Siffle, Gabier,
siffle doucement
Pour appeler le vent ;
Mais sitôt la brise venue
Gabier, ne siffle plus !
Mesdames, Messieurs,
D'abord cette réserve
: le modeste plaisancier que je suis n'a jamais navigué au-delà
de la limite des soixante milles marins (environ 120 kilomètres
d'un abri), et encore ce fut par des temps "maniables", comme dit l'expression
maritime. On dit à ce propos qu'un navire est "armé en
troisième catégorie", sur une échelle qui en comporte
cinq, graduée de 5 à 1. On peut, en Méditerranée
par exemple, et en mer Ligure, faire de belles croisières sans
jamais outrepasser cette limite.
Mais la course au large, ou la
grande pêche - le " grand métier " - la navigation au long
cours, l'exploration et la protection des terres lointaines, bref, le
vrai métier de marin se rient d'une telle restriction. Ceux qui
appareillent par n'importe quel temps, ceux qui ont " passé les
trois caps " devraient avoir seuls qualité pour parler ici, s'il
est vrai que, dans la langue des métiers, la parole qui compte
est celle qui vient de l'expérience : C'est pas dire, qu'il
faut faire, c'est faire qu'il faut faire , dit naïvement un
proverbe maritime. Mais il est vrai que, en règle générale,
une fois à terre, les marins sont pudiques et parlent peu de
leurs démêlés avec le temps.
Cette réserve faite, cette
révérence plutôt à ceux qui risquent leur
vie en mer - et combien d'évènements récents ont
montré la pertinence de la formule - c'est aussi en poète
que j'aborderai ce sujet de la langue de la marine, respectant en cela
le contrat passé avec La Comédie de Reims, qui établit
que je dois exposer comment " ma réflexion, provisoire, sur la
langue - et donc ici celle, spécifique, de la marine - intervient
dans mon cheminement poétique ".
Eh bien, à l'interroger
de près, cette langue, elle me renvoie à un certain nombre
de valeurs, que je regrouperai en quatre thèmes. Mon exposé
aura donc quatre parties : je montrerai d'abord qu'elle est une langue
technique différente des autres, en ce que sa richesse et sa
variété sont de nature poétique. En second lieu,
que c'est une langue ouverte et généreuse. En troisième
lieu, que, pour être une langue technique, elle n'en est pas moins
particulièrement sensible et chargée d'affectivité.
Enfin, en quatrième lieu, qu'elle est intelligente et belle,
c'est-à-dire capable d'exprimer les multiples manières
qu'a le marin de maîtriser la force brute des éléments.
Je terminerai cet exposé
par présentation rapide et la lecture d'un texte de Conrad, extrait
du Nègre du Narcisse, qui est un précipité de toutes
ces caractéristiques.
I.Une
langue métaphorique.
L'un des premiers héros,
sinon le premier, de notre culture est un marin. Il s'agit, bien sûr
d'Ulysse. Si fin marin même, qu'il construit lui-même son
bateau. En vérité, un radeau. Il faut relire le Chant
V de l'Odyssée qui montre cet architecte naval au travail.
Mais il y a aussi, dans l'Odyssée, une définition comme
par défaut de ce qu'est une langue de métier : Tirésias
dit à Ulysse que, pour expier la massacre des prétendants
et mettre fin à son voyage, il doit remonter dans les terres
avec son aviron sur l'épaule jusqu'à ce qu'il rencontre
quelqu'un qui lui demande pourquoi il transporte ainsi sa pelle à
grains. Histoire reprise dans la légende occitane du marin de
Martigues, avec la nuance qu'il s'agit dans ce cas d'une pelle à
four...
La langue des métiers
réalise ce rêve de toute langue qu'il y ait un mot et un
seul pour chaque chose, et un mot si spécifique qu'un non initié
n'y entende goutte. Avec, dans le cas du langage maritime, ce paramètre
particulier que la spécialisation du vocabulaire n'est pas seulement
une condition d'efficacité : elle est aussi, le plus souvent,
condition de survie. Le néophyte est bientôt perdu s'il
ne sait pas nommer la moindre des manoeuvres : mot admirable qui dit
à la fois ce qu'il faut exécuter, et l'outil, le cordage,
qui sert à l'exécution. Manu opera : oeuvre de
la main. La main est essentielle. Un proverbe recommande de garder une
main pour le bateau, une main pour le marin.
A bord, dans les situations extrêmes,
qui sont fréquentes, mais aussi bien dans les conditions normales
de navigation, la moindre manoeuvre, le moindre bout, le commandement
le plus bref déterminent le sort de l'équipage. C'est
pourquoi, dans le silence de la passerelle, l'homme de barre reprend
calmement et à voix claire les ordres qu'on lui donne.
Ainsi cette langue apprend d'abord
au poète ce que parler veut dire quand parler n'est pas un jeu
ni un bavardage, mais un enjeu d'existence. Et la spécialisation
des termes, adaptés à chaque situation ou à chaque
irisation du réel mouvant, instable, en perpétuelle rupture
à l'équilibre, qui est la donne de ce métier, l'émerveille,
comme le témoignage d'une langue apte à saisir les multiples
nuances du champ du possible. Ce à quoi le poète, ce tâcheron
des mots, s'efforce aussi de son côté.
Voulez-vous un exemple de cette
richesse ?
Voici un extrait du Dictionnaire
de la marine à voile, du Capitaine de Bonnefoux. Ce dictionnaire
date de 1856, et il a été réédité
en 1987. C'est une brève citation d'un long article sur le vent
:
Enfin, lorsqu'on veut parler
de la nature du Vent, il y a des termes généraux qui expri-ment,
à la fois, son espèce, sa force et son caractère;
tels sont les mots Calme ou Calme plat ou Vents au conseil ou à
pic, Fraîcheur, petit Vent, Vent mou, Bouffée, Brise folle,
Vent maniable, bon Vent, Vent sous-vergue, Mauvais Vent, Vent contraire,
Vent debout, Vent rond, Vent étale, Vent fait, Vent frais, Grand
Vent, Brise carabinée, Gros frais, Survente, Risée, Rafale,
Saute de Vent, Grain, Orage, Temps ou Vent forcé, Coup de temps
ou Coup de Vent, Coup de Vent de l'équinoxe, Tourbillon, Tornados,
Pamperos, Tourmente, Tempête, Ouragan, Norte, Cyclone, Travade,
Typhon et autres, qui sont définis, spécifiés,
expliqués dans ce Dictionnaire : quant à la cause principale
ou générale du Vent, voyez aux mots SOLEIL et LUNE.
II.
Une langue ouverte.
Rien n'est plus contraire au
mouvement généreux d'expansion, de dilatation de la création,
à sa joie, qu'un repliement frileux sur soi, à l'abri
de canons et de règles verrouillées. Et tout cela par
crainte de perdre je ne sais quelle identité.
La langue que je parle ne craint
pas les autres ; elle a besoin d'eux ; elle étouffe dans le confinement
des bibliothèques ou des salles de cours. Les plafonds lambrissés
des académies lui font un ciel pauvre.
Voyez comment Rabelais intègre
dans son texte les langues régionales et étrangères
: la description de la tempête, aux chapitres XX et suivants du
Quart Livre, emprunte indifféremment ses expressions maritimes
au Languedocien, au Provençal, à l'Anglais, à l'Italien,
au Latin... " Et que le Gascon y aille ", disait Montaigne, si le Français
n'y suffit pas.
Eh bien, cet accueil de l'étranger,
cet enrichissement par l'étranger, cette ouverture, donc, à
l'autre, la langue de la marine les a toujours pratiqués en,
tant que langue du voyage, du commerce, de l'aventure. En tant que langue
de vie.
Ainsi, quand je dis :
Agrès, cingler - " Lors
siglent joius e léement ", dit Le Roman de Tristan, chez Thomas
(ils font voile joyeux et pleins de liesse ) - étambot, bitte
d'amarrage, étrave, guindeau, hauban, hune, risée, tillac,
vague, quille, lof et son dérivé louvoyer, je parle Normand
et , à travers cette langue, Scandinave et vieux Néerlandais...
Quand je dis : Brigantin, frégate,
baille, boussole, carène, drisse, misaine, coursive, corsaire,
je parle Italien....
Quand je dis accastillage, mousse,
cabotage, embarcation, pinasse, baie, je parle Espagnol...
Quand je dis : Gabier, cale,
cabestan, cabillot, arcasse, barque, brume, je parle Provençal...
L'Arabe me donne amiral, alidade,
boutre...
L'Anglais, tant de choses, parmi
lesquelles wharf, winch, et, last but not least, bateau soi-même...du
vieil anglais bat, qui a donné aussi boat.
III.
Une langue sensible.
La langue du marin a ceci de
remarquable encore qu'elle exprime constamment le rapport très
particulier qu'il entretient avec son bateau : celui-ci est tout autre
chose qu'un simple outil de travail. Il est perçu comme un être
vivant ; mieux encore, comme une personne. Cet objet, incontestablement,
n'en est pas un : il a une âme. Il est capable de souffrir, de
réagir ; et il est assez rare, je crois, de voir un objet technique
très élaboré, et toujours à la pointe du
progrès, conserver cependant cette autonomie d'existence : c'est
qu'ici la technique n'asservit pas l'homme. Elle l'humanise.
Aucun bateau n'est identique
à un autre. Chacun a, à la mer, un comportement particulier
; chacun a une histoire, un passé, un destin, un caractère.
Et la langue de la mer exprime bien cette sorte d'animisme naïf,
un peu sauvage, et de nature poétique, s'il est vrai que tout
objet, pour le poète, n'a de présence qu'énigmatique.
Tout objet est un autre, au regard du poète. Tout objet l'interroge.
Ainsi, du navire, on parlera
en le montrant acteur de son propre destin : on dira qu'il monte bien
à la lame, qu'il répond à la barre, qu'il devient
nerveux , qu'il est ardent, qu'il est mou, qu'il fatigue, qu'il n'obéit
plus...
Conrad, que je convoquerai à
ma rescousse plusieurs fois aujourd'hui, et qui fut d'abord un marin,
a magnifiquement montré cet aspect. Et il le fait d'autant mieux,
si j'ose dire, qu'il le montre en anglais, parce qu'en anglais, comme
chacun sait, le navire est féminin, le navire est femme.
Et même : on se pose parfois
la question de savoir pourquoi Conrad, polonais de naissance, puis marin
français pendant quelques années avant de naviguer sous
pavillon anglais et d'adopter la nationalité anglaise, a choisi
d'écrire dans cette langue.
Je propose cette réponse
que le choix de l'anglais pour écrire ses récits maritimes
vient justement de cette raison qu'en anglais le navire est femme.
Voici un passage du Nègre
du Narcisse en guise d'argument, sinon de preuve. Il s'agit d'abord
des sentiments du capitaine Allistoun. Mais vous verrez comment tout
l'équipage participe à la même qualité d'émotion
que son commandant lorsqu'il s'agit d'observer les mouvements du navire
dans une mer forte. Même tendresse : celle qu'on a pour la femme
qu'on aime :
Le capitaine Allistoun (...)
gardait les yeux rivés sur le navire, comme un amant observe
le généreux labeur d'une frêle femme à
la vie de laquelle est suspen-due, comme par un fil ténu, la
plénitude de la joie et de la signification de ce monde.
Nous observions tous le navire.
Il était magnifique et avait une faiblesse. [ She was beautiful
and had a weakness. ] Nous ne l'en aimions pas moins pour autant.
[We loved her no less for that.]Nous célébrions
ses qualités à haute voix, [ We admired her qualities
aloud ] nous nous en glorifiions entre nous, comme si elles avaient
été nôtres, et le sentiment de son unique défaut
nous le conservions enfoui dans le silence de notre profonde affection.
(...)
Nous savions que c'était
le plus magnifique navire jamais mis à la mer. Nous tentions
d'oublier que, comme maints bateaux tenant bien la mer, il était
à l'occasion un peu volage. [ She was at times rather crank
] Il avait ses exigences. Son chargement et sa manoeuvre exigeaient
du soin [She wanted care ]et personne ne savait exactement
combien de soin suffirait. Telles sont les limites des simples hommes!
Le navire savait et parfois redressait la présomptueuse ignorance
humaine par la saine discipline de la peur.
Chaque fois qu'il s'élevait
avec aisance jusqu'au faîte d'une lame glauque, les coudes la-bouraient
les côtes, les visages s'éclairaient, les lèvres
murmuraient "Il s'en est bien sorti, hein ", [ faces brightened,
lips murmured : " Didn't she do it cleverly " ]et les têtes
toutes ensemble d'un même geste suivaient d'un rire sar-donique
l'échec de la vague qui s'en allait mugir du côté
sous le vent, blanche de l'écume d'une monstrueuse fureur.
Mais lorsque, par manque de rapidité, il était lourdement
martelé et se couchait frémissant sous le choc, nous
empoignions les cordages et, les yeux levés vers les étroites
bandes de toile tendues et trempées qui flottaient désespérément
dans la mâture, nous pensions en nous-mêmes "Pas étonnant.
Le pauvre !"
Du reste, l'équipage lui-même
parle familièrement du Narcisse en l'appelant " The old girl
" : "Come along, let us give the old girl a chance ". Le français
: " Donnons une chance à notre vieux rafiot " rend bien mal le
" the old girl ". Dire " notre vieille baille " aurait du moins l'avantage
de restituer une part du féminin anglais...
Cette langue du marin lui est
si fort consubstantielle qu'il ne l'abandonne jamais, même pas
à terre. Elle est devenue par excellence la langue pour se dire,
pour se comprendre soi-même, métaphoriquement. Et cet écart
métaphorique est celui de la poésie.
Ainsi, à terre, donc,
mourir, c'est larguer ses dernières amarres, ou filer son dernier
maillon, ou filer en grand l'écoute du grand foc, ou déhaler
sa dernière bouline (une manoeuvre pour orienter les voiles),
ou jeter son loch.
IV.
Une langue intelligente
En mer, le vent parle en maître.
C'est lui qui modifie à son gré la surface de la plaine
liquide, comme disaient les anciens. Or le vent enseigne par nécessité
à l'homme l'art de tracer sa route au plus juste. Ce n'est pas
pour rien si, à notre époque où la propulsion mécanique
est la règle générale pour les marins de métier,
toutes les marines continuent à entretenir des bateaux - écoles
qui sont des voiliers. C'est que c'est d'abord sur un bateau à
voiles qu'on apprend la mer.
Qu'est-ce à dire ?
Je pense que toutes les créations
humaines qui sont belles, dans l'art comme dans la technique sont celles
où l'intelligence se rend maître de la force brute. Ainsi
c'est pour moi un sujet d'émerveillement constant que la résultante
des forces qui s'appliquent sur les voiles, la carène, la quille,
le gouvernail d'un bateau puissent le faire avancer contre le vent.
Quel étonnement toujours neuf ! Il n'y a pas plus bel exemple,
pour un écrivain, du sens de l'équilibre et de la mesure,
plus belle image de cet écart mesuré par rapport à
une donne, à une normes autoritaires, écart qui fait qu'une
parole s'équilibre juste au sein du monde mouvant, insaisissable,
et aux contours flous, qu'est pour lui la langue. Elle est un milieu
aussi vaste et insaisissable que la mer. Son travail à lui, c'est
de composer en liberté avec toute cette puissance pour se risquer
dans l'inconnu des espaces neufs. Là où d'autres ne voient
que de la répétition, de la monotonie. Baudelaire a bien
dit, n'est-ce pas, quelque chose comme cela.
Et voilà qui m'amène
à évoquer la figure de Colomb et à citer un extrait
de son journal de voyages. On y entendra trois nouvelles leçons
admirables.
La première confirme ce
que je viens de dire : quels que soient son enthousiasme et sa volonté
d'aller plus avant, Colomb doit se plier aux lois de la mer et du vent,
et composer avec eux. ( Au passage, on admirera comment ces lois immuables
ont codifié, dès l'origine la langue : dès l'origine,
c'est-à-dire au moment où le gouvernail d'étambot
et la forme de la coque permettent de remonter au vent.)
La seconde vient de la nécessité
où le marin se trouve de toujours savoir où il est, soit
par rapport à la terre, soit par rapport aux astres.
De là vient le sentiment
que l'univers est en ordre, qu'il est un cosmos. En un sens, le marin
est toujours au centre du monde. Son existence n'est pas une errance
( sauf dans le cas de Coleridge. Mais, justement, dans ce cas, c'est
qu'il a perdu ses repères...). Comme tous ceux qui ont affaire
aux éléments, ( paysan, montagnard, astronome...) sa présence
au monde implique une constante interprétation des signes. Il
ne cesse d'observer et de lire ces signes. De se situer par rapport
à eux. Il n'y a peut-être pas d'être qui soit plus
au monde que le marin. En cela encore il est poète, et poète
au sens où Bonnefoy l'entend : c'est-à-dire dans l'intuition,
et même la perception, d'une unité du monde. Le monde a
pour lui un visage, il lui parle. Et la langue du marin ne cesse de
dire la place qu'il tient dans ce monde ordonné, depuis le lieu
précis où il se trouve.
Fragilité de son passage,
sans doute, sur (ou sous) cette surface des eaux vouée à
l'agitation, au tourbillon, à la turba, mot latin qui a donné
turbine, et qui exprime aussi l'inquiétude de l'âme. Fragilité,
oui, du passage, mais précision extrême du parcours, de
la place occupée par cette ligne éphémère
comme découpée à la scie sur la surface de l'eau
labourée, et qu'on nomme sillage. Dans ce mot, vous entendez
avec moi, justement, la scie, mais aussi le sillon... La trace. " Seules
les traces font rêver ", dit René Char...
La troisième leçon
de ce journal de voyage, c'est l'enthousiasme de Colomb devant la profusion
du réel, devant ce monde ouvert à son étrave, et
l'émerveillement qu'il suscite. Tout est toujours nouveau et,
en même temps, " tout est toujours à remailler du monde
", comme dit le poète.
Mardi 27 novembre 1492
Hier, au coucher du soleil,
il était arrivé près d'un cap qu'il avait appelé
de la Cloche; cependant il n'avait point voulu aller mouiller près
du rivage, bien que le ciel fût clair et le vent faible, et
bien qu'il eût sous le vent cinq ou six ports merveilleux, parce
qu'il s'attardait plus qu'il ne voulait, en raison de l'appétit
et de la délectation qu'il avait et éprouvait à
voir et à admirer la beauté et la verdure de ces terres,
partout où il s'engageait, et pour ne point davantage perdre
de temps dans sa recherche. Pour ces raisons il resta cette nuit-là
à la cape et louvoya jusqu'au jour. Puis, comme la violence
du flux et les courants l'avaient, cette nuit-là, rejeté
à plus de cinq ou six lieues au sud-est de l'endroit où
il était à la nuit tombante et où lui était
apparue la pointe de la Cloche, et comme au-delà de ce cap
apparaissait une grande entrée qui semblait séparer
une terre de l'autre, avec une sorte d'île entre les deux, il
décida de revenir en arrière grâce à un
veut de sud-ouest, et parvint à l'endroit où lui était
apparue cette ouverture; il s'aperçut alors que ce n'était
qu'une grande baie avec, à l'autre bout de celle-ci, du côté
sud-est, un cap surmonté d'une montagne haute et carrée
qui le faisait ressembler à une île. Le vent sauta au
nord, aussi vira-t-il à nouveau de bord en direction du sud-est,
afin de courir le long de la côte et de découvrir tout
ce qu'il pouvait y avoir par là; et il vit bientôt, au
pied de ce cap de la Cloche, un port merveilleux et un grand fleuve,
et, un quart de lieue plus loin, un autre fleuve, et, une demi lieue
au-delà, un autre fleuve, et, à une demi lieue encore
de là, un autre fleuve; et, à une lieue de là,
un autre fleuve, et, après une autre lieue, un autre fleuve;
puis, à un quart de lieue, un autre fleuve; enfin, à
une lieue encore de là, un autre grand fleuve, qui devait se
situer à 20 milles au sud-est du cap de la Cloche. Et la plupart
de ces fleuves avaient de grandes embouchures, larges et dégagées,
avec des ports merveilleux pour de très grandes nefs, sans
bancs de sable ni de rochers, ni récifs. Alors qu'il venait
ainsi en longeant la côte au sud-est du dernier fleuve mentionné,
il découvrit un grand village, le plus grand qu'il ait découvert
à ce jour, et vit venir une infinité de gens au bord
de l'eau, qui poussaient de grands cris, tous nus, leurs sagaies à
la main. Il souhaita parler avec eux; il cargua donc les voiles et
jeta l'ancre .
Vendredi 15 février
La veille, après le
coucher du soleil, le ciel avait commencé à s'éclaircir
du côté de l'ouest, indiquant que le vent allait souffler
de là ; l'Amiral mit la bonnette à la grand-voile; la
mer était encore très grosse, quoiqu'elle allât
quelque peu en se calmant. Il avança vers l'est-nord-est à
quatre milles par heure, et en treize heures de nuit fit treize lieues.
Après le lever du soleil, ils virent une terre qui leur semblait
être devant eux à l'est-nord-est; certains disaient que
c'était l'île de Madère, d'autres que c'était
le rocher de Cintra au Portugal, près de Lisbonne. Le vent
sauta ensuite en proue, à l'est-nord-est, pendant que la mer
déferlait, très grosse, de l'ouest ; la caravelle était
à environ 5 lieues de la terre. L'Amiral, selon ses calculs,
pensait être aux îles des Açores et croyait que
c'était l'une d'elles. Les pilotes et les marins pensaient
déjà être en Castille .
Ce sens de l'observation, ce
langage apte à saisir et à décrire, bref, à
nommer les moindres variations du réel, Michel Serres y fait
écho dans un très beau passage des Cinq sens .
Savoir où l'on est,
en mer, c'est le plus souvent le résultat de calculs, matérialisés
par un point sur la carte. Un inspecteur, nous dit Serres était
chargé de vérifier le bon état des cartes des
pêcheurs hauturiers. Un jour, il trouve à bord des cartes
en si bon état qu'elles ne devaient jamais servir. Il interroge
le patron : " Comment faites-vous pour trouver Terre-Neuve, aux deux
saisons de la morue, sans utiliser cartes ni instruments de navigation
? "
Voici la réponse :
Ainsi allait-on à Saint-Pierre
: va vers le soleil couchant tant que telle petite algue flotte, mets
sur la gauche, un peu, quand tout devient très bleu, vous ne
pouvez pas vous tromper, il y a les parages préférés
des marsouins, ceux où un fort courant constant porte au nord,
ceux où le vent dominant souffle bas, en petites rafales, où
la houle passe, toujours courte, puis l'im-mense carré gris,
ensuite l'endroit où l'on coupe la route des grands bahuts,
quand on les a vus, le premier banc gît là, sous le vent.
Sillonné, parfois, par les blanchons du fleuve.
Le capitaine devenait intarissable,
il aurait tout dit, jusqu'à la nuit close. Et ce qu'il décrivait
là, qu'il voyait depuis son adolescence, qu'il observait se
transformer à mesure qu'il y passait, qu'il n'avait vraiment
appris de la bouche de personne, puisque ses deux patrons successifs
ne mâchaient pas un mot de la sainte journée, mais montraient
de la main, parfois, au moment de virer ou de changer d'allure, tout
ce qu'il étalait d'un coup, devant la table et sur la nappe
de dentelle tachée de rhum, cette superficie de la mer moirée,
cette surface composite aussi différenciée que nos vieilles
campagnes, par carrés de luzerne, petits bosquets, mouillères,
rangs de vigne sous poiriers, tout ce qu'il décrivait de détails
décisifs, couleurs, poissons, vent, ciel, battement de houle,
oui, tout cela reconstituait exactement l'antique document, une encyclopédie
engloutie, comme la grande cathédrale.
Je voudrais, pour conclure, revenir
au Nègre du Narcisse, et vous lire un texte qui rassemble
dans une page l'ensemble des thèmes que j'ai développés
au cours de cet exposé.
Il me faut d'abord vous exposer
les principes de la manoeuvre décrite par Conrad, et qui a nom
: virement lof pour lof.
J'ai retenu pour mon propos,
dans le chapitre III, l'épisode au cours duquel le Narcisse subit
une violente tempête et se trouve un long moment désemparé
: en effet, alors qu'il faisait route tribord amures, une rafale plus
violente que les autres le couche sur bâbord jusqu'à mettre
la lisse dans l'eau. Il embarque une grande quantité d'eau, et
ne peut se redresser. Il se trouve alors, comme on dit, " engagé
". Il se met à dériver, vent de travers, tribord amures,
avec une forte gîte sur bâbord.
Cette situation dure de huit
heures du matin environ jusqu'à l'aube du lendemain.
A ce moment, le vent ayant un
peu molli, sinon la mer, le commandant Allistoun décide de hisser
le petit foc sur l'avant - puis de faire porter une autre voile - afin
de mettre en route le bateau (de lui faire prendre de l'erre) pour le
rendre manoeuvrant (lui permettre de répondre aux sollicitations
de l'homme de barre) et le faire virer vent arrière ( lof pour
lof). En anglais, le commandement pour cette manoeuvre est bien celui
du commandant Allistoun : " Wear ship ".
C'est une manoeuvre classique
dans cette situation.
Il faut en effet redresser le
bateau.
Pour cela, une fois qu'il répond
à la barre grâce à la vitesse acquise, on le fait
descendre ( on dit " abattre ", " to pay off ") dans l'axe du vent jusqu'à
ce qu'il le reçoive, avec la mer, en plein par l'arrière.
Et cela déjà le soulage. Puis on le fait doucement revenir
dans le vent, mais de l'autre bord, en présentant cette fois-ci
au vent le côté du navire qui précédemment
était sous l'eau. Il se redresse alors ; l'eau dévale
sur le pont et se déverse par dessus la lisse de l'autre côté.
Dans le cas qui nous occupe, donc, se déverse sur tribord ("
thrown bodily across to starboard "). Le bateau allégé
peut reprendre sa route.
Je n'entre pas dans plus de détails.
La manoeuvre du commandant Allistoun
réussit.
Le Narcisse commence d'abord
par abattre doucement ( " she paid off very gradually "), puis vient
en plein vent arrière (" dead before it "), et enfin vire au
vent sur l'autre bord : ( " swung to windward ") : il a viré
lof pour lof. Il peut gouverner maintenant bâbord amures, au grand
largue, comme dit le texte : " on the port quarter ".
Voici donc, et pour conclure,
le texte de Conrad. Je le prends au moment où le bateau se met
à répondre aux sollicitations de l'homme de barre :
Ça bouge, capitaine,
s'écria Singleton, il vient de décoller. - Prenez un
tour avec ce bras. Prenez un tour!" clama le commandant. Creighton,
à demi étouffé et inca-pable de bouger, fit un
énorme effort et, de sa main gauche, réussit à
coincer le cordage. " Amarré! " cria quelqu'un. Il ferma les
yeux comme s'il défaillait tandis que, pressés autour
du bras, nous observions, l'air inquiet, ce qu'allait faire le navire.
Il s'ébranla lentement
comme épuisé et découragé à l'instar
des hommes qu'il portait. Il abattit très progres-sivement,
nous faisant retenir notre souffle au point d'étouffer et dès
que le vent eut passé sur l'arrière du travers il se
mit à avancer, ce qui émut nos coeurs. C'était
affreux de le voir, à demi chaviré, commencer à
prendre de l'erre et traîner dans l'eau tout un côté
submergé. Les caps-de-mouton des haubans brassaient les lames
qui se brisaient. La moitié inférieure du pont était
couverte de tourbillons et de remous frénétiques; et
la longue ligne de la lisse sous le vent apparaissait de temps en
temps noire dans les moutonnements d'un champ d'écume éclatant
et blanc comme un champ de neige. La note aiguë du vent s'entendait
dans les espars; et à chaque léger coup de roulis nous
nous attendions à sentir le navire dans notre dos couler de
biais vers le fond. Quand il eut le vent en plein sur l'arrière,
le navire essaya pour la première fois de se redresser et nous
l'encourageâmes d'un hurlement faible et discordant. Une énorme
lame vint par l'arrière et resta un instant la crête
en suspens au-dessus de nous; puis elle s'écrasa sous la voûte
d'arcasse et se répandit des deux côtés en une
immense nappe d'écume bouillonnante. Plus fort que les sifflements
forcenés nous entendîmes croasser Singleton "Il gouverne!"
Il avait maintenant les deux pieds solidement plantés dans
le caillebotis et la roue tournait vite tandis qu'il mollissait la
barre. " Venez grand largue bâbord ! et gouvernez comme ça!
" ordonna le commandant, qui fut le premier du tas prostré
que nous formions à se dresser sur ses jambes vacillantes.
On entendit un ou deux cris surexcités "le bateau se relève!
" Loin à l'avant, on vit M. Baker et trois autres debout et
noirs sur le ciel clair, les bras levés et la bouche ouverte
comme s'ils criaient tous ensemble. Le navire frémit, s'efforçant
de soulever son flanc, retomba, semblant renoncer en un plongeon sans
force et, d'une secousse subite, il vint brutalement au vent comme
s'il s'était arraché à une étreinte mortelle.
Toute l'immense masse d'eau soulevée par le pont fut rejetée
d'un coup à tribord. On entendit des craquements sonores. Les
sabords de fer en se fracturant tonnèrent à coups retentissants.
L'eau passa par-dessus la lisse tribord avec l'élan d'une rivière
dégringolant sur un barrage. La mer sur le pont et les lames
de tous côtés se mêlaient en un vacarme assourdissant.
Le navire roulait brutalement. Nous nous levâmes et impuissants
nous fûmes jetés et précipités de gauche
et de droite. Les hommes qui culbutaient sans cesse hurlaient " Le
rouf va lâcher! - Le navire se dégage! " Soulevé
par une lame gigantesque le navire l'accompagna un instant en crachant
d'épais jets d'eau par toutes les blessures de ses flancs ouverts.
Les bras sous le vent ayant été emportés, arrachés
à leurs cabillots, toutes les lourdes vergues à l'avant
oscillaient d'un bord sur l'autre avec une affolante rapidité
à chaque roulis. On voyait les homme à l'avant accroupis
çà et là, l'oeil craintif levé sur les
énormes espars qui tournoyaient au-dessus des têtes.
La toile déchirée et les bouts du gréement rompu
flottaient dans le vent comme des mèches de cheveux. Dans soleil
éclatant, sur le tumulte et le désordre étincela
des flots, le navire filait à l'aveuglette, échevelé
et impétueux comme s'il fuyait pour sauvegarder son existence
et sur la dunette nous tournoyions, nous chancelions, égarés
et bruyants. Nous parlions tous à la fois en bavardage débile
avec une allure d'infirmes et des gestes de fous. Les yeux brillaient,
grands et égarés dans des visages souriants et faméliques
que l'on semblait avoir recouverts de poudre de craie. Nous tapions
des pieds, frappions des mains, prêts à bondir et à
faire n'importe quoi; mais en réalité à peine
capables de tenir sur pieds. Le capitaine Allistoun, dur et svelte,
faisait sur la dunette des gestes frénétiques à
l'intention de M. Baker : " Assurez-moi les vergues de misaine! Appuyez-les
au mieux!" Sur le pont principal, les hommes, stimulés par
ses appels, barbotaient en se précipitant au hasard de-ci de-là
avec de l'écume qui leur tourbillonnait jusqu'à la taille.
À l'écart, loin à l'arrière et seul près
de la barre, le vieux Singleton avait délibérément
placé sa barbe blanche sous le bouton du haut de son ciré
luisant. Oscillant sur le vacarme et le tumulte des flots avec le
navire ravagé tout du long et projeté en avant dans
un roulis effréné sous son ferme regard de vieux marin,
il restait rigidement immobile, oublié de tous, le visage attentif.
Devant sa silhouette droite seuls bougeaient ses deux bras en travers
avec une promptitude vive et soudaine pour modérer ou accélérer
le mouvement rapide des rayons en rotation. Il gouvernait avec soin.
Termes de marine
utilisés lors de l'exposé. Signification:
Abattre S'éloigner
du lit du vent.
Appuyer Raidir un cordage
pour soutenir ou fixer.
Bonnette Toute voile supplémentaire
hissée par beau temps.
Bras Manoeuvre courante
servant à orienter une vergue.
Cape (rester à la cape)
Par gros temps : réduire sa voilure et gouverner de façon
à faire le moins de route possible, tout en dérivant.
Caps de moutons Bloc de
bois circulaire percé de trous où passent les filins pour
raidir les haubans.
Carguer Retrousser, au
moyen des cargues, une voile sur elle- même, pour la soustraire
à l'action du vent.
Côté du vent
Côté d'où souffle le vent.
Côté sous le
vent Côté opposé au précédent.
Dunette Superstructure
sur le pont arrière d'un navire et qui s'étend en largeur
d'un côté à l'autre.
Espars Toute pièce
de bois ou de fer employée comme mat, vergue, gui, corne, etc.
Grand largue Voir la vignette
: " Allures sous voiles ".
Gréement Ici :
ensemble de ce qui est nécessaire à la propulsion d'un
navire à voiles. (mâts, vergues, voiles, etc.)
Haubans Manoeuvres dormantes
qui assujettissent les mâts par le côté et par l'arrière.
Lisse Pièce de
bois plate posée sur les batayolles (garde-fous en abord des
ponts)
Lof Le côté
du bateau qui se trouve frappé par le vent.
Misaine Voile basse du
mât de misaine : le premier mât vertical à l'avant
du navire.
Mouiller Laisser tomber
l'ancre et filer une quantité de chaîne suffisante à
la bonne tenue du navire.
Prendre de l'erre Prendre
de la vitesse. On écrivait aussi : Ayre, air, eyre : " area "
: espace ? Ou " aria " : air ? ou " arare ": labourer ?
Prendre un tour Tourner
une manoeuvre autour d'un taquet.
Rayons Poignées
qui débordent de la roue du gouvernail et sur lesquels on agit
pour la manoeuvrer.
Rouf Logement sur l'arrière
du pont.
Roulis Balancement dans
le sens transversal.
Sabord Ouverture pratiquée
dans la muraille d'un navire.
Tirer des bords Louvoyer,
s'efforcer de gagner au vent (s'avancer dans lit du vent) par une série
de bordées terminées chacune par un virement de bord vent
debout.
Tribord Partie du navire
située à droite quand on regarde vers l'avant.
Venir au vent Gouverner
plus près du vent qu'on ne le faisait.
Vent debout Vent directement
opposé à la route, sur un navire à propulsion mécanique.
Il oblige un voilier à tirer des bordées pour gagner au
vent.
Vergue Espar supportant
une voile.
Virer lof pour lof Virer
vent arrière. Le contraire de : virer vent debout.
Voûte d'arcasse
L'arcasse est une partie essentielle de la poupe. Sa partie supérieure
a une forme courbe plus ou moins prononcée.
© Jean-Marie Barnaud |