petite contribution à une déstabilisation de M. Jourdain
chronique de Jean-Marie Barnaud pour remue.net

16 / Quignard, l'intempestif
note sur "Les Ombres errantes" de Pascal Quignard

Jean-Marie Barnaud / Quignard, l’intempestif
( note sur Les Ombres errantes)

Je ne sais pas si, dans le cas présent, il y a “ beaucoup de ciment ” entre “ la solitude de celui qui écrit et la solitude de celui qui lit ” (142), mais je sais que la lecture de ce livre-là a ému en moi bien des ombres souterraines, de celles qui ne cessent de travailler à la joie qu’on espère chaque matin pour le jour à venir. Et qu’elle a fait se lever et briller cette joie.

La plus vive de ces ombres fut celle de Nietzsche. J’ignore quels rapports Quignard entretient avec Nietzsche ; ma référence ici ne prétend à aucune exactitude critique ; il s’agit de mettre au clair des connotations.
Et d’abord concernant le rapport à l’Histoire.

C’est que se tisse aussi tout du long, dans Les Ombres errantes, une méditation sur le temps dont on voit bien qu’elle est centrale, comme aussi bien dans les deux livres qui suivent.

L’ensemble des critiques que Quignard adresse au monde présent portent sur l’idée de progrès, laquelle entraîne nécessairement les consciences à programmer “ l’élimination du jadis ” comme tel (122) ; peu à peu l’organisation sociale de “ l’oubli ” conduit à cette sorte d’atonie et d’insensibilité par rapport au jadis, qui sont porteurs de mort.

C’est la croyance en un temps orienté, avec une origine et une fin dernières interprétables et porteuses de sens, travail inlassable des religions, qui fausse la donne : les hommes “ veulent croire qu’il y a un chiffrement initial, qu’il y a une direction ou une promesse à leurs jours ” (171). Pas seulement le travail des religions. J’ajouterais bien que la philosophie occidentale, Hegel par exemple, oriente aussi le temps jusqu’à la fin dernière, celle de l’Histoire elle même, et fait de l’Etat un accomplissement. Aucun travail de l’Esprit ne serait perdu.

Mais cette fin-là, dit Quignard, est la mort.

Or qui a lu précédemment, dans les Considérations inactuelles, le chapitre II : “ Utilité et inconvénient de l’Histoire ”, se retrouve ici en terres connues : il y en a, dit Nietzsche, qui, sous couvert de respecter l’Histoire [mais en réalité ils luttent contre “ leurs ennemis héréditaires ”, les “ fortes natures d’artistes ”, ceux dont Quignard dit de son côté “ qu’ils sont les meurtriers de la mort ”(124) ], et tout en idéalisant le passé “ monumental ”, en réalité “ agissent comme si leur devise était : laissez les morts enterrer les vivants ”. Même tonalité dans le chapitre suivant, “ Schopenhauer éducateur ”.

L’idéologie du progrès inspire et confond des pratiques politiques, individuelles, sociales qui concourent au même effet. Parmi elles, par exemple, l’hygiène, qu’on peut suspecter. Je trouve intéressant que Nietzsche ait écrit au moment où Pasteur travaillait. Et Quignard : il est “ difficile de dissocier les notions d’hygiène, de morale, de sacrifice, de pensée, de racisme, de guerre ”, (106). Et si le fin mot – la commination - de nos sociétés était bien le : “ Ne respirez plus ! ” emblématique du chapitre VI.
Ecrire que l’essentiel du règne de Clovis tient dans deux dates : “ quand il planta des figuiers, quand il planta des amandiers ” (159), montre en revanche où sont, où devraient être, les priorités.

Au temps orienté ainsi artificiellement, et ficelé dans les bandelettes du discours, de sorte que son cours paraît régulier quels que puissent être les apparents soubresauts de l’Histoire sous lesquels on croit le voir couler, Quignard oppose une antériorité absolue, “ un avant sans langage au temps ” (12) qui est pour les sociétés ce que le prénatal est à l’individu : “ Nous avons connu la vie avant que le soleil éblouisse nos yeux et nous y avons entendu quelque chose qui ne se pouvait voir ni lire. ” (122). On peut bien opposer dans un tremblement mystique le silence à la parole. Mais l’idée de ce couple antithétique ne sert au fond que la parole elle-même, toujours à son travail de travestissement. C’est “ derrière le langage ” que se joue l’essentiel ; il s’agit d’entendre encore le “ royaume qui est derrière l’invisible ”.

Ce dont l’animalité peut encore témoigner en nous, ou ce que les animaux eux-mêmes révèlent, eux qui “ sont sans qu’ils aient à le connaître ”, non encore retournés peut-être, au sens rilkéen, encore dans l’ouvert. Tel ce cheval évoqué au chapitre XII, venant au devant de nous “ dans un mouvement d’une maladresse, d’un déséquilibre, mais aussi d’une élégance stupéfiante, comme s’il s’éveillait de quelque millénaire ”.

M’intéresse surtout ici que l’élégance puisse coïncider avec la maladresse et le déséquilibre, dans un mouvement qui est celui de la naissance ou du surgissement, parce que l’on va retrouver, là, quelque chose que je pense à nouveau très proche de Nietzsche : il y a chez Quignard une éthique de la surprise – aussi bien du reste qu’une esthétique – en référence à quoi le rapport au temps lui-même est pensé. Par exemple, dire que “ l’avenir qui est à venir ne doit pas venir mais surprendre ”(37), énoncer ce paradoxe qu’il faut accueillir, du jadis, “ la ruine jaillissante, la générosité ruineuse ” (135), qu’il faut “ rester auprès de la source jaillissante ” (154), qu’il faut toujours se tenir sur le qui-vive, que sous l’écoulement apparent des heures et des métamorphoses c’est le “ même dessin impatient et inexplicable ” qui se trame, que c’est au contraire la répétition (j’ajouterai : du même) qu’on doit observer, “ comme les chats guettent depuis toujours ” (71-72), est-ce que ce n’est pas, à cause précisément, et de cet “ inexplicable ”, et de cette “ répétition ”, et s’il est vrai aussi que “ la scène où toute scène prend origine dans l’invisible sans langage est une actualité sans cesse active ”(12), est-ce que ce n’est pas, donc, exprimer une pensée de “ l’éternel retour ”, l’une de ces pensées qui d’abord épouvantent, mais qui mènent finalement à accepter, avec Zarathoustra, le jeu comme fondement de l’être : “ Rallumer, écrit Quignard, à l’intensité de ce qui commence tout ce qui succède ” (136).

Deleuze montre, dans l’un des chapitres consacrés à Nietzsche de L’Ile déserte, comment c’est précisément à travers le concept d’intensité qu’on peut le mieux comprendre l’idée de l’éternel retour, très éloignée en fait de l’ancienne conception cyclique du temps : “ Au contraire, il y a des valeurs éternellement nouvelles, éternellement intempestives, toujours contemporaines de leur création, et qui, même quand elles sont reconnues, assimilées en apparence par une société, s’adressent en fait à d’autres forces et sollicitent dans cette société même des puissances anarchiques d’une autre nature ” (“ Sur la volonté de puissance et l’éternel retour ”175).

Les Ombres errantes sont pour moi les plus belles des Pensées inactuelles de ces jours, et Quignard un “ intempestif ”. Parlez-lui de liberté, de tactique, de maîtrise de soi dans le temps court d’une vie, de la pérennité des œuvres et des livres, de l’antériorité paternelle de la culture, de ce qu’il faut sauver à tout prix de la perte et du temps sous peine de laisser disparaître ce qui est censé nous tenir debout, toutes préoccupations du bon sens libéral, raisonnable et bourgeois, et voyez comme il vous retourne la farcissure – et même il y met, éternel retour, l’image des cercles qui se propagent…: “ L’irrésolution est une possibilité plus profonde que la liberté, le hasard une disposition plus ingénieuse que la tactique, l’oubli, la colère, l’espoir affamé, le guet bondissant tout- à- coup sont des effets, non de l’être, mais du temps. Chaque œuvre est comparable à un pan de roche s’écrasant dans l’eau, chaque saison de même ; des cercles s’y propagent; ils se perdent dans le futur qui s’y répète comme dans le passé qu’ils inventent ; ils sont perdus mais ils ne sont pas disparus ”(41).

C’est moi, certes, qui fais ce rapprochement avec Nietzsche, mais comme je le trouve pertinent dans d’autres domaines encore : et d’abord dans la manière inactuelle de jouer avec le littérairement attendu : ni roman, ni poème, ni système philosophique, mais au contraire le goût pour le fragment, l’aphorisme, les chutes énigmatiques, les paradoxes, les apologues, les contes, le goût philologique, et cette façon provocatrice de mêler le trivial au profond dans des inventaires insolites qui font aussi assez souvent penser à Michaux ( “ Les magasins suivirent les armées d’occupation comme les bases rouillées, les terrains d’aviation crevés, les terrains de tennis gondolés, les slows, le racisme, les cimetières, la télévision, le chou-fleur cru, le dollar, la haine ” (162) ), bref toute une manière de se jouer des formes et des normes où j’ai senti une parenté avec, par exemple, Le Gai savoir.

Quignard semble aimer bien qu’on évoque Montaigne et l’écriture de l’Essai à son propos ; il le dit dans l’interview de Lire. ( “ Les Essais de Montaigne sont la chose la plus extraordinaire dans notre langue, et la moins programmée. ”) Rien qui me surprenne : savez-vous quel est l’écrivain idéal pour Nietzsche ? Voyez Schopenhauer éducateur, II : “ … depuis que j’ai fait connaissance avec cette âme [ Montaigne ], la plus libre et la plus vigoureuse qui fût, il me faut dire de lui ce qu’il dit de Plutarque : ‘ à peine ai-je jeté les yeux sur lui qu’il me pousse une jambe ou une aile’. C’est à côté de lui que je me rangerais si le devoir s’imposait de se choisir une patrie sur la terre ” ( Pléiade, Œuvres, 587).

“ Libre et vigoureux ” : de cette liberté farouche qui suppose qu’on se tienne à la marge, littérairement, mais aussi socialement : qu’on abandonne les positions de pouvoir, les liens avec la patrie et la fratrie, avec tout ce qui vous dit comment et pourquoi faire, et au nom de quoi, qu’on se dégage des valeurs communes, de l’obsession du paraître qui est obsession de l’image ( “ ceux qui essaient de pactiser deviendront image ”(126)… “ Perditos ”, voilà l’identité qu’il faudrait conquérir, à l’égal de ces hommes qui sont “ comme des trous d’acide dans la vie sociale accoutumée ” (112). Traîtres, et non tricheurs. ( Et qu’est-ce que ça veut dire, alors, dans cet ordre, le Goncourt ? De quelle légitimité se recommandent ceux qui l’attribuent, qui puisse satisfaire ces exigences ? Bravo à eux, quoi qu’il en soit, pour avoir reconnu ce travail rebelle, et cru dans ses promesses.)

Intransigeance du désengagement social, rectitude de l’écriture, c’est tout un : ce n’est pas la paix sociale qu’on cherche, écrivant. Celle des proses conformes, dites “ flasques ” (95). On cherche l’invention, cette aurore dans la parole. On cherche : “ Eprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant même de connaître, c’est sans doute cela, le mouvement d’écrire. D’une part écrire avec ce mot qui se tient à jamais sur le bout de la langue, de l’autre avec l’ensemble du langage qui fuit sous les doigts. Ce qu’on appelle brûler, à l’aube de découvrir. ” Ecrire est précisément cela : un mouvement. Rien qui se puisse capturer par les formes apprises ; au contraire, ce mouvement-là “ désengage ” et “ délie ” : “ Je me hâte/Sur le peu de terrain/que laisse à découvert la marée ”, rappelle ce poème du chapitre L. Cette hâte instaure un déséquilibre et, si la chance sourit, la grâce, l’élégance stupéfiante du cheval dont on parlait plus haut : c’est dans la rupture à l’équilibre que peut surgir la forme neuve. Il faut savoir prendre ce risque, accueillir les “ pensées qui tremblent ” : “ La main qui écrit est comme la main qu’affole la tempête ”. D’autres ont dit qu’écrire c’était accepter de “ bégayer dans sa langue ”.

Alors ce que l’on cherche à accompagner dans ces formes fuyantes et tremblées, c’est ce perdu non disparu, ce qui vient du fonds, ce qui est antérieur à la parole et dont on a cru pouvoir s’extraire “ en imitant des mots dont l’intonation paraissait être rassurante ” (164), mais c’était en quelque sorte se fourvoyer. Seul l’art peut opérer un retournement vers la source, du côté de ce que Quignard nomme “ le dernier royaume ”, qui est en réalité en amont de tout. Char disait : faire cortège à ses sources. Retour amont.

Alors le mouvement fait entendre dans ses pulsations et ses syncopes, ou plutôt impose, son rythme ; il est musique. Et s’il est vrai que, comme le disait Bousquet, “ le rythme est le père du temps ”, alors c’est le temps, par l’art et par la musique en particulier, le temps, et peut-être “ le dernier royaume ”, qui nous sont rendus :
“ Vivre dans l’angle mort – par lequel le visible cesse d’être visible à la vue.

Dans l’intervalle mort où les deux rythmes humains (cardiaque et pulmonaire) s’agrippent et autour duquel ils engendrent l’extase sonore et peut-être la musique et, à partir de la musique, le temps ”. (59)

© Jean-Marie Barnaud