une femme
©
Réza Barahéni,
texte inédit - traduit de l'anglais par Dominique Dussidour
Introduction
Vers la fin de sa vie Virginia Woolf écrit dans « Une scène
du passé » : « Etre capable de recevoir des chocs est,
je suppose, ce qui fait de moi un écrivain. Je propose cette explication
: le choc se propage immédiatement dans le désir d’en
rendre compte… Il signale la présence, derrière les
apparences, de quelque chose de réel ; et je rends cette chose réelle
en mettant des mots dessus… Le monde entier est une œuvre d’art
; et nous sommes des éléments de cette œuvre d’art.
Hamlet ou un quatuor de Beethoven dit la vérité à propos
de cette masse immense que nous appelons le monde. Mais il n’y a
pas Shakespeare, il n’y a pas Beethoven… nous sommes les mots
; nous sommes la musique ; nous sommes la chose même. Cela, je le
vois quand je reçois un choc. »
Ces vingt dernières années, de façon obsessionnelle,
presque douloureuse, j’ai écrit de nombreuses versions d’une
histoire qui a réellement eu lieu. Quelle que soit la manière
ou la forme adoptée, j’ai pourtant été incapable
de venir à bout du choc qui en est à l‘origine. Je
n’ai jamais réussi à en faire une fiction. Sa réalité,
située à des années-lumière des possibilités
de la fiction, me revient tel un tic facial qui vous harcèle quand
vous n’y prêtez pas garde, et qui cesse dès lors que
vous en prenez conscience. Mais que votre mémoire lui accorde ne
serait-ce qu’un instant d’inattention, et son crescendo visuel
s’insinuera en vous sans vergogne. Voici une version récente
de cet événement.
Une femme
Nous sommes environ trente, uniquement des hommes, assis ou allongés
sur le sol d’une des salles de détention, aux étages
supérieurs de cette prison. J’ai été conduit
ici les yeux bandés, j’ai toujours les yeux bandés,
et vos yeux porteront un bandeau toute votre vie s’ils l’ont
porté pendant plus de vingt-deux jours. Et je ne sais pas que c’est
la prison dans laquelle j’ai été enfermé en
1972 pendant plus d’une centaine de jours. Nous avons tous les yeux
bandés. Et si vous vous allongez sur le dos et relevez légèrement
la tête, le couloir que vous apercevez par la fente du bandeau entre
votre nez et votre joue vous apparaît comme l’étroit
tunnel le plus long du monde. Mais, et c’est aussi surprenant, à quelques
mètres de vous la barbe d’un homme semble croître à un
baiser de distance de votre visage. Tel est l’effet débilitant
du bandeau. Et cinq jours plus tard l’homme devient fou et il hurle à tue-tête
: « Je vous en prie, enlevez-moi ce bandeau ! S’il vous plaît
! S’il vous plaît ! Je vous dirai tout ! Je dénoncerai
qui vous voulez ! » Et de l’autre bout du couloir quelqu’un
crie : « Ferme-la, ferme-la une bonne fois ! » Et nous sommes
tous anonymes. Et nous communiquons entre nous à travers le chœur
des ronflements qui traverse la nuit.
Les cellules individuelles à droite et à gauche du couloir
sont occupées par des femmes. En m’allongeant sur une couverture étendue
sur le sol, par la fente-espion entre mon nez et mes joues je peux assister à leur
procession solennelle quand on les emmène aux toilettes au bout
du couloir. D’opaques spectres qui se déplacent avec lourdeur
mais au retour desquels vous avez l’impression que les autorités
carcérales ont décidé de se jouer de votre vision.
Elles interprètent maintenant des spectres shakespeariens à l’intention
de la fissure obscène de votre bandeau. Droites et dignes, elles
avancent sous leurs tchadors, ces voiles islamiques traditionnels, ou en
foulards et manteaux longs. Pas une mèche de cheveux ne s’en échappe.
Les foulards sont épinglés sous les mentons, et malgré les
bandeaux qui dissimulent leurs regards quelque chose de magnifique émane
toujours de la façon dont elles se déplacent. Elles avancent
avec lourdeur, c’est vrai, pourtant même sous leur camouflage
elles paraissent absolument belles. La main couverte de la première
tient un bâton tendu vers elle par le gardien, et les autres suivent
selon une ligne flottante, irrégulière, la main gauche de
chacune placée sur l’épaule de celle qui la précède.
La fière procession de l’innocence féminine traverse
la fente de votre bandeau. Le gardien ouvre la porte en fer de leur cellule, à ma
droite dans le couloir. Je ne les vois plus. Mais je les devine. Elles
avancent encore. La porte se referme. Quand soudain quelque chose appuie
sur mon bandeau, et y reste, à peser sur mes yeux. Je me tortille
afin d’échapper à la pression des deux doigts puissants.
Son autre main me tient plaqué au sol. « Reza Baraheni, si
je t’attrape encore une fois à regarder à travers ton
bandeau ou même à jeter un coup d’œil, je t’envoie à la
torture ! Compris ? – Je n’ai rien vu, je ne regardais pas. – Compris
? - Oui, compris. » Il met l’autre couverture sur ma tête
et s’éloigne.
Il est difficile de respirer dessous, et quand on apporte le dîner
une heure plus tard j’enlève la couverture, m’adosse
au mur, mange, comme d’habitude avec le bandeau, et demeure contre
le mur le plus longtemps possible. Bientôt commencera le chœur
des ronflements. Les voix habituelles des hommes et des femmes hurlant
sous la torture fluent et refluent. Ce sont des voix auxquelles nous sommes
tous habitués. Quand je m’allonge, sous le bandeau ça
brille comme d’habitude, à la façon d’un halo
nébuleux, d’une lumière aveuglante qu’étoufferait
un nuage. Soudain j’entends quelque chose, les fragments d’une
phrase, qui atteignent mes oreilles de quelque part, dans une voix féminine
:
«
Monsieur… monsieur… êtes-vous… poète… monsieur… êtes… Reza… monsieur… ? »
Le ronflement des hommes lui est certainement d’un grand secours,
mais la peur existe qu’elle soit repérée. La voix est
de retour, obstinée comme avant, à la fois fragile et anxieuse
: « Etes-vous… dites-moi… êtes-vous… monsieur… êtes-vous… Reza… poète
? »
«
Qui êtes-vous ? », je murmure au vide sous le bandeau puis
je me tais, craignant d’avoir été surpris par un gardien
ou par l’un ou l’autre détenu. Vous n’êtes
pas censé avoir confiance en qui que ce soit, en prison. Plus rien
n’arrive de derrière la porte. Elle ne veut peut-être
pas me dire qui elle est. Elle était seulement curieuse à mon
sujet. Puis ces fragments :
«
Enceinte… enceinte. Vous entendez… enceinte. »
Je me tourne vers la porte que je ne vois pas et murmure : « De quoi
parlez-vous ? »
«
Vous entendez… n’entendez pas… enceinte… Reza… »
Mais cela prend beaucoup de temps. Plus d’une demi-heure pour chaque
fragment de phrase. « Que voulez-vous dire exactement ? » je
demande. Elle répond seulement : « Je ne peux pas… peux
pas… » Je répète ma question. Et soudain elle
dit : « Ca a bougé… bouge… ça vient de
bouger… - Qu’est-ce qui a bougé ? » je demande.
Le silence est total, puis j’entends quelqu’un pleurer tout
haut derrière le mur, et dire, et répéter : « Papillon… mon
papillon… une beauté. » Maintenant je m’efforce
de comprendre ce qui se passe exactement. Ce ne peut pas être de
la poésie. Chaque chose continue d’arriver par fragments, à travers
le ronflement des hommes dans le couloir, et la femme continue de dire
des choses, et peut-être c’est l’autre femme qui pleure.
Comment savoir ? Je ne suis pas là-dedans. Nous ne sommes pas des êtres
humains. Nous sommes des bêtes séparées par une porte
en fer. Seulement ces phrases, toute la nuit. Puis le changement de gardiens,
puis la marche jusqu’aux toilettes, un par un, pour se laver et retour
pour la prière ici aussi, où l’on a dormi cette nuit,
et la peur de surprendre les femmes qu’on emmène aux toilettes
et qu’on ramène. J’espère que je verrai quelque
chose et en apprendrai un peu plus sur elles. Mais la conversation commence
de la même façon, si ce n’est que la voix est plus claire,
parce qu’on ouvre et referme les portes des autres cellules sur les
prisonniers que l’on conduit aux interrogatoires. Et soudain, deux
phrases complètes :
«
Nous sommes enceintes toutes les quatre. Ils nous tueront dès que
nos bébés seront nés.
- Comment ?
- Oui, Reza. Oui. »
Et maintenant le lieu est saturé par
les présences et les
voix de l’autorité. Je ne sais pas ce qui se passe. Je suis
très fatigué. Je n’ai pas dormi la nuit précédente,
et je tombe de sommeil. Je n’entends pas sa voix. Je n’en
entends aucune. Quand je me réveille, la lumière étouffée
par le nuage est là, mais aussi quelque chose d’autre. Du
bruit arrive de l’autre bout du couloir, de la cellule près
des toilettes. Et un homme hurle à tue-tête : « Je
suis innocent ! Je suis innocent ! » C’est un hurlement hystérique
qu’interrompent des sanglots et des supplications, qui continue
pendant plus d’une heure. À la fin on dirait qu’on
le tire hors de la cellule. Et qu’on le traîne. Ils s’arrêtent à quelques
mètres de moi qui suis allongé sur le dos, le visage tourné vers
le haut avec le bandeau sur les yeux. « Mon testament est dans
ma poche. Je vous en prie, donnez-le à ma mère. » Ils
le laissent là, tandis que d’autres vont jusqu’à une
autre cellule, l’ouvrent, et disent à quelqu’un de
sortir. On entend un hurlement hystérique, pas la voix d’un
homme cette fois, celle d’une femme. Alors toutes les femmes de
toutes les cellules se mettent à hurler, et parmi elles les quatre
femmes enfermées dans la cellule de droite. Tout le lieu est plongé dans
le chaos. Mais les gardiens sont capables de s’en débrouiller.
La femme est tirée hors de la cellule et emportée, et l’homme à quelques
mètres de moi est emporté hors de la salle, et à la
fin le hurlement s’éteint. Le lieu est abandonné à lui-même,
peut-être avec un seul gardien à l’entrée.
«
Où sont vos maris ? » je demande lentement.
Pas de réponse de l’autre côté. Je répète
la question.
«
Tués. Ils ont été tués. Et maintenant… »
Elle se tait, pensant peut-être que quelqu’un arrive. Je répète
le début de sa phrase : « Et maintenant ? » et j’attends
en silence.
«
Nous sommes deux, celle qui est à l’intérieur de moi,
et moi. Tant de choses dépendent de sa naissance.
- Quel est votre nom ?
- Je n’ai plus de nom maintenant, c’est le sien. J’aimerais
que ce soit une fille. Une fille qui portera mon nom : Parvaneh. »
Tout ce temps c’est son bébé dont elle a parlé,
quand elle disait « papillon ». Maintenant elle dit : « Ca
bouge, Reza. Elle n’a jamais autant bougé. Ca me fait bouger.
Poète ! Aimeriez-vous la sentir ? Elle bouge comme une folle. Nos
mains à toutes sont posées sur mon ventre. Elle est chatouilleuse.
Aimeriez-vous la sentir ? »
Comment une femme, une femme iranienne en particulier, peut-elle dire
ces choses à un homme, un parfait inconnu ? Mais cela semble peu lui
importer.
«
C’est chaque jour maintenant, mon papillon, chaque jour. Chaque jour…
- Pourquoi ne leur demandez-vous pas de vous emmener à l’hôpital
?… Dites-leur de vous conduire à l’hôpital.
- Ils le feront quand le temps en sera venu. Quand les douleurs commenceront,
ils viendront et ils m’emmèneront. » Puis elle dit : « Qu’avez-vous
fait ? Quel est votre crime ?
- Je ne sais pas. Ils ne me l’ont pas encore dit.
- Pensez-vous qu’ils vous libéreront ?
- Je ne sais pas. » Je dis ensuite : « J’espère
qu’ils vous laisseront en vie et élever votre enfant.
- Je ne pense pas qu’ils confieront l’enfant à ma famille.
Ils disent qu’ils les envoient à l’orphelinat. » Un
moment plus tard elle dit : « Elle bouge à nouveau. Aimeriez-vous
la sentir ? »
Deux jours plus tard, ce sont trois femmes qui reviennent des toilettes
en direction de la fente-espion de mon bandeau.
Il y a déjà pas mal de temps, j’ai parlé à un
papillon qu’on détenait derrière une porte en fer. Depuis,
j’ai écrit de nombreuses versions de cette unique conversation.
(Traduit
de l’anglais par Dominique Dussidour.) On lira
une autre version de ce récit dans « Le poète comme
prisonnier »
(II. L’autobiographie comme exil). Une version plus
longue en est donnée dans le chapitre 4 (quatrième variante) d’Élias à New
York. |