Poète de garde
Donc on ma dit : veux-tu faire le " poète
de garde " ?
Spontanément, jai répondu " oui ".
Et puis lenchaînement nest pas des plus sages
jai réfléchi.
Et voici la conclusion : pour moi, ce ne sera pas être " poète
gardien " : il ny a pas de temple à garder.
De toute façon, je ne me sentirais pas à laise dans
cette fonction, ou pose, conservatrices, même avec la bénédiction
de René Char qui se voulait, je crois me souvenir, " conservateur
des infinis visages du vivant "...
Du reste : que faudrait-il " garder " ici qui ne soit constamment
défendu par lamour avec lequel tous les comédiens,
animateurs, acteurs dans ce lieu ne cessent dentourer la langue,
ses usagers, ses praticiens...
Poète de " mégarde " me conviendrait mieux, sil
est vrai que cest dans le défaut, la faille, linterdit
de la langue, que travaille le poète, non pas exactement pour y
jouer, mais bien plutôt pour la subvertir, la faire boiter, la faire
sortir de ses gonds, - y mettre le feu. Quand du moins il a les reins
pour...
Garder, cest plutôt le fait des institutions. Je les connais
bien pour avoir, comme dit Rimbaud à Izambard " roulé
dans la bonne ornière " trente-sept ans et demi : " Vous
êtes dans les corps enseignants, vous roulez dans la bonne ornière.
"
Mais là même, jai voulu être un poète
qui enseignait ; et non linverse : un enseignant qui serait poète
à loccasion.
Comme poète, jétais dans la mégarde ; comme
enseignant, dans la garde. Schizophrénie...
Voici ce dont je voudrais témoigner, dans ces quelques jours :
que la langue du poète est un outil de liberté ; or le premier
geste daffranchissement en ce domaine est un geste deffraction,
et souvent celui dune posture iconoclaste. Ce geste-là, paradoxalement,
il refuse la maîtrise ; il accepte de prendre le parti de la fragilité
; il se risque et sexpose.
Donc, que faire, tous ces jours, pour être de garde sans jouer au
chien de garde...
Je propose dabord de faire lecture. Cest un projet bien prétentieux
dans un lieu tel que celui-ci... Mais enfin. Ce sera montrer comment poètes
et écrivains se saisissent de la langue comme dun levier
pour mettre à la question à leur façon, irrévérencieuse,
humoristique, grave ou pathétique, ce que la langue commune, on
dira la prose, met tout son soin à maintenir raisonnable et conforme.
Appelons cela Les garde-fous du poète ; non pas tant pour dire
quil se garde de tomber. Plutôt pour dire quil se garde
des fous, qui ne sont pas ceux auxquels on pense naturellement.
Et lon tiendra, promis, chronique des faits de langue au jour le
jour.~* ~
Jeudi 6/12Carte blanche à André Tavernier.
De toute façon, langage scénaristique ou écriture,
on sera daccord : la frappe juste " na rien à
voir avec les procédés techniques ". Le juste est ailleurs,
" Alexandre pleure lorsquil voit que deux images collées
ensemble font du sens ". Limportant, cest la suture entre
les deux. Nous, on dira : ce qui se trame sous la langue, dans linterdit.
Alexandre pleure, et Michon voit sangloter Rimbaud à Roche au temps
de la moisson parce que " la phrase juste le pousse furieusement
dans le dos ", comme si les dieux étaient présents
; mais ils ny sont plus. A moins que ne lait envahi la "
ferrea vox " - antérieure à tout. Celle qui vient de
lentre- deux, où Alexandre a mis la colle.
Et que tous les projets, avant-projets et plans se modifient pendant le
montage, cest la loi de la création. ( Il ny a que
cette coquette de Racine pour affirmer quune fois le plan de la
tragédie fait, le reste vient tout seul...)
Rien ne se fait quau présent de lécriture, dit
Claude Simon, qui monte ses romans comme des films. Il le dit à
Stockholm.
Et encore Camoin : " Je mets la toile devant le modèle, je
mélange les couleurs, et après le reste ne me regarde plus.
" (Ou cest cela quil voulait dire, Racine ?)
Des Langagières, retenir à nouveau ceci : on peut pleurer
quand on voit que deux images font sens. Il faut savoir garder possible
lenchantement de ces pleurs-là.
Même jour, 21 heures.
Cest la faute à Velter, cest la faute à
Rouzeau.
De Valérie Rouzeau à André Velter, dune parole
lautre, cest dun même souffle que ça vient.
Cette façon quelle a de ne jamais interrompre le flux des
mots qui sentrechoquent dans ce quon pourrait croire des jeux
nétait que cest sa vie qui se donne et se joue
dans une parole sans fin, laquelle avoue, et sa fragilité (la voix
elle même, on dirait quelle va se briser) et sa force
: comment elle est le contrepoint dynamique des arpèges lancés
par le piano, ou du lamento de la trompette de Philippe Leygnac.
Et jai aimé aussi que dans tout ce charroi si simple la poésie
la plus ancienne soit convoquée comme partenaire, comme autre de
la parole, François, Arthur, Guillaume, tandis quelle, Valérie,
" tient son agenda de Pénélope ". Toujours à
coudre et à découdre.
Telle est la poésie.
Et de lui " La voix commence de ce côté où
lâme nous viendrait à la bouche " - jai
aimé comme il témoigne avant tout, dressant cette voix sur
des terres abandonnées. Fraternelle. Impatiente. Rythmant cette
impatience avec audace. Affirmant (contre les Surréalistes) comment
on na pas compris Rimbaud quand on na pas vu quil était
jusquau bout fidèle.
Fidèle, Velter, il me semble, lui aussi à cette fidélité-là
qui veut quécrire engage une vie. (et alors, ne plus écrire,
ce serait tout comme.)
Pourvu quon ne triche pas.
Il y a les tricheurs et les traîtres, disait Deleuze.
Voyez de quel côté " fautent " ces deux-là.
Vendredi 7
Antunes, Joyce, Jouffroy, SarrauteAlors, avec Antonio Lobo Antunes
lu avec une passion maîtrisée par Jean-Michel Guérin,
cest le même irrépressible étalement de la phrase
qui se continue. Eh bien, sil fallait garder quelque chose, ce serait
cela : lépanchement. Quon avait déjà
dans le recto-tono de Rouzeau, et qui va se poursuivre avec Joyce, et
avec Absolüt Vocal. (Pas de mots, oui, mais la joie de lancer, dansante,
la voix nue. La voix de gorge, proche du râle, du plaisir, de la
tendresse ou de la colère.) Soit : garder cette ouverture de la
parole ininterrompue, qui soudain est origine du temps. Alors quà
la ville sérieuse, cest tout le contraire. La voix y est
coincée entre les heures. Personne ny danse sa joie ou son
malheur.
Antunes ne cesse de dire lenfer, il désigne le " bout
de la nuit " de cette ville " sans nuit " quest Lisbonne
; ou encore la nuit quest toute vie malheureuse, à chercher
cependant " lautre dans lombre, espérant que son
sourire éclairera loreiller " ; dressant ces figures
à la Fellini, lui-même animé, comme son héros,
de cette " lucidité sans amertume " qui lui " tient
lieu dallégresse ". Ne cessant dêtre lucide,
il éclaire, comme dit le mot. Il éclaire notre nuit, fraternel.
Le rythme de la parole sans fin rejoint ou réinvente cette autre
parole sans fin que constitue chacune de nos vies, et quon étouffe
souvent au profit de ce quon croit être vivre.
Et cest le charme de cette voix tout intérieure de Lucie
Boscher, et dautant plus séductrice quelle dit limpudeur
de Joyce, et soutenue et comme portée plus loin encore au-dedans
par la voix dorigine, en langue anglaise.
Où je retrouve, et Proust, et Antunes, et Simon.
Simon, par exemple, dans la précision avec laquelle sont décrites
les attitudes physiques des personnages, où je mémerveille,
comme toujours, que toute lhumanité surgisse du dédale
des petits faits quotidiens, des pensées interlopes, fleur bleue,
pathétiques " elle a toujours une odeur denfant
sur elle " -, graves, obscènes, que tout ce qui se passe seconde
par seconde soit ici haussé à la dignité de la représentation.
Quon garde cela.
Impudique ?
Ah ! Quon se redise simplement ladmirable phrase de Jouffroy
: " Quand on nest pas gêné par ce quon écrit,
peut-être vaut-il mieux se taire ".
Mais voici : le propre de lart, cest de pouvoir montrer sans
honte la nudité. Et que chacun (encore Jouffroy) rencontre son
Italie pour le " sauver de la France moisie " puisque cest
grâce aux mots quon " sévade de lidéologie
". Moisie ? Le mot me rappelle Rimbaud ; un certain " jeu moisit
depuis deux mille ans. "
Et puis encore Sarraute :
Où le " presque rien " prend toute la place. Je sais
quon a jugé parfois cela intellectuel. Mais cest ny
rien entendre : où lécriture engage une vie, cest
toute la vie qui lanime.
Et là encore, le déroulement sans fin de la phrase, si bien
porté, et avec quelle complicité, par Arnaud Décarsin,
déroulement surgi du petit fait, comme disait Flaubert, mais du
petit fait de langue anodin. Par exemple, dune intonation, dun
mot dit pour un autre, dressant la totalité du monde cruel. Ainsi,
dans la parole maternelle adressée à Armand, (" si
tu continues, ton père va préférer ta soeur "),
tout lordre social se met en place, en langue, avec sa rigidité,
sa puissance de négation. Quelle intelligence !
Intelligence si grande quelle ose avouer, oui, à la face
de lautre, que cest lénigme, de lun à
lautre, qui est la part commune : " Je ne comprends pas ".
Essayez voir de le dire un jour à qui vous regardera en face. A
votre père, justement...
Plus tard, dans la soirée, Tardieu relaiera, dans le sourire, la
même inquiétude.
( Nai rien dit du témoignage de Szpilman. Ni de la lecture
humble de Renucci. Ne sais rien en dire. Trop fort dans sa nudité.
Et ce piano, comme la voix doutre-tombe venue ancrer le récit
dans la réalité. Et ce squelette de jeune fille aperçu
dans les ruines de Varsovie, cheveux blonds au vent, comme ceux des deux
soeurs disparues...)
Lundi 10/12, 12h 30
Émilie Weiss lit La Douce, de Dostoievski...
... ou du moins trois ébauches fragmentaires écrites en
octobre-novembre 1876 sur largument suivant : un homme médite
devant le cadavre de sa femme qui sest jetée par la fenêtre.
Est-ce " méditer " quil faut dire, ou si ce nest
pas plutôt quil est soudain renvoyé à sa propre
existence énigmatique, à ses bassesses, comme à lénigme
de cette femme quil na jamais réussi à dominer,
dont il na pu se faire aimer.
Je sais bien, depuis lâge de vingt ans, que Dostoievski est
le plus grand. Et ce texte lu si admirablement par Émilie Weiss
me le confirme. Dans ces fragments où lécrivain narrateur
est tour à tour lui-même et son héros, il y a tout
Dostoievski ; soit toute lhumanité qui souffre : lhumiliation,
la honte, la défaite, la lâcheté, lorgueil,
langoisse de nêtre ni pardonné ni reconnu, ni
sauvé ; soit encore, le désir du regard de lautre
qui enfin accepterait que lon soit ce que lon est, quand lâme,
le plus souvent, gît " dans les taudis de labaissement
".
Comme Raskolnikov, le narrateur embrasse le sol devant cette femme irréductible
que son exigence dabsolu a conduite au suicide.
Que la langue ici porte témoignage déconstruit de tous les
malentendus qui nous piègent, cest à nouveau ce que
les Langagières montrent.
Nous sommes, là, dans la vérité.
19 heures : Didier Sandre
lit Proust
Didier Sandre sest enroulé admirablement dans la
phrase proustienne ; sa voix distinguée est parfaitement adaptée
à lélégance inlassable de Proust, à
cette façon quil a de tracer ses cercles de plus en plus
resserrés autour de lobjet de sa recherche quil fait
mine doublier pour sarrêter le temps dune saillie,
dun trait dhumour, dun portrait à lacide.
Quel émerveillement de saisir comment naît la création,
comment elle saccomplit : cest cela que donne la lecture à
voix haute : la présence sensible. La phrase y devient un théâtre,
avant-scène, coulisses, décor, jeux de lumière. Cependant,
ce nest pas à une réussite " dartiste "
quelle aboutit ; elle crée la vie. Elle tourne nos regards
vers ce lieu de lentre-deux dont parle Proust à propos de
la peinture ou du jeu de la Berma, lieu où tout se passe, Comme
le jeu de la comédienne, ou comme le geste du peintre, la phrase
proustienne réussit à montrer lessentiel : lunité
secrète des éléments disparates quelle associe.
On en est toujours au même point, depuis lénigme de
la création dont parlait déjà Tavernier à
propos des images que lon colle et qui font sens.Au soir, Les Chédid.
Bon : ce fut la fête, un point cest tout.
Aussi simple quune fête familiale entre gens qui saiment
et dont la confiance réciproque rayonne au-delà ; aussi
grave aussi, par la présence du poète, dont la seule stature
impose lécoute à tous, avec la force de lévidence.
Aussi dansante quun " concert de jeunes ", mais avec une
rare confiance, et simple, qui a suscité cette étonnante
visite sur le plateau dun apprenti chanteur...
Et toujours, pour moi, cet étonnement de voir que, oui, Messieurs
les censeurs, il y a une " culture jeune ", celle qui leur inspire
de souffler au chanteur lui-même les paroles de ses chansons, ou
de les lui renvoyer en refrain à sa demande.
Langue vivante, en tous les cas.
Mardi 12, 12 h30
Arnaud Décarsin lit Stupeur et tremblement d
Amélie Nothomb.
" Elle marcha vers moi, Hiroshima dans loeil droit et Nagasaki
dans loeil gauche. "
Rien à faire, décidément, lhumour prétendu
d Amélie Nothomb minsupporte. Pour le dire très
simplement, je trouve que tout y est boursouflure médiocre. A peine
la phrase sachève (" comme pour savourer à lavance
son pouvoir destructeur "), on est certain davoir entendu cela
mille fois.
Cela nenlève rien au fait évident du talent dArnaud
Décarsin.
Mais je trouve quil ny a rien de vivant dans cette écriture,
imparfait, passé-simple, subjonctif exacts et conformes. Cest
comme le jeu dun acteur moyen obligé de télégraphier
sans cesse à lavance ses coups daudace au public. Enfin,
rien ici pour moi qui légitime en tous les cas laudace du
titre pseudo kierkegaardien...
Mercredi 13/12
Loïc Brabant et Laurent Nouzille lisent Narcisse et Goldmund,
de Herman Hesse.
Magnifique lecture, grand texte.
Ce dialogue a quelque chose dintemporel ; il a des connotations
médiévales ; il renvoie aussi aux dialogues platoniciens,
puisquil sagit pour chacun des interlocuteurs daller
vers sa vérité, lun, Narcisse, faisant figure de maître,
et lautre de disciple.
Constamment aussi, on est ramené aux sources du romantisme allemand,
dont ici Hesse est lhéritier ; repassent dans la mémoire
sensible de lauditeur les figures aimées dHölderlin
les lettres à Karl en particulier et de Rilke. Mais
aussi celle de Rimbaud, sil est vrai que la question soulevée
par ce dialogue est lopposition entre la langue de la raison et
celle du " parler de lâme ". ( Chercher une "
langue qui serait de lâme pour lâme ", nest-ce
pas ce que veut Rimbaud ?) Du coup, cest le grand débat autour
du cartésianisme, du coeur et de la raison qui est réactivé
: " Lintelligence ne peut vivre dans la nature, elle est en
face delle ", alors que lartiste, comme les poètes,
est " du côté de la mère ", de lunité
de lêtre. Et nous revoici proches de Bonnefoy, dont cette
unité vécue si fort dans lenfance que son manque
peut inspirer une vie entière, sous le mode dune " nostalgie
prospective ", comme disaient les Surréalistes est
la querelle constante.
Mercredi 15 heures, au Frac
De la prose si balancée, si classique de Hesse, à
lécriture fragmentaire, pleine dune absence qui est
aussi présence ou désir éperdu de présence,
de Célan, la transition est vécue presque comme une transgression.
Maintenant la langue se dresse devant les murs blancs et froids de ce
musée, et ricoche sur eux, portée aussi par lagressivité
délibérée de Fabien Joubert.
Les poèmes de Paul et les lettres de Gisèle alternent. Mais
par un jeu dont on comprend assez vite la raison, le comédien les
adresse à un spectateur ou à un autre, anonymes, comme pour
signifier que jamais ils nont atteint vraiment leur cible, cest-à-dire
lautre. Et tout le drame de Célan se rejoue de façon
pathétique devant nous, et évidemment sans complaisance,
dans la rigueur de la parole :
" Rester là, tenir dans lombre de la cicatrice ",
telle est la position impossible quil cherche, oui, à tenir.
Quelle émotion aussi dentendre les échos de cet amour
si fort, de lun à lautre, et si incapable de sauver,
même sil est dit cette chose si cruelle quand on sait, si
bouleversante :
" A la source de tes yeux la mer tient sa promesse (...)
A la source de tes yeux
Un pendu étrangle sa corde "
On le sait, jamais Célan na pu assumer lhorreur de
la Shoah.
On lentend le redire ici.
Or cette parole qui condamne rejoint dune façon que jai
trouvée bouleversante deux protestations, deux cris, prophétiques
: celui de Rimbaud, écrivant de sa mère qu : "
Elle avait le bleu regard,- qui ment " ; celle de Nietzsche qui,
quelque part, parle du " regard bleu " des Allemands.
Quainsi la barbarie puisse sacclimater au bleu du ciel pour
le trahir, voilà une réalité
que toute la sagesse du Narcisse de Hesse ne pourrait nier, ni réduire.
Or, Célan, qui parle depuis le " lait noir de laube
", écrit aussi :
" La mort est un maître venu d Allemagne
Son oeil est bleu "
Jeudi 13/12
Au Kraft : Julien Muller lit des nouvelles extraites
de La Colonie pénitentiaire, de Kafka.
La lecture de Julien Muller donne la mesure juste de la distance dhumour
qui est la marque de Kafka : ce retour sur soi, à la fois moqueur
et cruel ; cet écart à sa propre vie par le recours à
linsolite, à létrange, voire au fantastique.
Distance ou écart qui sont aussi les signes dune souffrance,
ou encore de ce qui est perçu par Kafka comme un échec.
Voyez létonnant Onze fils, où Kafka, dont on
sait quel conflit na cessé de lopposer à son
père se met précisément dans la peau dun
père ironique devant qui aucun de ses onze fils chacun évidemment
représente un avatar de Kafka lui-même dans sa relation à
lautorité ne trouve grâce. Voyez Le Trapéziste,
étonnante fable sur la solitude ; Devant la loi, modèle
réduit du Château ; et Prométhée,
surtout, très inattendu recours à la mythologie pour évoquer
ce que Heidegger désignera plus tard comme " oubli de loubli
". Effacement des dieux, certes. Mais plus : oubli de la conscience
de cet effacement. Qui en effet a encore mémoire de la leçon
prométhéenne ? Camus reprendra cette problématique.
Jai été à nouveau sensible à cette façon
dont limaginaire kafkaïen, mettant au départ ses personnages
dans une situation insolite, irréelle ou fantastique, enchaîne
ensuite les faits, comme le fait Michaux, selon une logique de labsurde.
La langue dapparence sage et conforme aux exigences du récit
est un brûlot, à qui entend juste...
Même jour, 19 heures : Une heure avec Patrick Guyon
Quelques heures plus tard, à la Comédie...
... il y a la même traversée du désespoir chez Guyon
que chez Kafka, le même sentiment dun " Nord perdu "
; le sentiment que le sol, la terre, seffondrent. Mais le sursaut
nest pas de la même nature. Le poète lutte différemment
contre " lengloutissement " possible : " Ecrivez
des poèmes, ne pleurez pas ", cest sa leçon.
Car le propre du poète, cest quand même sa " foi
" dans la langue, loin des jeux divers où la littérature
se piège elle-même. Il sagit, au désert, de
prendre la mesure de ce qui na pas de langue encore. La poésie
est alors réparatrice. Elle ouvre la langue à lénigme
de cette voix " basse continue " - " que loreille
nentend pas, mais que le coeur entend ".
Dans ce coeur- là, jentends aussi, quant à moi, ce
quy mettait la vieille langue, le courage de qui " cherche
à tenir " et par là même fonde une communauté
dhommes.
Le courage, cest aussi de dire : " Cest quand les hommes
soublient que les dieux nous reviennent. "
La Comédie résonne tous ces temps-ci de lécho
dun tel courage, qui linspire : celui de Brecht.
Même jour, 21 h. A
la Comédie.
Lectures sous larbre, avec J.-M. Guérin , Mathilde
Michel et le Concert impromptu.
Difficile au chroniqueur dêtre juge et partie, à bord
et à terre... Mais, mise en scène mieux mesurée,
jai retrouvé le bel équilibre du spectacle de lété
au Chambon-sur-Lignon, entre paroles et musique, celle-ci, par son étrangeté
moderne allant farfouiller dans des zones de texte inexplorées,
mettant comme des syncopes là où lécriture
prétendrait installer son ordre propre. Musique comme ce "
quoi dautre pour soulever la langue "...
Vendredi 14 décembre,
18 h. : La bibliothèque de Jack Lang
Avec les compagnons des Lectures sous larbre nous nous retrouvons,
en service commandé, au Lycée Joliot-Curie, devant une classe
de première toute féminine où nous rejoindra, en
service commandé lui aussi, et sous belle escorte, le ministre
de lÉducation nationale. Difficile de " faire comme
si... ". Exercice assez convenu. Autorité oblige.
Mais jai lémotion, une heure après, de me retrouver
à la Comédie, en face " dun homme " ( Toujours
la même émotion " pascalienne " : " On est
tout étonné et ravi ... ").
Jack Lang a très élégamment rempli son contrat. Et
loin dêtre de circonstance, les textes quil a lus, presque
tous des poèmes, renvoyaient évidemment à la sensibilité
et au coeur de cet homme, lequel donc livrait quelque chose de son intimité.
Il a eu le bon goût de lire simplement, sans autre commentaire sur
leur choix, ni glose, sans affectation sinon celle de dire quil
ne lit pas bien, ce qui est faux...
Lhumour dun passage de Tardieu nétait pas au
fond pour surprendre ; les autres textes non plus : le rapport aux événements
tragiques de lHistoire engagement et souffrance des hommes
( Char à plusieurs reprises, Darwich, Rushdie ) ; le sens
de la spiritualité, le goût de lélévation,
la profondeur et la grâce de léphémère
(Rilke) ; la défense de la culture et lengagement artistique,
évidemment ; un engagement tourné vers les formes neuves
de la création (Velter) ; comment être " élitaire
pour tous ", comment il faut " rassembler des gens sur un petit
nombre de principes " pour une " expérience unique et
originale ", selon les formules de son ami Vitez..
Enfin, à trois reprises, de longs poèmes douloureux de Pasolini,
inspirés par la solitude, par le sentiment de la différence,
par la peine des hommes, par leur misère, leurs dérives
dans les grandes villes, " où vas-tu errant dans les rues
de Rome "...
Même jour, 19 heures
: Audiberti. A force de mots
Quel beau spectacle que celui du Théâtre du Campagnol.
Parfaitement rond et ficelé ; drôle et grave, souvent émouvant.
Fidèle en tous les cas à lhumour insolite dAudiberti.
Roman dune enfance, et drame familial : un père pagnolesque
et pathétique, sorte de Tartarin hurleur, terrifiant aux yeux de
son fils unique, mais totalement démuni quand le destin laccable
; une mère très aimée ( comme la scène du
baiser sur la vitre est belle ! ) qui meurt à 37 ans ; un quartier
dAntibes comme un village où chacun vit sous loeil
de tout le monde...
Avec cela, la solitude de cet enfant chimérique et sensuel, souvent
maladroit, moqué par ses camarades, mais sauvé par la beauté
solaire du Sud.
Et déjà les mots " qui venaient en lui du fond de lui
"...
( Jai rappelé à Penchenat lhistoire du petit
Pirandello offrant à un mendiant ses habits du dimanche, et de
la réprimande paternelle qui suivit, que ma remise en mémoire
lanecdote de la pièce de monnaie et du chapeau donnés
par lenfant Audiberti au clochard rencontré sous la Courtine
à Antibes, et que suivit le même genre de foudre paternelle...
et cela la intéressé parce que, ma-t-il dit,
il y a des rapports plus précis entre les deux auteurs.) ~*~En
guise de conclusion, dhommage amical, de reconnaissance et daffection
: Hölderlin ...... Hölderlin, dont lexigence concernant
la parole, me paraît tellement en accord avec lexigence de
tous ceux qui, à la Comédie de Reims, travaillent, donnent,
partagent, et donc : aiment.
(...) Il faudrait que cesse une bonne fois lincompréhension
sans bornes par laquelle lart et surtout la poésie se trouvent
dégradés chez ceux qui la pratiquent et ceux qui veulent
en jouir. On a déjà tant parlé de linfluence
des beaux-arts sur léducation des hommes, mais comme si personne
ne prenait la chose au sérieux, et cétait bien naturel,
car personne na songé à la nature réelle de
lart, et surtout de la poésie. On ne la considérée
que sous ses dehors modestes qui, évidemment inséparables
de son essence, nen constituent nullement tout le caractère
; on la prise pour un jeu parce quelle se présente
sous laspect modeste dun jeu. Logiquement elle ne pouvait
donc produire dautre effet que le jeu, cest-à-dire
celui dune distraction, diamétralement opposée à
laction quelle exerce quand elle est présente dans
sa véritable nature. Alors elle permet à lhomme de
se recueillir, elle lui dispense le repos, non le repos vide, mais vivant,
celui où, toutes les forces étant à loeuvre,
seule leur profonde harmonie nous empêche de les percevoir comme
agissantes. Elle rapproche et unit les hommes, mais pas à la manière
du jeu, où le lien consiste à soublier et où
les particularités vivantes de lindividu ne peuvent jamais
se faire jour.
Lorsquelle est véritable et efficace, elle les unit en effet
par leurs multiples joies et souffrances, leurs désirs, leurs espoirs
et leurs craintes, par leurs idées, leurs défauts et leurs
qualités et par tout ce qui fait leur grandeur et leur faiblesse,
lien qui se resserre jusquà devenir un tout vivant et profond
aux mille articulations ; et cest cela que doit être la poésie.
F. Hölderlin, lettre à son frère Karl, du 1/O 1/1799
Jean-Marie Barnaud
Reims, 6/12/01- Mougins, 17/12/01 |