petite contribution à une déstabilisation de M. Jourdain
chronique de Jean-Marie Barnaud pour remue.net

2 / quatre leçons de la langue des marins

conférence prononcée aux Langagières de Reims, le 17 décembre 1999 (avec l'aimable autorisation de la Comédie de Reims

1- une langue métaphorique

2 - une langue ouverte

3 - une langue sensible

4 - une langue intelligente

termes de marine utilisés lors de l'exposé

 

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Siffle, Gabier, siffle doucement
Pour appeler le vent ;
Mais sitôt la brise venue
Gabier, ne siffle plus !

 

Mesdames, Messieurs,

D'abord cette réserve : le modeste plaisancier que je suis n'a jamais navigué au-delà de la limite des soixante milles marins (environ 120 kilomètres d'un abri), et encore ce fut par des temps "maniables", comme dit l'expression maritime. On dit à ce propos qu'un navire est "armé en troisième catégorie", sur une échelle qui en comporte cinq, graduée de 5 à 1. On peut, en Méditerranée par exemple, et en mer Ligure, faire de belles croisières sans jamais outrepasser cette limite.

Mais la course au large, ou la grande pêche - le " grand métier " - la navigation au long cours, l'exploration et la protection des terres lointaines, bref, le vrai métier de marin se rient d'une telle restriction. Ceux qui appareillent par n'importe quel temps, ceux qui ont " passé les trois caps " devraient avoir seuls qualité pour parler ici, s'il est vrai que, dans la langue des métiers, la parole qui compte est celle qui vient de l'expérience : C'est pas dire, qu'il faut faire, c'est faire qu'il faut faire , dit naïvement un proverbe maritime. Mais il est vrai que, en règle générale, une fois à terre, les marins sont pudiques et parlent peu de leurs démêlés avec le temps.

Cette réserve faite, cette révérence plutôt à ceux qui risquent leur vie en mer - et combien d'évènements récents ont montré la pertinence de la formule - c'est aussi en poète que j'aborderai ce sujet de la langue de la marine, respectant en cela le contrat passé avec La Comédie de Reims, qui établit que je dois exposer comment " ma réflexion, provisoire, sur la langue - et donc ici celle, spécifique, de la marine - intervient dans mon cheminement poétique ".

Eh bien, à l'interroger de près, cette langue, elle me renvoie à un certain nombre de valeurs, que je regrouperai en quatre thèmes. Mon exposé aura donc quatre parties : je montrerai d'abord qu'elle est une langue technique différente des autres, en ce que sa richesse et sa variété sont de nature poétique. En second lieu, que c'est une langue ouverte et généreuse. En troisième lieu, que, pour être une langue technique, elle n'en est pas moins particulièrement sensible et chargée d'affectivité. Enfin, en quatrième lieu, qu'elle est intelligente et belle, c'est-à-dire capable d'exprimer les multiples manières qu'a le marin de maîtriser la force brute des éléments.

Je terminerai cet exposé par présentation rapide et la lecture d'un texte de Conrad, extrait du Nègre du Narcisse, qui est un précipité de toutes ces caractéristiques.

 

I.Une langue métaphorique.

L'un des premiers héros, sinon le premier, de notre culture est un marin. Il s'agit, bien sûr d'Ulysse. Si fin marin même, qu'il construit lui-même son bateau. En vérité, un radeau. Il faut relire le Chant V de l'Odyssée qui montre cet architecte naval au travail. Mais il y a aussi, dans l'Odyssée, une définition comme par défaut de ce qu'est une langue de métier : Tirésias dit à Ulysse que, pour expier la massacre des prétendants et mettre fin à son voyage, il doit remonter dans les terres avec son aviron sur l'épaule jusqu'à ce qu'il rencontre quelqu'un qui lui demande pourquoi il transporte ainsi sa pelle à grains. Histoire reprise dans la légende occitane du marin de Martigues, avec la nuance qu'il s'agit dans ce cas d'une pelle à four...

La langue des métiers réalise ce rêve de toute langue qu'il y ait un mot et un seul pour chaque chose, et un mot si spécifique qu'un non initié n'y entende goutte. Avec, dans le cas du langage maritime, ce paramètre particulier que la spécialisation du vocabulaire n'est pas seulement une condition d'efficacité : elle est aussi, le plus souvent, condition de survie. Le néophyte est bientôt perdu s'il ne sait pas nommer la moindre des manoeuvres : mot admirable qui dit à la fois ce qu'il faut exécuter, et l'outil, le cordage, qui sert à l'exécution. Manu opera : oeuvre de la main. La main est essentielle. Un proverbe recommande de garder une main pour le bateau, une main pour le marin.

A bord, dans les situations extrêmes, qui sont fréquentes, mais aussi bien dans les conditions normales de navigation, la moindre manoeuvre, le moindre bout, le commandement le plus bref déterminent le sort de l'équipage. C'est pourquoi, dans le silence de la passerelle, l'homme de barre reprend calmement et à voix claire les ordres qu'on lui donne.

Ainsi cette langue apprend d'abord au poète ce que parler veut dire quand parler n'est pas un jeu ni un bavardage, mais un enjeu d'existence. Et la spécialisation des termes, adaptés à chaque situation ou à chaque irisation du réel mouvant, instable, en perpétuelle rupture à l'équilibre, qui est la donne de ce métier, l'émerveille, comme le témoignage d'une langue apte à saisir les multiples nuances du champ du possible. Ce à quoi le poète, ce tâcheron des mots, s'efforce aussi de son côté.

Voulez-vous un exemple de cette richesse ?

Voici un extrait du Dictionnaire de la marine à voile, du Capitaine de Bonnefoux. Ce dictionnaire date de 1856, et il a été réédité en 1987. C'est une brève citation d'un long article sur le vent :

Enfin, lorsqu'on veut parler de la nature du Vent, il y a des termes généraux qui expri-ment, à la fois, son espèce, sa force et son caractère; tels sont les mots Calme ou Calme plat ou Vents au conseil ou à pic, Fraîcheur, petit Vent, Vent mou, Bouffée, Brise folle, Vent maniable, bon Vent, Vent sous-vergue, Mauvais Vent, Vent contraire, Vent debout, Vent rond, Vent étale, Vent fait, Vent frais, Grand Vent, Brise carabinée, Gros frais, Survente, Risée, Rafale, Saute de Vent, Grain, Orage, Temps ou Vent forcé, Coup de temps ou Coup de Vent, Coup de Vent de l'équinoxe, Tourbillon, Tornados, Pamperos, Tourmente, Tempête, Ouragan, Norte, Cyclone, Travade, Typhon et autres, qui sont définis, spécifiés, expliqués dans ce Dictionnaire : quant à la cause principale ou générale du Vent, voyez aux mots SOLEIL et LUNE.

 

II. Une langue ouverte.

Rien n'est plus contraire au mouvement généreux d'expansion, de dilatation de la création, à sa joie, qu'un repliement frileux sur soi, à l'abri de canons et de règles verrouillées. Et tout cela par crainte de perdre je ne sais quelle identité.

La langue que je parle ne craint pas les autres ; elle a besoin d'eux ; elle étouffe dans le confinement des bibliothèques ou des salles de cours. Les plafonds lambrissés des académies lui font un ciel pauvre.

Voyez comment Rabelais intègre dans son texte les langues régionales et étrangères : la description de la tempête, aux chapitres XX et suivants du Quart Livre, emprunte indifféremment ses expressions maritimes au Languedocien, au Provençal, à l'Anglais, à l'Italien, au Latin... " Et que le Gascon y aille ", disait Montaigne, si le Français n'y suffit pas.

Eh bien, cet accueil de l'étranger, cet enrichissement par l'étranger, cette ouverture, donc, à l'autre, la langue de la marine les a toujours pratiqués en, tant que langue du voyage, du commerce, de l'aventure. En tant que langue de vie.

Ainsi, quand je dis :

Agrès, cingler - " Lors siglent joius e léement ", dit Le Roman de Tristan, chez Thomas (ils font voile joyeux et pleins de liesse ) - étambot, bitte d'amarrage, étrave, guindeau, hauban, hune, risée, tillac, vague, quille, lof et son dérivé louvoyer, je parle Normand et , à travers cette langue, Scandinave et vieux Néerlandais...

Quand je dis : Brigantin, frégate, baille, boussole, carène, drisse, misaine, coursive, corsaire, je parle Italien....

Quand je dis accastillage, mousse, cabotage, embarcation, pinasse, baie, je parle Espagnol...

Quand je dis : Gabier, cale, cabestan, cabillot, arcasse, barque, brume, je parle Provençal...

L'Arabe me donne amiral, alidade, boutre...

L'Anglais, tant de choses, parmi lesquelles wharf, winch, et, last but not least, bateau soi-même...du vieil anglais bat, qui a donné aussi boat.

 

III. Une langue sensible.

La langue du marin a ceci de remarquable encore qu'elle exprime constamment le rapport très particulier qu'il entretient avec son bateau : celui-ci est tout autre chose qu'un simple outil de travail. Il est perçu comme un être vivant ; mieux encore, comme une personne. Cet objet, incontestablement, n'en est pas un : il a une âme. Il est capable de souffrir, de réagir ; et il est assez rare, je crois, de voir un objet technique très élaboré, et toujours à la pointe du progrès, conserver cependant cette autonomie d'existence : c'est qu'ici la technique n'asservit pas l'homme. Elle l'humanise.

Aucun bateau n'est identique à un autre. Chacun a, à la mer, un comportement particulier ; chacun a une histoire, un passé, un destin, un caractère. Et la langue de la mer exprime bien cette sorte d'animisme naïf, un peu sauvage, et de nature poétique, s'il est vrai que tout objet, pour le poète, n'a de présence qu'énigmatique. Tout objet est un autre, au regard du poète. Tout objet l'interroge.

Ainsi, du navire, on parlera en le montrant acteur de son propre destin : on dira qu'il monte bien à la lame, qu'il répond à la barre, qu'il devient nerveux , qu'il est ardent, qu'il est mou, qu'il fatigue, qu'il n'obéit plus...

Conrad, que je convoquerai à ma rescousse plusieurs fois aujourd'hui, et qui fut d'abord un marin, a magnifiquement montré cet aspect. Et il le fait d'autant mieux, si j'ose dire, qu'il le montre en anglais, parce qu'en anglais, comme chacun sait, le navire est féminin, le navire est femme.

Et même : on se pose parfois la question de savoir pourquoi Conrad, polonais de naissance, puis marin français pendant quelques années avant de naviguer sous pavillon anglais et d'adopter la nationalité anglaise, a choisi d'écrire dans cette langue.

Je propose cette réponse que le choix de l'anglais pour écrire ses récits maritimes vient justement de cette raison qu'en anglais le navire est femme.

Voici un passage du Nègre du Narcisse en guise d'argument, sinon de preuve. Il s'agit d'abord des sentiments du capitaine Allistoun. Mais vous verrez comment tout l'équipage participe à la même qualité d'émotion que son commandant lorsqu'il s'agit d'observer les mouvements du navire dans une mer forte. Même tendresse : celle qu'on a pour la femme qu'on aime :

 

Le capitaine Allistoun (...) gardait les yeux rivés sur le navire, comme un amant observe le généreux labeur d'une frêle femme à la vie de laquelle est suspen-due, comme par un fil ténu, la plénitude de la joie et de la signification de ce monde.

Nous observions tous le navire. Il était magnifique et avait une faiblesse. [ She was beautiful and had a weakness. ] Nous ne l'en aimions pas moins pour autant. [We loved her no less for that.]Nous célébrions ses qualités à haute voix, [ We admired her qualities aloud ] nous nous en glorifiions entre nous, comme si elles avaient été nôtres, et le sentiment de son unique défaut nous le conservions enfoui dans le silence de notre profonde affection. (...)

Nous savions que c'était le plus magnifique navire jamais mis à la mer. Nous tentions d'oublier que, comme maints bateaux tenant bien la mer, il était à l'occasion un peu volage. [ She was at times rather crank ] Il avait ses exigences. Son chargement et sa manoeuvre exigeaient du soin [She wanted care ]et personne ne savait exactement combien de soin suffirait. Telles sont les limites des simples hommes! Le navire savait et parfois redressait la présomptueuse ignorance humaine par la saine discipline de la peur.

Chaque fois qu'il s'élevait avec aisance jusqu'au faîte d'une lame glauque, les coudes la-bouraient les côtes, les visages s'éclairaient, les lèvres murmuraient "Il s'en est bien sorti, hein ", [ faces brightened, lips murmured : " Didn't she do it cleverly " ]et les têtes toutes ensemble d'un même geste suivaient d'un rire sar-donique l'échec de la vague qui s'en allait mugir du côté sous le vent, blanche de l'écume d'une monstrueuse fureur. Mais lorsque, par manque de rapidité, il était lourdement martelé et se couchait frémissant sous le choc, nous empoignions les cordages et, les yeux levés vers les étroites bandes de toile tendues et trempées qui flottaient désespérément dans la mâture, nous pensions en nous-mêmes "Pas étonnant. Le pauvre !"

Du reste, l'équipage lui-même parle familièrement du Narcisse en l'appelant " The old girl " : "Come along, let us give the old girl a chance ". Le français : " Donnons une chance à notre vieux rafiot " rend bien mal le " the old girl ". Dire " notre vieille baille " aurait du moins l'avantage de restituer une part du féminin anglais...

Cette langue du marin lui est si fort consubstantielle qu'il ne l'abandonne jamais, même pas à terre. Elle est devenue par excellence la langue pour se dire, pour se comprendre soi-même, métaphoriquement. Et cet écart métaphorique est celui de la poésie.

Ainsi, à terre, donc, mourir, c'est larguer ses dernières amarres, ou filer son dernier maillon, ou filer en grand l'écoute du grand foc, ou déhaler sa dernière bouline (une manoeuvre pour orienter les voiles), ou jeter son loch.

 

IV. Une langue intelligente

En mer, le vent parle en maître. C'est lui qui modifie à son gré la surface de la plaine liquide, comme disaient les anciens. Or le vent enseigne par nécessité à l'homme l'art de tracer sa route au plus juste. Ce n'est pas pour rien si, à notre époque où la propulsion mécanique est la règle générale pour les marins de métier, toutes les marines continuent à entretenir des bateaux - écoles qui sont des voiliers. C'est que c'est d'abord sur un bateau à voiles qu'on apprend la mer.

Qu'est-ce à dire ?

Je pense que toutes les créations humaines qui sont belles, dans l'art comme dans la technique sont celles où l'intelligence se rend maître de la force brute. Ainsi c'est pour moi un sujet d'émerveillement constant que la résultante des forces qui s'appliquent sur les voiles, la carène, la quille, le gouvernail d'un bateau puissent le faire avancer contre le vent. Quel étonnement toujours neuf ! Il n'y a pas plus bel exemple, pour un écrivain, du sens de l'équilibre et de la mesure, plus belle image de cet écart mesuré par rapport à une donne, à une normes autoritaires, écart qui fait qu'une parole s'équilibre juste au sein du monde mouvant, insaisissable, et aux contours flous, qu'est pour lui la langue. Elle est un milieu aussi vaste et insaisissable que la mer. Son travail à lui, c'est de composer en liberté avec toute cette puissance pour se risquer dans l'inconnu des espaces neufs. Là où d'autres ne voient que de la répétition, de la monotonie. Baudelaire a bien dit, n'est-ce pas, quelque chose comme cela.

Et voilà qui m'amène à évoquer la figure de Colomb et à citer un extrait de son journal de voyages. On y entendra trois nouvelles leçons admirables.

La première confirme ce que je viens de dire : quels que soient son enthousiasme et sa volonté d'aller plus avant, Colomb doit se plier aux lois de la mer et du vent, et composer avec eux. ( Au passage, on admirera comment ces lois immuables ont codifié, dès l'origine la langue : dès l'origine, c'est-à-dire au moment où le gouvernail d'étambot et la forme de la coque permettent de remonter au vent.)

La seconde vient de la nécessité où le marin se trouve de toujours savoir où il est, soit par rapport à la terre, soit par rapport aux astres.

De là vient le sentiment que l'univers est en ordre, qu'il est un cosmos. En un sens, le marin est toujours au centre du monde. Son existence n'est pas une errance ( sauf dans le cas de Coleridge. Mais, justement, dans ce cas, c'est qu'il a perdu ses repères...). Comme tous ceux qui ont affaire aux éléments, ( paysan, montagnard, astronome...) sa présence au monde implique une constante interprétation des signes. Il ne cesse d'observer et de lire ces signes. De se situer par rapport à eux. Il n'y a peut-être pas d'être qui soit plus au monde que le marin. En cela encore il est poète, et poète au sens où Bonnefoy l'entend : c'est-à-dire dans l'intuition, et même la perception, d'une unité du monde. Le monde a pour lui un visage, il lui parle. Et la langue du marin ne cesse de dire la place qu'il tient dans ce monde ordonné, depuis le lieu précis où il se trouve.

Fragilité de son passage, sans doute, sur (ou sous) cette surface des eaux vouée à l'agitation, au tourbillon, à la turba, mot latin qui a donné turbine, et qui exprime aussi l'inquiétude de l'âme. Fragilité, oui, du passage, mais précision extrême du parcours, de la place occupée par cette ligne éphémère comme découpée à la scie sur la surface de l'eau labourée, et qu'on nomme sillage. Dans ce mot, vous entendez avec moi, justement, la scie, mais aussi le sillon... La trace. " Seules les traces font rêver ", dit René Char...

La troisième leçon de ce journal de voyage, c'est l'enthousiasme de Colomb devant la profusion du réel, devant ce monde ouvert à son étrave, et l'émerveillement qu'il suscite. Tout est toujours nouveau et, en même temps, " tout est toujours à remailler du monde ", comme dit le poète. 

 

Mardi 27 novembre 1492

Hier, au coucher du soleil, il était arrivé près d'un cap qu'il avait appelé de la Cloche; cependant il n'avait point voulu aller mouiller près du rivage, bien que le ciel fût clair et le vent faible, et bien qu'il eût sous le vent cinq ou six ports merveilleux, parce qu'il s'attardait plus qu'il ne voulait, en raison de l'appétit et de la délectation qu'il avait et éprouvait à voir et à admirer la beauté et la verdure de ces terres, partout où il s'engageait, et pour ne point davantage perdre de temps dans sa recherche. Pour ces raisons il resta cette nuit-là à la cape et louvoya jusqu'au jour. Puis, comme la violence du flux et les courants l'avaient, cette nuit-là, rejeté à plus de cinq ou six lieues au sud-est de l'endroit où il était à la nuit tombante et où lui était apparue la pointe de la Cloche, et comme au-delà de ce cap apparaissait une grande entrée qui semblait séparer une terre de l'autre, avec une sorte d'île entre les deux, il décida de revenir en arrière grâce à un veut de sud-ouest, et parvint à l'endroit où lui était apparue cette ouverture; il s'aperçut alors que ce n'était qu'une grande baie avec, à l'autre bout de celle-ci, du côté sud-est, un cap surmonté d'une montagne haute et carrée qui le faisait ressembler à une île. Le vent sauta au nord, aussi vira-t-il à nouveau de bord en direction du sud-est, afin de courir le long de la côte et de découvrir tout ce qu'il pouvait y avoir par là; et il vit bientôt, au pied de ce cap de la Cloche, un port merveilleux et un grand fleuve, et, un quart de lieue plus loin, un autre fleuve, et, une demi lieue au-delà, un autre fleuve, et, à une demi lieue encore de là, un autre fleuve; et, à une lieue de là, un autre fleuve, et, après une autre lieue, un autre fleuve; puis, à un quart de lieue, un autre fleuve; enfin, à une lieue encore de là, un autre grand fleuve, qui devait se situer à 20 milles au sud-est du cap de la Cloche. Et la plupart de ces fleuves avaient de grandes embouchures, larges et dégagées, avec des ports merveilleux pour de très grandes nefs, sans bancs de sable ni de rochers, ni récifs. Alors qu'il venait ainsi en longeant la côte au sud-est du dernier fleuve mentionné, il découvrit un grand village, le plus grand qu'il ait découvert à ce jour, et vit venir une infinité de gens au bord de l'eau, qui poussaient de grands cris, tous nus, leurs sagaies à la main. Il souhaita parler avec eux; il cargua donc les voiles et jeta l'ancre .

 

 

Vendredi 15 février

La veille, après le coucher du soleil, le ciel avait commencé à s'éclaircir du côté de l'ouest, indiquant que le vent allait souffler de là ; l'Amiral mit la bonnette à la grand-voile; la mer était encore très grosse, quoiqu'elle allât quelque peu en se calmant. Il avança vers l'est-nord-est à quatre milles par heure, et en treize heures de nuit fit treize lieues. Après le lever du soleil, ils virent une terre qui leur semblait être devant eux à l'est-nord-est; certains disaient que c'était l'île de Madère, d'autres que c'était le rocher de Cintra au Portugal, près de Lisbonne. Le vent sauta ensuite en proue, à l'est-nord-est, pendant que la mer déferlait, très grosse, de l'ouest ; la caravelle était à environ 5 lieues de la terre. L'Amiral, selon ses calculs, pensait être aux îles des Açores et croyait que c'était l'une d'elles. Les pilotes et les marins pensaient déjà être en Castille .

 

Ce sens de l'observation, ce langage apte à saisir et à décrire, bref, à nommer les moindres variations du réel, Michel Serres y fait écho dans un très beau passage des Cinq sens .

Savoir où l'on est, en mer, c'est le plus souvent le résultat de calculs, matérialisés par un point sur la carte. Un inspecteur, nous dit Serres était chargé de vérifier le bon état des cartes des pêcheurs hauturiers. Un jour, il trouve à bord des cartes en si bon état qu'elles ne devaient jamais servir. Il interroge le patron : " Comment faites-vous pour trouver Terre-Neuve, aux deux saisons de la morue, sans utiliser cartes ni instruments de navigation ? "

Voici la réponse :

Ainsi allait-on à Saint-Pierre : va vers le soleil couchant tant que telle petite algue flotte, mets sur la gauche, un peu, quand tout devient très bleu, vous ne pouvez pas vous tromper, il y a les parages préférés des marsouins, ceux où un fort courant constant porte au nord, ceux où le vent dominant souffle bas, en petites rafales, où la houle passe, toujours courte, puis l'im-mense carré gris, ensuite l'endroit où l'on coupe la route des grands bahuts, quand on les a vus, le premier banc gît là, sous le vent. Sillonné, parfois, par les blanchons du fleuve.

Le capitaine devenait intarissable, il aurait tout dit, jusqu'à la nuit close. Et ce qu'il décrivait là, qu'il voyait depuis son adolescence, qu'il observait se transformer à mesure qu'il y passait, qu'il n'avait vraiment appris de la bouche de personne, puisque ses deux patrons successifs ne mâchaient pas un mot de la sainte journée, mais montraient de la main, parfois, au moment de virer ou de changer d'allure, tout ce qu'il étalait d'un coup, devant la table et sur la nappe de dentelle tachée de rhum, cette superficie de la mer moirée, cette surface composite aussi différenciée que nos vieilles campagnes, par carrés de luzerne, petits bosquets, mouillères, rangs de vigne sous poiriers, tout ce qu'il décrivait de détails décisifs, couleurs, poissons, vent, ciel, battement de houle, oui, tout cela reconstituait exactement l'antique document, une encyclopédie engloutie, comme la grande cathédrale.

 

Je voudrais, pour conclure, revenir au Nègre du Narcisse, et vous lire un texte qui rassemble dans une page l'ensemble des thèmes que j'ai développés au cours de cet exposé.

Il me faut d'abord vous exposer les principes de la manoeuvre décrite par Conrad, et qui a nom : virement lof pour lof.

J'ai retenu pour mon propos, dans le chapitre III, l'épisode au cours duquel le Narcisse subit une violente tempête et se trouve un long moment désemparé : en effet, alors qu'il faisait route tribord amures, une rafale plus violente que les autres le couche sur bâbord jusqu'à mettre la lisse dans l'eau. Il embarque une grande quantité d'eau, et ne peut se redresser. Il se trouve alors, comme on dit, " engagé ". Il se met à dériver, vent de travers, tribord amures, avec une forte gîte sur bâbord.

Cette situation dure de huit heures du matin environ jusqu'à l'aube du lendemain.

A ce moment, le vent ayant un peu molli, sinon la mer, le commandant Allistoun décide de hisser le petit foc sur l'avant - puis de faire porter une autre voile - afin de mettre en route le bateau (de lui faire prendre de l'erre) pour le rendre manoeuvrant (lui permettre de répondre aux sollicitations de l'homme de barre) et le faire virer vent arrière ( lof pour lof). En anglais, le commandement pour cette manoeuvre est bien celui du commandant Allistoun : " Wear ship ".

C'est une manoeuvre classique dans cette situation.

Il faut en effet redresser le bateau.

Pour cela, une fois qu'il répond à la barre grâce à la vitesse acquise, on le fait descendre ( on dit " abattre ", " to pay off ") dans l'axe du vent jusqu'à ce qu'il le reçoive, avec la mer, en plein par l'arrière. Et cela déjà le soulage. Puis on le fait doucement revenir dans le vent, mais de l'autre bord, en présentant cette fois-ci au vent le côté du navire qui précédemment était sous l'eau. Il se redresse alors ; l'eau dévale sur le pont et se déverse par dessus la lisse de l'autre côté. Dans le cas qui nous occupe, donc, se déverse sur tribord (" thrown bodily across to starboard "). Le bateau allégé peut reprendre sa route.

Je n'entre pas dans plus de détails.

La manoeuvre du commandant Allistoun réussit.

Le Narcisse commence d'abord par abattre doucement ( " she paid off very gradually "), puis vient en plein vent arrière (" dead before it "), et enfin vire au vent sur l'autre bord : ( " swung to windward ") : il a viré lof pour lof. Il peut gouverner maintenant bâbord amures, au grand largue, comme dit le texte : " on the port quarter ".

Voici donc, et pour conclure, le texte de Conrad. Je le prends au moment où le bateau se met à répondre aux sollicitations de l'homme de barre : 

 

Ça bouge, capitaine, s'écria Singleton, il vient de décoller. - Prenez un tour avec ce bras. Prenez un tour!" clama le commandant. Creighton, à demi étouffé et inca-pable de bouger, fit un énorme effort et, de sa main gauche, réussit à coincer le cordage. " Amarré! " cria quelqu'un. Il ferma les yeux comme s'il défaillait tandis que, pressés autour du bras, nous observions, l'air inquiet, ce qu'allait faire le navire.

Il s'ébranla lentement comme épuisé et découragé à l'instar des hommes qu'il portait. Il abattit très progres-sivement, nous faisant retenir notre souffle au point d'étouffer et dès que le vent eut passé sur l'arrière du travers il se mit à avancer, ce qui émut nos coeurs. C'était affreux de le voir, à demi chaviré, commencer à prendre de l'erre et traîner dans l'eau tout un côté submergé. Les caps-de-mouton des haubans brassaient les lames qui se brisaient. La moitié inférieure du pont était couverte de tourbillons et de remous frénétiques; et la longue ligne de la lisse sous le vent apparaissait de temps en temps noire dans les moutonnements d'un champ d'écume éclatant et blanc comme un champ de neige. La note aiguë du vent s'entendait dans les espars; et à chaque léger coup de roulis nous nous attendions à sentir le navire dans notre dos couler de biais vers le fond. Quand il eut le vent en plein sur l'arrière, le navire essaya pour la première fois de se redresser et nous l'encourageâmes d'un hurlement faible et discordant. Une énorme lame vint par l'arrière et resta un instant la crête en suspens au-dessus de nous; puis elle s'écrasa sous la voûte d'arcasse et se répandit des deux côtés en une immense nappe d'écume bouillonnante. Plus fort que les sifflements forcenés nous entendîmes croasser Singleton "Il gouverne!" Il avait maintenant les deux pieds solidement plantés dans le caillebotis et la roue tournait vite tandis qu'il mollissait la barre. " Venez grand largue bâbord ! et gouvernez comme ça! " ordonna le commandant, qui fut le premier du tas prostré que nous formions à se dresser sur ses jambes vacillantes. On entendit un ou deux cris surexcités "le bateau se relève! " Loin à l'avant, on vit M. Baker et trois autres debout et noirs sur le ciel clair, les bras levés et la bouche ouverte comme s'ils criaient tous ensemble. Le navire frémit, s'efforçant de soulever son flanc, retomba, semblant renoncer en un plongeon sans force et, d'une secousse subite, il vint brutalement au vent comme s'il s'était arraché à une étreinte mortelle. Toute l'immense masse d'eau soulevée par le pont fut rejetée d'un coup à tribord. On entendit des craquements sonores. Les sabords de fer en se fracturant tonnèrent à coups retentissants. L'eau passa par-dessus la lisse tribord avec l'élan d'une rivière dégringolant sur un barrage. La mer sur le pont et les lames de tous côtés se mêlaient en un vacarme assourdissant. Le navire roulait brutalement. Nous nous levâmes et impuissants nous fûmes jetés et précipités de gauche et de droite. Les hommes qui culbutaient sans cesse hurlaient " Le rouf va lâcher! - Le navire se dégage! " Soulevé par une lame gigantesque le navire l'accompagna un instant en crachant d'épais jets d'eau par toutes les blessures de ses flancs ouverts. Les bras sous le vent ayant été emportés, arrachés à leurs cabillots, toutes les lourdes vergues à l'avant oscillaient d'un bord sur l'autre avec une affolante rapidité à chaque roulis. On voyait les homme à l'avant accroupis çà et là, l'oeil craintif levé sur les énormes espars qui tournoyaient au-dessus des têtes. La toile déchirée et les bouts du gréement rompu flottaient dans le vent comme des mèches de cheveux. Dans soleil éclatant, sur le tumulte et le désordre étincela des flots, le navire filait à l'aveuglette, échevelé et impétueux comme s'il fuyait pour sauvegarder son existence et sur la dunette nous tournoyions, nous chancelions, égarés et bruyants. Nous parlions tous à la fois en bavardage débile avec une allure d'infirmes et des gestes de fous. Les yeux brillaient, grands et égarés dans des visages souriants et faméliques que l'on semblait avoir recouverts de poudre de craie. Nous tapions des pieds, frappions des mains, prêts à bondir et à faire n'importe quoi; mais en réalité à peine capables de tenir sur pieds. Le capitaine Allistoun, dur et svelte, faisait sur la dunette des gestes frénétiques à l'intention de M. Baker : " Assurez-moi les vergues de misaine! Appuyez-les au mieux!" Sur le pont principal, les hommes, stimulés par ses appels, barbotaient en se précipitant au hasard de-ci de-là avec de l'écume qui leur tourbillonnait jusqu'à la taille. À l'écart, loin à l'arrière et seul près de la barre, le vieux Singleton avait délibérément placé sa barbe blanche sous le bouton du haut de son ciré luisant. Oscillant sur le vacarme et le tumulte des flots avec le navire ravagé tout du long et projeté en avant dans un roulis effréné sous son ferme regard de vieux marin, il restait rigidement immobile, oublié de tous, le visage attentif. Devant sa silhouette droite seuls bougeaient ses deux bras en travers avec une promptitude vive et soudaine pour modérer ou accélérer le mouvement rapide des rayons en rotation. Il gouvernait avec soin.

 

 

Termes de marine utilisés lors de l'exposé. Signification:

Abattre S'éloigner du lit du vent.

Appuyer Raidir un cordage pour soutenir ou fixer.

Bonnette Toute voile supplémentaire hissée par beau temps.

Bras Manoeuvre courante servant à orienter une vergue.

Cape (rester à la cape) Par gros temps : réduire sa voilure et gouverner de façon à faire le moins de route possible, tout en dérivant.

Caps de moutons Bloc de bois circulaire percé de trous où passent les filins pour raidir les haubans.

Carguer Retrousser, au moyen des cargues, une voile sur elle- même, pour la soustraire à l'action du vent.

Côté du vent Côté d'où souffle le vent.

Côté sous le vent Côté opposé au précédent.

Dunette Superstructure sur le pont arrière d'un navire et qui s'étend en largeur d'un côté à l'autre.

Espars Toute pièce de bois ou de fer employée comme mat, vergue, gui, corne, etc.

Grand largue Voir la vignette : " Allures sous voiles ".

Gréement Ici : ensemble de ce qui est nécessaire à la propulsion d'un navire à voiles. (mâts, vergues, voiles, etc.)

Haubans Manoeuvres dormantes qui assujettissent les mâts par le côté et par l'arrière.

Lisse Pièce de bois plate posée sur les batayolles (garde-fous en abord des ponts)

Lof Le côté du bateau qui se trouve frappé par le vent.

Misaine Voile basse du mât de misaine : le premier mât vertical à l'avant du navire.

Mouiller Laisser tomber l'ancre et filer une quantité de chaîne suffisante à la bonne tenue du navire.

Prendre de l'erre Prendre de la vitesse. On écrivait aussi : Ayre, air, eyre : " area " : espace ? Ou " aria " : air ? ou " arare ": labourer ?

Prendre un tour Tourner une manoeuvre autour d'un taquet.

Rayons Poignées qui débordent de la roue du gouvernail et sur lesquels on agit pour la manoeuvrer.

Rouf Logement sur l'arrière du pont.

Roulis Balancement dans le sens transversal.

Sabord Ouverture pratiquée dans la muraille d'un navire.

Tirer des bords Louvoyer, s'efforcer de gagner au vent (s'avancer dans lit du vent) par une série de bordées terminées chacune par un virement de bord vent debout.

Tribord Partie du navire située à droite quand on regarde vers l'avant.

Venir au vent Gouverner plus près du vent qu'on ne le faisait.

Vent debout Vent directement opposé à la route, sur un navire à propulsion mécanique. Il oblige un voilier à tirer des bordées pour gagner au vent.

Vergue Espar supportant une voile.

Virer lof pour lof Virer vent arrière. Le contraire de : virer vent debout.

Voûte d'arcasse L'arcasse est une partie essentielle de la poupe. Sa partie supérieure a une forme courbe plus ou moins prononcée.

© Jean-Marie Barnaud