratiquait sa langue maternelle. Mais la forme écrite de la langue de l’école, la forme écrite de la langue du travail, de la police, des tribunaux, des films était le persan. La langue de la littérature et de la poésie était le persan. La langue maternelle ne méritait qu’humiliation et assujettissement, comme ma mère vis-à-vis de mon père qui l’avait toujours dominée. L’exil hors de la langue est la schizophrénie linguistique de tous ceux, individus ou peuples, qui sont soumis à la domination d’une langue. L’engrenage de l’amour et de la haine se met en place. C’est quelque chose qui a toujours trait à mon père, jamais à ma mère. L’amour maternel est total. Sans ma mère, je ne serais pas la personne que je suis, poète et romancier. Pour apprécier quelque chose, je dois y déceler l’élément maternel. L’imagination implique qu’on le découvre dans tout ce avec quoi nous entrons en contact. Mais plus que n’importe quoi au monde, c’est la langue qui est maternelle. La mère a joué à la langue avec nous. C’est à travers elle que cet amour généreux accorde à la langue sa capacité poétique. La poésie est une langue dans laquelle les mots tombent amoureux les uns des autres ; ils cessent d’être utilisés de façon extérieure, non affective. Un poète qui écrit dans une langue qu’il a choisie ne sera pas un grand poète avant qu’il n’ait découvert le rapport mère-enfant dans cette langue. Dans la littérature, l’exil a pris différentes formes. C’est Samuel Beckett qui choisit d’écrire la plupart de ses pièces et de ses fictions en français. Il m’aurait été impossible d’écrire de la poésie ou de la fiction en turc azéri. C’est Vladimir Nabokov qui écrit la plupart de ses dernières œuvres en anglais. Recherchant l’autre dans la langue, la tradition et la poétique de la fiction, James Joyce expérimente les dispositifs de l’écriture même. Son exil volontaire hors d’Irlande est un des événements importants de la littérature mondiale. Certainement, ce sont de grands moments dans l’histoire d’une nation quand un écrivain sent que, par chance, il peut demeurer parmi les siens, s’enrichir de cette expérience et écrire à ce sujet. Mais l’exil est également une aventure, une expérience dans un monde autre qui permet à l’imagination de chacun d’aller dans des directions inconnues, à la fois techniquement et spirituellement. Les lettres de Joyce et son premier roman montrent qu’il s’est intentionnellement expulsé d’Irlande afin d’embrasser l’expérience non seulement du Continent mais également des continents de l’aventure artistique. Un territoire né de l’imagination a été créé par les œuvres de ces écrivains que ne définissaient ni les périodes historiques ni les pays où ils vivaient. Un tel exil franchit les frontières idéologiques, philosophiques, politiques. En exil, vous sortez des normes et des conventions de la pensée et de l’imagination. C’est le désir de voir au-delà, d’avancer « dans l’exil », tel Dante imaginant et parcourant les étapes de l’imagination elle-même. Quand
j’apprenais le persan, j’étudiais également
l’anglais,
ma fenêtre sur Shakespeare, Joyce, Virginia Woolf, Gertrude Stein.
Quand ma mère est morte de la maladie d’Alzheimer dans une
maison de retraite de Téhéran, en 1995, j’avais commencé d’écrire
en anglais un roman que j’avais l’intention d’intituler « Notre
Dame des Scribes », l’histoire d’un poète qui
partage sa nourriture avec d’autres. Une heure avant sa mort, j’ai ôté le
noyau d’une datte et j’ai porté le fruit aux lèvres
de ma mère. Elle a soulevé ses bras fragiles, pris la datte,
l’a
partagée en deux et m’en a tendu une moitié. Elle
a porté l’autre à ses
lèvres, l’a lentement embrassée, mais ne l’a
pas mangée.
Elle est morte une demi-heure plus tard, cette moitié de datte
entre ses doigts. Mon roman a été interdit de publication
en Iran. Trois mois après mon plus récent départ
en exil, il était
publié en Suède. J’écris maintenant du Canada,
j’écris
sur ces continents qui se dressent du passé afin d’exiger
un avenir.
2 a - introduction à "L'Aveuglement exilique",
par Joanne Mackay-Bennet L’amitié entre Barahéni et Sa’edi est cimentée par leur engagement mutuel dans la lutte sociale et politique contre l’oppression et la censure, dans les années soixante et soixante-dix. Ce même engagement se retrouve dans les pages d’une génération d’auteurs qui, avec Barahéni et Sa’edi, ont influencé le développement de la littérature iranienne moderne et la critique littéraire. À la différence de la littérature persane classique, qui se définit par ses qualités formelles et s’adresse à des lecteurs appartenant à l’élite, la littérature moderne est engagée dans un mouvement global pour le changement social et politique, et ses sujets pragmatiques et actuels visent un public plus large et plus populaire. Dans le cas de ces deux auteurs, la censure a entravé leurs carrières et limité la réception de leurs œuvres, en Iran comme à l’étranger. Lorsqu’il vivait encore en Iran, Sa’edi a souligné les effets dévastateurs de cette censure selon laquelle chaque morceau « pouvait être interprété de mille façons différentes, et chaque interprétation donner lieu à un nouveau chef d’accusation » (cité dans l’introduction à Fear and Trembling de Sa’edi, traduit par M. Southgate, Washington : Three Continents, 1984). Non seulement la censure a éliminé presque totalement la possibilité de trouver un lectorat en Iran, où le travail de ces deux auteurs est interdit à cause de son contenu, mais elle demeure en outre un facteur décisif dans le combat pour faire publier leurs œuvres en Occident, où le marché exige qu’un ouvrage soit écrit dans la langue du pays d’accueil. Plutôt qu’une interdiction du travail à cause de son contenu, ce sont parfois les difficultés d’un écrivain à manier la langue d’adoption qui peuvent entraver la publication de ses œuvres. Dans son pays d’origine, note Barahéni, un écrivain peut être « suspect à cause du contenu de son langage, […] mais lorsqu’il est en exil, c’est son médium qui est suspect, son langage même » (President’s Report II : Prison and Exile, PEN Canadian Bulletin, mars 2003). Comme pour contrer le non-respect des frontières de la part de la censure et y répondre, Barahéni et Sa’edi rejettent de manière tout aussi flagrante la limitation de l’écriture à un seul genre. En conséquence, leur travail se caractérise non seulement par une vigilance aux complexités de la langue d’expression, mais aussi par le maniement habile d’une multiplicité de langages (poésie, cinéma, pantomime, roman, nouvelle), par une foi irrépressible dans le pouvoir qu’a une expression artistique de dire ce qui ne peut pas être dit, que ce soit dans la langue d’origine pour des raisons politiques ou dans la langue d’adoption, et par une conscience aiguë et vivace des risques concrets de ne pas écrire. C’est dans ce
contexte que Réza Barahéni tisse son essai
créatif, « L’aveuglement exilique ». En créant
un montage de retours en arrière, telles les traces des images de
cinéma
projetées sur le mur de la mosquée de son enfance, dont il
se souvient, il mêle les faits et la fiction, la biographie et l’autobiographie,
de façon que sa vie et celle de Sa’edi deviennent alternativement,
et de façon réciproque, sujet et toile de fond. Presque simultanément,
semble-t-il, la vérité de la « dictée » est
effacée par la qualité fictive des circonstances de sa narration.
Le ton intime et urgent de Barahéni, constant tout au long de ce
texte, rappelle les qualités du naqqal traditionnel, ce conteur
itinérant
qui, à l’aide de peintures sur toile montrant des scènes
tirées des épopées iraniennes afin d’illustrer
l’histoire
qu’il dévoilait progressivement, enchantait l’auditoire
réuni sur la place publique, souvent à côté du
cimetière
ou d’un lieu saint. Ici, cependant, c’est le lecteur, ravi
par la finesse du récit de Barahéni, qui reste envoûté à la
fin par le martyrologe qui le clôt. En démarquant son territoire
dans une zone d’insécurité imaginative et volontaire, « L’aveuglement
exilique » crée un sanctuaire pour l’auteur aussi bien
que pour le lecteur, un testament à l’espace de représentation
et de spectacle dans le langage.
2b, «
L'aveuglement exilique : l'autobiographie non écrite d'un auteur
dramatique à Paris,
dictée à titre posthume à un ami » De l'occupation
soviétique de ma ville natale, Tabriz, au cours de la
Deuxième Guerre mondiale, deux images me viennent spontanément à l'esprit,
images reflétées sur un mur blanc par un faisceau de
lumière émis
par un camion militaire garé dans un coin de la place, à côté de
la mosquée du quartier. On avait six ou sept ans, et on s’était
faufilés hors de la mosquée pour regarder les formes
qui bougeaient sur le mur. La première se composait de l’association
ridicule d'un chapeau, d'un nœud-papillon, de deux yeux qui sautillaient
de haut en bas, d'une moustache fine mais agile, et d'un genre de démarche
que j'ai imitée le reste de ma vie. À l'époque,
je ne savais pas son nom. La deuxième séquence montrait
un homme gigantesque, toujours en mouvement, complètement hystérique,
aux yeux composés
d’un mélange sauvage de Khazar et de Russe, qui courait
d'une pièce à l'autre de son château. Des gens
tombaient à ses
pieds, terriblement – et ce mot « terriblement » me
servira bien vingt-deux ans plus tard, lorsque ces gestes spasmodiques
réapparaîtront
d'abord dans mes pantomimes, ensuite dans mes pièces de théâtre.
Les formes sur le mur, la mosquée, le camion militaire, les
pères
qui priaient dans la mosquée, les femmes voilées et les
enfants qui restaient bouche bée et les hommes qui regardaient
et qui riaient, l'association de la guerre, de l'occupation, du silence
et des langues étrangères
: toutes ces choses sont devenues pour moi des présences permanentes
dans mon esprit et dans mon théâtre. J'ai vu les formes
de ces deux hommes et de beaucoup d'autres hommes et femmes sur le
mur de la place.
L'armée soviétique les projetait tous les vendredis soir. Comment pouvait-on connaître les montagnes kurdes Lorsque j'arrive à Paris, au début, on m'emmène tout voir. Je suis accueilli chez les membres de l'opposition iranienne. Les universitaires commencent à traduire mon travail, mais je découvre vite qu'un écrivain a besoin d'un agent et d'un éditeur commercial. Je n'ai ni l'un ni l'autre. Deux mille pages de mes écrits sont traduites en anglais et envoyées aux grandes maisons d'édition américaines. Tous les éditeurs disent non. L'un d’eux confie à l'auteur de mon autobiographie : « Nous ne comprenons pas ces livres. Les traductions ont besoin d'être complètement revues, il faut faire des coupes. Et puis, qui s'intéresse à la littérature persane ? » J'entends mon autobiographe dire : « S'ils avaient publié Sa'edi, les Américains auraient pu comprendre ce pays qui allait mener deux ans plus tard une des plus importantes révolutions idéologiques contre l'Occident, et en particulier contre les États-Unis. Et ils auraient pu comprendre les Afghans et les Arabes aussi. » Il y a toujours de la sympathie en Occident pour cet écrivain qui a été arrêté et torturé, mais personne ne comprend la raison de sa souffrance : ses livres, qui ne trouvent pas d'éditeurs, ou, s'ils en trouvent, c'est au prix de la torture, de la peur de la persécution et, en fin de compte, d'une âme brisée. En France, je rencontre les chefs de l'opposition. J'écris une pièce de théâtre. Je visite des musées. Je commence à perdre mon désir de voir qui que ce soit, quoi que ce soit. Je passe tout mon temps à boire. Mois après mois, je fais semblant d'être aveugle. Maintenant, la nostalgie me montre son autre visage. L'exil, c'est comme Janus. Ce n'est pas l'exil qui est l'algie, c'était avant que j'étais dans l'algie. Maintenant c'est nos, « le désir ardent de rentrer chez soi », qui est en train de pénétrer par effraction dans ma vie. Plusieurs fois des Iraniens m'arrêtent alors que je suis en route pour l'ambassade d'Iran, décidé à demander un passeport afin de rentrer. Je suis ivre de nos. L’algie, c'était pour le lieu que j’avais quitté. Et tout d'un coup, je ne fais plus semblant d'être aveugle. Je suis aveugle. J'ai besoin des gens pour me guider dans la ville. Je reste chez moi, à attendre ma mort. À quoi sert de rentrer, ou de rester à Paris ? Des souvenirs aveugles m'inondent de partout. Il n'y a qu'une chose à faire : boire et encore boire et penser à comment mettre tout cela en mots. La nostalgie, c'est l'autre face. Je ne me tiens nulle part, ni dans une utopie ni dans une dystopie. Une hétérotopie, peut-être : ailleurs, par rapport à tous les lieux, qu'ils soient bons ou mauvais. Seuls les mots me restent. Dans ce lieu fait de mots aveugles, je suis en train d'écrire dans ma tête un scénario qui ne peut être compris par personne. Je veux retourner, je veux descendre, je veux rentrer. Je ne veux pas rentrer. Arrête d'écrire ; reste aveugle, ne sors pas. Qu'ils viennent te chercher. Une distance, je le sais, viendra un jour tout près afin de me pousser vers le bas. Alors, on va où maintenant, mon autobiographe posthume ? Montre-moi le chemin. Je suis mort à Paris en 1985. Je gis
au cimetière Père-Lachaise, à onze
tombes exactement de Marcel Proust, de qui je n'ai absolument rien
lu, et à six
tombes de Sadeq Hedayat, le fondateur de la fiction persane contemporaine,
qui s'est donné la mort à Paris en 1951. Il a quitté son
pays pour se tuer dans un autre. Pas de nos, pas d' algie.
IN MEMORIAM
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