Jean-Marie Barnaud / Lire, rêver, écrire la traversée

Les éditions Cheyne proposent chaque mois d'août un beau rendez-vous de lectures, débats, écriture en Haute-Loire. Jean-Marie Barnaud, qui y dirige la collection "Grands Fonds" en est l'un des inititiateurs, il propose ici quelques réflexions à la suite du stage d'écriture.

pour aller plus loin : téléchargement du fichier RTF avec programme détaillé, bibliographie et extraits

retour chroniques Jean-Marie Barnaud
retour remue.net

Remarques sur le stage : Lire, rêver, écrire la “ traversée ”,
animé lors des Lectures sous l’arbre organisées par Cheyne éditeur, du 13 au 18 août 2002

1. L’intitulé du stage met l’accent sur le lien entre la lecture, la rêverie qu’elle déclenche, et le mouvement que spontanément cette rêverie est censée inspirer, soit le désir d’écrire, non pas sur le modèle, mais plutôt comme dans la trace, le sillage ou la fracture que la lecture a ouverts. Que cette ouverture-là ait été collégialement partagée dans un échange oral, ou que chacun se soit simplement laissé travailler seul à seul par une lecture à voix haute, ou par une lecture silencieuse.

Par rêverie, j’entends le mot dans son sens bachelardien, me souvenant aussi d’une lettre de St John Perse à Jacques Rivière sur son souhait que son critique soit lui aussi poète, c’est-à-dire susceptible de le lire depuis les mêmes sources que lui, comme à partir d’une même origine.

Le thème de la traversée a été choisi précisément pour sa richesse immédiatement perceptible, et comme évidente.

2. Il ne s’agit donc pas ici au sens strict du terme d’un “ atelier d’écriture ”, et cette précision a été donnée dès le début du stage ; elle est rendue nécessaire par l’intitulé lui-même, qui laisse planer une indécision à cause du verbe “écrire ”. Non pas donc “ atelier ”, dans ce sens qu’aucune injonction d’écrire, aucune “ consigne ”, n’ont été données, ce qui aurait été contradictoire avec la place prépondérante que devaient ici prendre la lecture et le type de questionnement autour de ses effets que celle-ci devait impliquer. Ce serait plutôt comme une saisie du fait littéraire, expérience en amont de l’écriture. Du reste, je pense qu’un atelier d’écriture doit poser la question du travail, et en particulier celle du retour sur le texte, celle de sa réécriture ; or cet aspect, essentiel à l’acte d’écrire, n’a jamais été abordé collégialement durant ce stage, même si une rencontre avec trois des stagiaires sur douze a eu lieu à ce propos, et à partir des textes produits, en dehors des heures de stage.
Cependant, la proposition de consacrer une partie du temps à un travail de “ relecture ” de certains textes effectivement écrits sous l’effet de telle ou telle lecture, sous la forme d’un échange par groupes de quatre personnes, moi compris, et dans l’idée de s’aventurer à creuser ce qui se trame de spécifique dans les lignes des “ premiers jets ” que chacun des stagiaires avait lus à l’ensemble du groupe, je l’ai faite à un certain moment, vers le milieu de la période : l’avancée des échanges, et les prises de risque que chacun avait consenties, me paraissaient justifier un tel retour. Les stagiaires non concernés par ce travail de groupe seraient engagés dans d’autres activités de lecture. Ma proposition a reçu collégialement une réponse négative fondée sur l’idée que l’aventure de ce stage devait rester collective.
3. Chaque demi-journée était centrée sur un texte “ emblématique ” autour duquel étaient lus, ou simplement mentionnés, et disposés comme en étoile, d’autres fragments ou œuvres inspirés par un thème identique. Il était évidemment essentiel, de par la nature même de ces textes, de poser la question des enjeux précisément littéraires dont ils témoignent - entendons par là : ce qu’ils disent du monde et du rapport spécifique de leur auteur au monde et à la langue -. De toute façon, l’idée de conduire la réflexion sur la “ traversée ” jusqu’à en venir à s’interroger sur l’écriture comme traversée impliquait bien que serait abordée la question de savoir ce que vraiment l’écriture joue et engage.
C’est pourquoi ce qui était suggéré aussi c’était de s’ouvrir à ce qui pouvait apparaître, dans chaque texte, comme son identité, à la fois en partie repérable (rythmes, lexique, mise en page etc.) et à la fois cependant toujours énigmatique (problème ou faux problème des “ genres ”, question de “ l’autre de la parole ”, problème de l’achèvement supposé du texte, problème de l’œuvre, etc.). Etant entendu que s’ouvrir à l’énigme de ces paroles “ extrêmes ”, c’est aussi s’ouvrir à la question de leur écart ou de leur différence, soit s’ouvrir à cette part d’invention dont la loi cependant échappe toujours à l’inventeur lui-même, à celui qui se laisse traverser par la langue, et qui découvre, dans le présent de son écriture. Dès le départ du reste, quelques lectures ont été faites au sujet de ce “ présent de l’écriture ”, selon la formule de Claude Simon dans le discours de Stockholm dont un extrait était proposé comme texte emblématique.
4. Soixante-douze extraits différents tirés des trois Carnets de du Bouchet, et choisis pour leur écho au thème de la traversée, ont été distribués au hasard à chaque stagiaire, à raison d’un extrait par jour. Ce viatique a été le plus grand déclencheur de commentaires, d’écriture et de partage, de tout le stage. Sans doute par son aspect déroutant lié à son caractère fragmentaire, sans doute aussi parce que le resserrement de la parole y rend immédiatement perceptible deux choses : d’une part que la littérature qui interroge vraiment est celle qui a évacué toutes les tentations du “ sentiment ”, alors même que, d’autre part, elle rend immédiatement sensible cette évidence et cette émotion que c’est toujours un être particulier et au destin unique qui s’y engage et qui, écrivant dans la “ faute ”, ou la “ traîtrise ” au sens deleuzien, engage sa vie.
5. Le plan qu’on trouvera ci-après, rebâti le dernier jour en fonction de ce qui a été accompli en réalité, correspond, dans ses grandes lignes, à la perspective de départ telle que je l’avais imaginée. Cependant, l’ordre des textes, leur distribution dans la semaine, bien des aspects de détail, on été bouleversés au cours de l’avancée, tandis que d’autres références, et en particulier venues de l’expérience des stagiaires eux-mêmes, sont venues enrichir le corpus.
Le plus étonnant du reste pour moi, et le plus émouvant, est le retour constant que j’ai eu, et de plus en plus riche, mes propres questions et mes approches très vite se confondant simplement avec celles des autres, dans le partage d’un même risque, celui donc d’interroger vraiment les textes.
La littérature ici, l’expérience littéraire plutôt (lecture/écriture en fin de compte presque nécessairement confondues, la question de la nature du stage n’ayant plus semblé elle-même faire question, chacun s’étant engagé dans l’épreuve d’une véritable écoute des textes lus ou produits, et même ceux qui s’étaient définis au départ en quelque sorte comme “ non écrivants ” en venant à écrire eux-mêmes), littérature et expérience littéraire, donc, ayant été immédiatement légitimées, parce que greffées comme de leur mouvement naturel et évident sur le dehors, sur le monde, sur la vie et sur l’expérience d’hommes et de femmes mûrs, engagés pour la plupart dans des professions extérieures à la littérature, même si certains étaient déjà concernés par une pratique d’écriture.

( A en rester uniquement dans la perspective d’une simple “ lecture ”, le risque serait de verser très vite dans la glose, qui serait perçue par certains comme une pure tentation de “ l’explication ”. L’originalité de ce stage vient sans doute aussi de ce que l’animateur, en tant qu’il écrit lui-même, et/ou qu’il est perçu comme “ écrivain ”, communique un rapport spécifique avec la chose littéraire qui implique nécessairement son engagement dans l’écriture, engagement dont il doit aussi porter témoignage.)

Il me semble que ce qui s’est peu à peu imposé, c’est cette idée qu’on trouve exprimée chez Deleuze et que reprend quelque part Hervé Piékarski, à savoir que c’est le “ dehors ” qui ne cesse d’interpeller le texte, qui l’ouvre et le fait “ fuir ” comme on le dit d’un tonneau, cette fuite-là, cette fracture, renvoyant chacun à l’énigme de sa propre vie, de son rapport au monde dans ce qu’il a de plus concret, de plus actuel ou contemporain, et dont le texte littéraire porte témoignage.