SG : Je voudrais vous poser des questions
sur votre poésie et sur votre réflexion, votre pensée
sur votre propre poésie et sur la poésie en général.
Vous avez une formation philosophique et il m'intéressait de voir
quelles réflexions de type philosophique vous portiez, si vous
en portez, sur votre travail poétique. Pour commencer, comment
définissez-vous la poésie ?
PB : Ce qui sappelle la poésie est une activité
formelle au bon sens. Elle n'aboutit pas à la forme pure. (Chaque
livre obéit à une idée, un " quelque chose à
dire ", un " quelque chose à formaliser ".) Elle
se développe dans une série de vers en particulier. Le vers
est nécessaire à de la poésie. Le vers est lhorizon.
(Pour les idées de livre, il simpose à mes yeux clairement
aujourdhui.) Il dépend du discours qui y progresse à
vue. Lhorizon du discours est séparé, visible et distant,
attirant, cest-à-dire : milieu particulier où chaque
mot doit, dans un futur proche, se placer où il faut, intervenir
avec exactitude. Et milieu en expansion. Or, le milieu de la prose bousculée
bouscule les mots, irrémédiablement, comme de la roche qui
tombe coupablement nimporte où. La prose véhiculaire,
fixe, détruit lhorizon quelle bâtit. Voilà
le paradoxe. La prose véhicule oublie ce quelle bâtit
: les mots ont tendance à effacer les mots. En réalité,
les mots appellent les mots, de long en large et de bas en haut.
SG : Donc vous inscrivez votre poésie dans la
dichotomie prose/poésie ?
PB : La prose ne se sépare pas de la poésie, puisque la
prose, ou de la prose plutôt, passe dans le vers, le détermine,
passe dans les vers, les commande ; les vers coupent la prose, arrêtent
de la prose plutôt, obligent un lecteur à s'arrêter,
cest-à-dire à s'éveiller au milieu du mot,
ou au milieu d'un segment de phrase. La poésie oblige de la prose
au réveil, si elle dort. Et beaucoup dorment malgré la réalité
des guerres, ou de la guerre. A cause des raisons de veiller ; et lensemble
de ces raisons porte le nom : cauchemar. En rêve, si les événements
tournent mal, la porte de sortie sappelle le réveil.
SG : Et là le mot prose il a un sens " littéraire
" ?
PB : Il s'agit de la prose de la phrase. Toute phrase est en prose, toute
phrase est de la prose. Il n'y a pas dautre matériau poétique,
évidemment ; de la prose est le matériau poétique.
Il n'y a pas deux langues dans la langue. Le matériau est en puissance
de parler. (Beaucoup plus de deux langues circulent en lui, mais c'est
un autre point. La poésie n'invente pas "une autre langue",
bien qu'en apparence elle "expérimente", hybride, plus
que "la langue de tous les jours", laquelle est une Grande Laborantine
Discrète.) Les poèmes sont des phrases, des phrases plus
ou moins simples ou accessibles. Comme dans la vie. Le sens courant de
la prose est celui d'un véhicule ; or, la prose véhiculaire
s'arrête en poésie. On est obligé de s'arrêter
avec elle. A elle. Celle quon appelle prose d'art, les grandes proses
de Beckett ou d'autres nous obligent à l'arrêt. Il y a beaucoup
à dire sur la prosodie de Beckett. Aucune différence de
substance ; rien quune profonde différence modale, un "
fossé romantique " entre la poésie et une prose. Jessaie
toujours de le dire, ce fossé, différemment, à chaque
livre.
SG : Mais il y a un enjeu dans cette différence.
On ne choisit pas par hasard ?
PB : Avant de choisir, le plus souvent les écrivains confondent
la prose avec de la prose. Les défenseurs de "la prose"
(LAPROSE) pensent qu'il y a une seule prose, qu'il y a la prose. Or, cette
prose est souvent déclarée à venir. Souvent ou toujours.
De plus, ses défenseurs, ses amants, croient que la prose unique
se tient à hauteur de la vie vraie, indérobée, brutale
comme sa misère constitutionnelle. En prose critique véhiculaire,
la vie voulue, inaccessible et côtoyée, on lappelle
toujours la prose du monde. Or, ladite prose mondaine étourdit,
fascine l'entendement. Elle a ses raisons. Mais elle empêche aussi
la raison, lélan du raisonnement à partir de la fascination.
Le fasciné parle déjà. Il croit souvent sublimer
sa stupeur en la verbalisant. Bref, les partisans dune prose imaginent
quelle seule est la forme de la vérité prosaïque.
(Car la vérité du " monde sensible ", cest
la misère, selon les manichéens.) Lidée est
contradictoire, puisque la prose n'existe pas, et qu'elle s'annonce toujours.
Pour les amis Flaubert et Baudelaire (qui se respectent lun lautre),
il n'y a pas la prose, il y a des proses. Ou une, ou deux, à faire.
Jusquici, malgré le roman, la prose na pas été
une activité formelle qualifiée ; elle, dans sa généralité,
cherche encore sa forme. Elle est indéterminée. Sa force
est dêtre indéterminée. En revanche, une activité
formelle spéciale, contestée, plurielle, sappelle
poésie. Il suffit d'ouvrir le dictionnaire (le puits phénoménologique)
; si vous ouvrez au mot prose, vous ne trouvez aucune définition
quant à la forme. Alors qu'au mot poésie vous lirez en principe,
si le dictionnaire n'est pas arriéré, quelle est forme
en puissance. La force de la poésie est de renvoyer toute prose
à elle-même, de réveiller au beau milieu du mot. Car
le mot est un élément de la forme. Il est à sa place
comme le rouage, la rotule. Tous les mots ont un pouvoir soporifique,
en poésie aussi. Le sommeil oublie la forme. Le réveil peut
avoir lieu dans un vers allongé ou dans un vers bref au moyen célèbres
des rejet, contre-rejet, enjambement, qui appartiennent à la "rhétorique
du poème" ("rhétorique spéciale",
distincte de la rhétorique en prose, et pour cause). Il s'agit
de réveiller au milieu du mot, au milieu du sens des phrases ou
des groupes grammaticaux. La prose de Beckett est essentiellement due
à ce qui sappelle poésie. Les grandes proses d'art
se déterminent en relation avec la poésie, Flaubert veut
donner à la prose "la consistance du vers" : la poésie
est le modèle, ou lidée, même si "toutes
les prosodies" sont, d'après lui, épuisées,
ou fatiguées.
SG : Et pourquoi ne pas faire de la poésie alors
?
PB : Flaubert pense que la poésie s'est usée dans des modalités,
dans des postures. Cest la faute à Hugo, nest-ce pas
? (Mais Mallarmé aussi nargue Hugo quand il est " enterré
". N'oubliez pas que Flaubert a du respect pour Baudelaire. Il lui
semble, malgréles Petits poèmes, que la prose est à
revisiter, à réveiller pour le coup. Il s'agit de réveiller
à de la prose ou de la nouvelle prose narrative dans ce cas ; de
réveiller les gens à ce qu'ils imaginent être la prose,
le langage courant "réaliste", que Flaubert déteste.
De les renvoyer à leur prose, et aux possibilités dune
prose à partir de là.
Le mot de Baudelaire pourrait être le sien : "description de
la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite".
La prose véhiculaire est dite réaliste en général.
(Mallarmé la rapporte aux journaux.) Flaubert a exactement conscience
que la prose n'existe pas, qu'elle est à venir, qu'une prose est
à faire, et qu'elle est à venir à cause de la poésie.
Historiquement, la poésie devance la prose, parce que le régime
oral de la vie a imposé la régularité mémorable,
celle par exemple des phrases juridiques, a imposé l'enchaînement
des vers dits réguliers et commandé lidée dune
prose moins régulière ou mémorable, quand on a eu
coutume de coucher limportant par écrit, de consigner les
phrases entendues ou à entendre. Lécrit tenant lieu
de mémoire.
Passer à de la prose, c'est passer de la mémoire écrite
intérieure à l'écrit dehors, passer de la mémoire
orale dite " immatérielle " à une mémoire
matérielle dans lespace, d'un texte à l'autre, susceptible
dêtre écrit et qui n'exige pas les mêmes régularités.
L'illusion de la prose consiste à donner limpression quelle
na pas besoin de règles. Mais le langage parlé a toujours
eu des règles strictes, car il est une modification de la langue,
qui est une réalité savante et populaire.
L'illusion transcendantale de la prose, c'est l'illusion d'une lisibilité,
d'une transparence, d'une mémoire immédiates. Lisant, on
serait maître et possesseur de la prose du fait qu'elle est sous
les yeux, plus que dans la tête, ou dans l'oreille crânienne,
supposément. Or, l'homme est tenu à la médiation,
à la mémoire cérébrale et "audiovisuelle".
L'illusion de l'enchaînement, de la fluidité des phrases,
a été catastrophique. Mais la catastrophe, la fin de lamour
de la mémoire gagnée a une cause. Une catastrophe, c'est
le désir de l'élégance par exemple : désir
d'une langue pure, mythique, première, ou pré-quotidienne.
Désir snob, oui, privé de la noblesse qui a toujours fuit
gracieusement les meilleurs écrivains anciens. Et pour cause :
le désir de sélever est constitutionnel de lêtre
lourd quest lhomme, " aristocrate " ou " roturier
". Le désir de lélégance, inélégant
forcément, transit la poésie, et les proses. Flaubert ne
croit pas à la poésie gagnée par le stylisme. Le
stylisme la perdue à ses yeux pour le compte. La poésie
dominante a fait au moins du mal aux proses, ou les a prises dans le filet
de l'illusion d'une "langue supérieure", adamique. La
fatigue rhétorique commande à Flaubert, plutôt que
d'écrire des vers, d'écrire de la prose, mais de la nouvelle,
avec un stylet neuf, de la prose à venir ; inversement, Baudelaire
passe des vers synesthésiques peu bouleversés des Fleurs
du Mal aux Petits poèmes, parce qu'il veut se libérer de
la convention rhétorique des vers : il veut passer à une
prose " sans rythme et sans rime ". Prose qu'il dit poétique
(il s'agit encore de " poèmes ") ; mais il n'arrive pas
à de la prose en vers. Rimbaud et Verlaine y parviennent, et Mallarmé,
etc. L'idée que la prose ait à relayer absolument la poésie,
la remplacer, est victime de l'illusion transcendantale évoquée.
Or, l'illusion est séduisante. On ne peut la détruire, si
elle vient de la nature du langage ; elle se détecte, se canalise.
SG : Mais vous, vous vous inscrivez comment là-dedans
?
PB : Je ne reviens pas au vers. Qui revient en arrière ? Il est
là, dérobé. (Ce qui veut dire : un La Fontaine est
à relire, va arriver, arrive. Bien. Il y a des suavités
dans la brutalité.) Sil y a plus de proses dans les premiers
livres (les, cest-à-dire ceux que jai publiés,
surtout Chambre à roman fusible), cest que des proses courtes
étaient le lieu de lexactitude cherchée. Et là
où chercher des formules rythmiques. Je m'en tiens au fait que
le langage est affaire d'oreille : il se fonde sur ce que M. Jousse a
appelé le "sémantico-mélodique" ou le "sémantico-rythmique".
L'oreille commande le sens : tout est là. La prose parlée,
écrite couramment, en tout cas en Occident, est devenue prose morte,
ou mortelle, prose de sourd de plus en plus (langage de sourd-muet aveugle).
C'est une prose déclarée sensée alors qu'elle dit
en " ne disant presque plus rien " aux oreilles insensibles,
elle ne s'entend pas, elle sécoute mal parler, elle n'est
plus entendue. Elle réifie ce qu'elle dit, communiquant et re-tuant
des significations à l'infini. Le retour à la poésie
comme le retour à une activité première, originaire,
meilleure est une illusion dérivée. Mais le renvoi du langage
à sa "vitalité" simpose. La poésie
a simplement la force, si du moins elle n'est pas délavée,
prosaïsée, mal prosaïquée, de se réveiller
tout le temps. Elle est éveillée, elle ne dort pas, et logiquement,
qui l'entend ne dort pas. Mais la poésie encore une fois n'est
pas une substance. Elle est un acte.
SG : Un acte, un acte qui agit sur quoi ?
PB : Sur l'oreille. L'oreille sensible. L'entendement de l'oreille a des
hauts et des bas à travers le monde, nest-ce- pas ?
SG : Mais pourquoi entendre, pourquoi faire entendre
et pour faire entendre quoi ?
PB : Vous pouvez essayer de mieux entendre ce qui est dit. Comment cest
dit. Si le monde est parlant. Mais quant les choses vont gravement mal,
la règle, cest que les cerveaux soient à plat. (Le
cerveau est près de loreille, vous savez bien.)
SG : C'est-à-dire que quand on parle on ne s'entend
pas et c'est la poésie qui nous permet de nous entendre.
PB : En principe, vous entendez. Quand un homme parle il devrait savoir
ce qu'il dit, entendre que le sens est de la mélodie, entendre
le "sémantico-mélodisme". Pour Jousse, le modèle
du s.-m., c'est l'Ancien Testament. Il s'intéresse à l'unité
" palestinienne " du dit et du dire. Il en voile évidemment
le caractère mythique. Ses analyses, malgré leur fond évangélique,
sont passionnantes et rythmées. En particulier, il faut retenir,
je crois, quil distingue l'algèbre et l'algébrose.
SG : Donc tout langage devrait être poétique
?
PB : Tout langage, en tout cas daprès certains, est un acte
chanté. Par usure progressive, les phrases ne disent plus rien,
nagissent plus, l'idée de faire des phrases ne dit plus rien,
et cest le bavardage qui meuble le vide dans le canal de la tête
au cur. L'usure est dabord lusure d'une civilisation.
A l'insu des bavards et des taiseux le plus souvent. La civilisation "tombante",
la nôtre, vit de son usure, perversement.
SG : Et comment une civilisation peut-elle amener à
cela ?
PB : Certains considèrent que l'écrit est fautif. Ou le
passage d'un moment oral de la vie collective à un moment écrit.
Le " moment oral " a ses faiblesses. Car il consigne peu à
la fin. Peu au regard de tout ce qui est à faire. Mais il impose
la mémoire mélodique des discours, une mémoire du
dit. La mémoire est la conscience du dehors. Elle rappelle quil
y a autre chose que soi. Les risques de la fidélité sont
plus intéressants que d'autres. La poésie impose la nécessité
de s'arrêter à ce qui est dit, d'entendre ce qu'on voit,
de peser ce qui est dit, de le compter. La mnémotechnique nimpose
pas seulement la poésie versifiée; elle prouve l'importance
des mots, la précision, l'exactitude des phrases, des enchaînements.
Le souci d'exactitude ou de précision a imposé la poésie,
et la poésie est restée une pierre de touche. Nous sommes,
bel et bien, dans le moment écrit de la civilisation occidentale,
quoi quon dise de la loi audiovisuelle. Si nous n'étions
pas hypomnésiques, "la poésie" ne serait pas tant
contestée, ou culturellement célébrée. Car
elle a toujours été "audiovisuelle".
SG : Donc, pour vous, qu'est-ce qui a appauvri le langage
? Le passage à l'écrit ?
PB : Je viens de dire : non. Ce qui peut rendre vagues les discours est
une interprétation dominante du moment écrit de la civilisation
" tombante "; l'écrit lui-même na pas ruiné
ou isolé la poésie. Et pour cause. Former des phrases, cest
les écrire dans la tête, où vous voulez. Il faudrait
là une description politique précise des raisons de la disqualification
de la poésie, de la posture poétique hypothétique
etc. Le fait de reprocher à la poésie dêtre
excessivement écrite (reproche dont Prévert, poète
discutable, a saisi lampleur) prouve quelle doit retrouver
le sens oral de lécriture. Elle ne doit pas retourner à
la " vie orale ", mais tenir compte des possibilités
sémantico-mélodiques de la langue vivante. Lécriture
du dernier homme est lécriture dune langue morte, quelle
quen soit la richesse terminologique, culturelle, etc.
SG : Mais justement qu'est-ce que vous pensez de la phrase
de Mallarmé : " à chacun suffirait peut-être
pour échanger la main humaine de prendre ou de mettre dans la main
d'autrui, en silence, une pièce de monnaie " ?
PB : La monnaie avertit. Mais qui le sait ? Elle agit à bas bruit.
Moneta, cest Junon, la mère des Muses, la réplique
de Mnèmosunè " dont on conserve le souvenir ",
la conseillère, la mémorable. Le temple voué au culte
de Junon, où on frappait la "monnaie ", sappelait
Moneta. Il y avait un atelier de fabrication de la monnaie à côté
là où les oies du Capitole ont prévenu les Romains.
La monnaie avertit, devrait avertir ou tenir en éveil. Peut-être
Mallarmé a-t-il en tête, le brûlant, linquiétant
de léchange, et sans doute le fait économique en tant
quil est fait du danger. Les poèmes séchangent
symboliquement et paradoxalement ; car ils circulent aussi hors du milieu
de la poésie, qui est un milieu sans marché. Bien sûr,
Mallarmé a dabord en tête le " numéraire
facile et représentatif " pour " changer la pensée
humaine ", et le terme est péjoratif. Mais il dit au fond
que lhomme a oublié lavertissement de la monnaie :
l "universel reportage " plonge subtilement dans loubli.
SG : Le langage est-il un moyen d'échange?
PB : Il séchange massivement contre dautres "
biens ". Il sagit maintenant dégaliser la littérature
et la littérature commerciale. S'arrêter à l'idée
de la monnaie est une idée. Sarrêter au lieu de la
transaction plus que matérielle. La poésie, sa silhouette
future, nest pas gratuite ;il y a bien dans la poésie, une
transaction, en tout cas un moment d'échange, même si la
poésie est dite par beaucoup non commerciale, non vendable etc.
Le but de Mallarmé n'est pas de rendre la poésie commerciale,
bien sûr, mais la poésie nest pas réservée
à un petit nombre car exclue du commerce général
; j'entends par commerce général l'ensemble des échanges,
monétaires ou symboliques, entre les humains. Il s'agit du langage.
Du langage en tant quil sert de monnaie, et non seulement de produit
vendable. Il concerne plus qu'une poignée de pauvres ou de pansus
jaloux de la pauvreté de la poésie. Je voudrais reparler
ici dune confusion qui a lieu partout. On croit vivifier la poésie,
redonner de la force à la pauvre décalcifiée, en
la prosaïquant, en brodant relâché des thèmes
prosaïques, discours. La logique de l'aggravation confond le thème
et la forme. Le contresens a lieu en poésie. Il ne s'agit pas du
tout de faire de belles phrases (la langue véhiculaire peut être
élégante, les pièces de monnaie le sont) ; il s'agit
de tenir compte de l'état de la langue, de l'état en cours
du français par exemple. Etat jamais un état arrêté,
c'est un état vivant disons. Des romanciers chercherons tantôt
lélégance, tantôt la sécheresse dans
la poésie. Toujours, elle sera instrumentée. Par exemple,
ce qu'on imagine être l'élégance de la langue, on
l'introduit dans le roman, et de la naît le " roman poétique
". La poésie a le défaut désormais dêtre
descriptive plutôt que narrative. On cherche en elle les ressources
d'un travail sur la langue ; le travail d'aujourd'hui dans la poésie
d'aujourd'hui, on va l'appliquer, l'investir comme il faut pour le grand
nombre. Cette opposition-là de la poésie au roman, est pauvre.
SG : Quels sont les termes de ce débat ? Est-ce
l'idée de rendre accessible la poésie ?
PB : Je ne sais même pas ce que peut signifier " rendre la
poésie accessible ". Il est hors de doute que la poésie
concerne " le grand nombre ". Certains disent ingénumentquApollinaire
(Alcools) se vend à un million d'exemplaires aujourd'hui.
Baudelaire dit que la poésie est un placement à long terme
; c'est une phrase cynique où sexprime la lenteur de la lecture
du poème. La lenteur de ses relectures .La publicité du
poème dure. Dans lactualité, la défense du
poème est déjà une affaire de publicité, une
affaire de journalisme. Les journaux font connaître. Il n'y a rien
d'autre à dire. Si une série d'agents culturels, d'agents
de l'information, décidaient ensemble que la poésie doit
se vendre, elle se vendrait. Cest hors de doute, puisquon
en vend hors de l " actualité ". Reste à
savoir si les romans achetés sont lus ; les dizaines de milliers
d'exemplaires, sont-ils lus? Et comment, si cest le cas ?
SG : Mais ça veut dire qu'il n'y a pas de danger par rapport à
l'art, que l'art n'est pas dangereux, qu'il ne remet rien en question.
Justement pourquoi est-ce que les médias ne prennent pas la poésie
pour vendre, peut-être qu'il y a quelque chose dans la poésie
qui fait que ce n'est pas si vendable que ça? ?
PB : Des gens auraient que le poème est dangereux?
SG : Je ne sais pas sils en ont conscience.
PB : Pour eux, la poésie est difficile et constitue au mieux un
laboratoire pour la prose. Un labo où lon éprouve
des difficultés. La poésie serait d'essence expérimentale.
Les expériences dangereuses peuvent être utilisées,
détournées. Admettons quen poésie on bricole.
Ce qui s'y bricole, ce qui y travaille, les poètes étaient
des laborantins ou des apprentis-sorciers, peut servir à des gens
plus sérieux, des gens utiles au " plus grand nombre ".
Ces gens " sérieux ", des industriels, utiliseront les
trouvailles formelles, lexicologiques, tout ce que vous voulez. Lhypothèse
est tentante. Peut-être que des publicitaires travaillent ainsi.
Je ne sais pas. Mais je crois que les publicistes noublient pas
toujours que Joyce ou Beckett n'ont pas eu besoin du travail obscur des
tacherons pour répondre aux attentes dun public. Ils ont
eux-mêmes travaillé ; il y a autant d'expérience dans
le récit en prose que dans la poésie. Les expériences
ne sont pas les mêmes, et ce sont toujours des expériences
sur les phrases, sur les mots.
SG : Qui sont pour vous les romanciers qui aujourd'hui
volent à la poésie son travail ?
PB : A peu près tous, et à peu près tous pensent
que la poésie ne va pas jusqu'au bout, que la poésie devrait
aboutir au récit. Selon eux, si les poètes étaient
conséquents ils raconteraient des histoires et ils appliqueraient
leurs inventions, ils déposeraient le brevet. Sils étaient
sérieux, ils ne seraient pas floués, dépossédés
de leur travail par dautres gens sérieux. Aujourd'hui, la
poésie intéresse peut-être beaucoup plus les prosateurs
qu'il y a quelques années ; et ils vont regarder de ce côté-là
pour voir ce qui s'y passe, ayant presque toujours dans lidée
qu'il y aura quelque matériau à emprunter. Je ne moppose
pas aux romanciers, ou à dautres. Le refoulement de la poésie
(son acte de décès) aggrave la tendance irrépressible
à dépouiller le mort hypothétique. Dire la poésie
caduque, cest aggraver l'opposition de la poésie et de la
prose. Je dis bien lopposition. Je distingue deux modes, qui ne
sont pas des substances. Thèse banale, préférable
à dautres.
SG : Une oeuvre comme celle de Joyce, vous la pensez
comment dans cette distinction?
PB : Joyce a tenté de produire une épopée babelienne,
contre saint Augustin, mettons. Pour Beckett, le projet de Joyce était
fou. Beckett a cette phrase très respectueuse et violente : le
projet de Joyce était fou. Il ne pouvait pas aboutir. A un point
de vue, Beckett a réussi ce que Joyce n'a pas réussi.
SG : Et quest-ce que Joyce n'a pas réussi
?
PB : Il a tenté de créer une épopée expérimentale,
l'épopée babelienne, ou l'épopée de la communication
des langues à l'intérieur d'un récit général
hybride, et cette épopée devait être expérimentale,
parce que le travail sur les mots, les mots valises etc. ne devait pas
effacer la trace de la diversité des langues. uvre en tant
quuvre progressive, ou en mouvement. Lépos vivant
de la recomposition des langues. Lécrivain est ici un logothète.
Le monde, pour Beckett, est un monde dispersé, un monde de langues
différentes où lhybridation a lieu dans une langue
à réhabiter. Du coup, il relègue le laboratoire à
lombre, ou rejette le caractère manifestement expérimental
de lécriture. Le fait de lexpérience est bon
pour trouver quelque chose. Réhabiter, cest créer
un idiome par fidélité à un état de la langue
vivante. Cest égal à déshabiter. Quand Beckett
écrit en français, il cherche vraiment à écrire
en français. Il écrit de fait en français. Mais il
est capable d'écrire en français si bien qu'un examen spécial
de la langue française est devenu possible. Lui qui était
irlandais a capté du vivant dans la langue française, mieux
qu'un Français moyen. Sa condition détranger nest
pas la raison de la trouvaille. Ou plutôt : il a le recul polyglotte
pour faire vivre une langue française. La trouvaille, cest
davoir combiné en français Stein et Mallarmé,
sans le dire. Pour Beckett, il y a une irréductible différence
des langues, ce qui ne l'empêche pas de lire Dante aussi bien que
Pound ou Joyce ; la question n'est pas là. Mais Joyce a vraiment
tenté de refonder, de produire un nouveau mythe, un mythe babelien
dans la dispersion des langues, non supprimée - ce que Beckett
n'a jamais tenté de faire.
SG : Quand vous dites que Beckett a saisi ce qu'il y
avait de vivant dans la langue française, qu'est-ce que vous voulez
dire par là ? Qu'est-ce qu'il a réussi à saisir ?
PB : Des expressions quotidiennes ont été utilisées
là de façon inouïe, des expressions françaises,
idiomatiques délaissées, ou laissées au quotidien
volage. Tout se passe comme sil avait revivifié des expressions
idiomatiques au moment de leur pétrification, ou juste après
; comme si les expressions idiomatiques étaient rendues ainsi à
leur précieuse mortalité. Il les a réveillées,
ce qui est quand même fort. On peut dire d'une certaine manière
qu'il a refait la prose mallarméenne, le Mallarmé des proses,
correspondance, essais ou " poèmes critiques ". Mallarmé
est quelquefois extrêmement trivial à dessein, au plus près
de la langue populaire, mais il ne répand pas la saillie. Il emploie
le mot " bouquin " ou le verbe " sintroduire ",
etc. Mais le recours à la langue " de son temps " n'est
pas systématique chez Mallarmé. Beckett systématise
le recours aux expressions idiomatiques dites populaires, et non seulement
elles, tandis que Mallarmé refuse à dessein une telle poétique,
au nom des " mots de la tribu ". Donc tout se passe comme si
Beckett avait systématisé les saillies plus nombreuses dans
la prose mallarméenne. Et Beckett change alors lallure de
la prose littéraire. La poésie en vers de Beckett est ou
moins audacieuse (du fait de sa précocité aussi) ou une
continuation de la prose par dautres moyens. Quand je parle de sa
prose, jévoque le théâtre ou le roman, ou des
proses courtes. Il y a dautres façons de visiter Mallarmé
en prose sans doute, et ces visites portent des noms comme Michon, Bon
ou dautres. Il y a une autre possibilité :introduire la prose
mallarméenne officieuse ou " critique " dans la poésie,
en faisant comme si Mallarmé n'avait pas introduit toute la puissance
de sa prose dans la poésie en vers. Ou donner aux vers la nervosité
non affective de la prose de Beckett. Car laffect est généralement
la loi officielle des vers. (La poésie est encore une superstructure
du monde.)
SG : Vous vous inscrivez dans cette autre possibilité?
PB :Oui.
SG : Cette manière de vous inscrire dans l'histoire
de la littérature est très visible quand on lit vos livres,
par votre façon de tisser des réseaux de références
à l'intérieur de vos textes mêmes. Est-ce que ce réseau
n'est pas plus celui d'un dialogue que celui d'influences ? Est-ce que
vous pensez la littérature comme un dialogue au cours de l'histoire
et si cela a pour vous un sens, quels seraient pour vous les termes de
ce dialogue ?
PB : Les réponses précédentes répondent à
la question, notez. Oui, si par dialogue on entend léchange
entre des parties de bibliothèques hypothétiquement mortes,
alors le dialogue est une mascarade. Le dialogue ne fait vivre que le
vivant. Il na pas de pouvoir surnaturel. Un livre a beau être
silencieux, il n'est pas mort ; il est ce qu'on en fait. Il a beau être
fermé, on peut l'ouvrir, le lire différemment, si possible.
Il s'agit bel et bien d'établir un contact entre des livres séparés,
des concentrés defforts distincts, étrangers apparemment.
La bibliothèque de Warburg est le modèle. Un livre devrait
être toujours une bibliothèque de Warburg en petit. Quun
livre résume dautres livres nest pas un fait étonnant.
Mais quil opère le rapprochement de thèmes dont les
relations sont voilées ou aveuglantes comme des lettres volées,
cest plus rare. De nouveaux rapprochements defforts sont possibles
à partir de lui. Les livres pour moi sont des lieux ouverts, des
lieux à revisiter.
SG : Ce sont des lieux ?
PB : Des lieux réels oui, de lespace qui prend du temps,
des lieux de vie j'allais dire, ou des lieux en puissance de vie. C'est-à-dire
quun livre est une trajectoire, la trajectoire d'un commencement
à une fin, et en chemin sexpriment des possibilités.
On a mis au point des phrases c'est-à-dire des énoncés,
des résumés, bref le fondement des efforts. La parole nest
pas le reflet dun acte ; elle est un acte impressionnant. Les impressionnables
et les influençables le savent.
SG : Mais quelle place cette trajectoire a-t-elle dans
le monde ? quelle place ce lieu a-t-il ?
PB : Le discours est un lieu étrange, aveuglant. Parce que c'est
un lieu comme tous les lieux, mais c'en est un qui pense beaucoup de lieux
de la réalité. C'est un lieu supposé non réel
parce qu'il est supposé fictif, verbal ou nominal comme dit langlais.
Il n'existe que parce qu'il y a un dehors avant les lieux, et d'autres
lieux, des lieux mondains liés entre eux pour faire un monde. Bien
sûr, le mot cosmos a souvent un air comique aujourdhui. Le
romancier redéfinit une histoire, des lieux, un temps, etc. Aristote
disait : cela sappelle de la poésie. On remet en contact
des lieux séparables dans la réalité. Le livre analyse
la séparation des lieux. Revit le déjà vécu
ou le vivable. Tire sur la causalité comme sur une corde.
SG : Et le lecteur, comment est-ce qu'il intervient dans
ce lieu ?
PB : Flaubert disait : écrire est une manière spéciale
de vivre. C'est pourquoi lécriture est un revécu
synthétique. Le lecteur peut " synthétiser ".
Il vit ou ne vit pas ce qu'il lit, relit ou refuse de lire le monde quand
il parcours des yeux ou des doigts les lignes enchaînées
qui sont des phrases enchaînées. Or, nest-ce pas, l'écrit
ne répond pas si je lui pose une question. Pour établir
un dialogue entre des livres il faut ou bien en parler, ou bien en écrire
encore, continuer la bibliothèque. Mais une vraie bibliothèque
balaie la poussière ; elle est un ensemble de dialogues aérés.
Un livre chiffre des dialogues. Bien. Il y a tout à faire. Le Non
dialogue avec ce quil refuse. Le Oui contient un monologue, car
dire Oui au monde, cest encore parler séparé. Le livre
est un monologue à déchiffrer, qui provient d'un dialogue
entre des pans de réalité. Je dis : monologue chiffré,
parce quil tissu de plusieurs voix abstraites dans lobscurité.
Lui, le livre, ne parle pas. Il est muet, et a besoin de différents
porte-voix dans le grand raisonnement poétique (celui que rêve
le Hugo des Misérables déjà). Le livre muet contient
un monologue extérieur parce qu'il est la condensation, le résumé
d'un dialogue entre des personnages et des pans de réalité
(train, bureau, foyer, rue, stade, forêt, école, fleuve).
Le dialogue entre les monologues est la condition de possibilité
du livre, c'est-à-dire dun monologue neuf, à écouter.
Le dialogue est la condition de possibilité du monologue livresque
; le dialogue des êtres réels séparés fonde.
Par êtres réels, j'entends aussi bien les lieux que les êtres
humains. Lhomme est obligé de recomposer toutes ces réalités.
Et le monologue bizarre appelé livre est leffet de linsatisfaction
: lordre des choses ne suffit pas. Le besoin de lire prouve que
dire silencieusement Oui à la vie ne suffit pas. Les herméneutes
disent ou bien Non ou bien Oui peut-être. Parler du livre, du poème,
doit redonner force aux mots écrits déposés, oubliables.
Naturellement, lécrivain peut dialoguer avec le lecteur ;
mais le livre lui-même, le texte lui-même, depuis toujours,
est une chose seule à entendre. L'écoute varie, les débats
publics facilitent lentente peut-être. Dans lépoque
orale de la civilisation tombante, la " communication " était
aussi " naturelle ". Il fallait avoir de l'oreille. Il était
peut-être un peu plus facile d'avoir de l'oreille dans le contexte
(voire), mais il y avait autant de gens sourds au "discours "
. Les humains premiers , on les voit comme des Inuits à loreille
extraordinairement développée, aux sens aiguisés
en général. Il y avait forcément des gens sourds
à ce qu'ils entendaient ;il y en a toujours eu. La bêtise,
limbécillité, menacent les hommes constitutionnellement,
à tout instant. Son fantôme, son vent, est un garde-fou.
Dans le moment écrit de ladite civilisation , il est plus facile
de s'en remettre à l'hypomnèse. Lécrit muet
écoute à la place du lecteur, souvent.
SG : Mais en même temps peut-être que quand
on écrit on est plus responsable que quand on parle parce que la
parole disparaît?
PB : Mais non, elle ne disparaît pas. La mémoire consigne
autant quelle peut, et cest peu en regard de larchive
hypomnésique. Les rhapsodes étaient des gens responsables,
en charge du savoir, des espèces de " gardiens " qui
parlaient, qui récitaient, qui interprétaient Homère
ou Hésiode, et il y avait des gens autour qui écoutaient,
tentant de saisir, de " capter ", de " suivre " le
tissu aéré du discours, de le réimprimer.
SG : Mais lorsquon écrit ce que l'on a écrit
reste toute notre vie, il est impossible de " s'en débarrasser
" ?
PB : Pourquoi faudrait-il " sen débarrasser " ?
Lécriture est une tache sur la vie, le péché
originel de la grammaire ? Les mots que l'on prononce restent. Dans la
mémoire consciente ou dans linconsciente. Les mots prononcés
ne s'envolent pas. Ils s'impriment en quelque façon, dans la tête
et dans le cur, ou dans le canal de lune à lautre.
SG : Vous aviez commencé par définir la
poésie comme une activité formelle ; maintenant on arrive
à une définition de la poésie comme lieu, comme espace
actif?
PB : Je disais que le poème nest pas du tout, du tout une
forme pure. C'est une bonne idée de dire que le poème est
un lieu, puisquil est une suite. Le propre des vers c'est qu'ils
se voient. Et se font entendre. Le lecteur perçoit la coupe, la
voit autant qu'il l'entend.
SG : Il y a donc d'un côté le poète
et l'activité du poète et de l'autre ce lieu qui est construit,
et le trajet, la trajectoire qui fait le lien. Mais cet espace actif qui
est construit par le poète continu d'être actif et d'exister
au-delà du poète, indépendamment du poète
?
PB : Oui, ce qu'il y a d'intéressant dans un poème, c'est
quil oblige à relire. Tout de suite, loeil est obligé
de relire. Le poème, c'est, nest-ce pas ? une réalité
verticale. Paradoxalement, et non contradictoirement, il pèse de
bas en haut (je me répète). La rime par exemple, qui est
une invention datable (elle n'a pas toujours été une ressource
en poésie), oblige à relire tout de suite le poème,
à remonter et à entendre des échos entre des mots
qui auraient rimés de façon pauvre ou affaiblie dans la
prose véhiculaire. La prose véhicule oublie les possibilités
de la pensée. (Par exemple, qu "amye " rime avec
" joublie ", comme dans la ballade XV de Charles dOrléans,
ou " oiseau " et " manteau ", comme dans le rondeau
XXXI. Les poèmes rappellent phoniquement des possibilités
de la pensée. Ils nobligent pas à " donner du
sens " au signifiant.) Lassonance est une autre sorte de "
rime ". Bref. Un poème se lit à rebours. La difficulté-de-la-poésie,
fantasmée, paniquante, est lidée de lobligation
de relire. Alors que lidée habituelle de la prose est lidée
de lécoulement horizontal, ou élaboration progressive
et tranquille de la signification.
SG : Il y a tout un courant littéraire qui s'est
développé sur l'idée de flux justement.
PB : Selon la doctrine à laquelle vous référez, le
flux pour le flux est un flux sans discours. Il y a toujours flux, et
horizon. Heureusement quil y a souplesse des enchaînements.
Mais la souplesse à vide laisse perplexe. La Fontaine enchaîne
tout le temps et pourtant il réveille au milieu de chaque mot.
(Regardez par exemple le poids de chaque mot au moins dans les deux tiers
de " La mort et le bûcheron ".) Il faut ne jamais oublier
cette souplesse, la suavité des répétitions et des
variations. Par exemple, ne pas casser le vers comme on l'a trop fait
dans les lectures publiques, où le poème est devenu chose
plus morte que vive, dépecée, cassée, inarticulée.
Il faut le flux mais un flux qui entraîne le lecteur à se
réarticuler en lui. Ou à renager dans ce fleuve, dans cette
rivière. Il nage, suit le flux, y résiste, joue des muscles,
et recommencer à suivre attentivement le flux. C'est la loi de
linsecte deau qui a commandé quand un poème
est mémorable. Les fables de La Fontaine s'apprennent assez facilement
si elles sont charmantes, entraînantes. Le fait quelles trottent
dans la tête prouve que lecteur a bientôt commencé
la relecture. Lintérêt est le commencement de la relecture.
La récitation impose la relecture. Doù le malentendu
scolaire. N'importe qui peut se souvenir des fables qu'il a apprises et
les relire longtemps après. La fin de " La mort et le bûcheron
", comment est-elle enseignée ? Cest une fin tout à
fait ambiguë, et moins belle, comment si la concession au dolorisme
était laide. Voilà un exemple qui me vient en tête,
comme celui de la lourde fin souvent tronquée de " La laitière
et le pot au lait " . Limmédiate condition de possibilité
de la relecture, c'est l'inscription. Vous aimez relire tout de suite
ce que vous avez en mémoire. Vous revivez les phrases.
SG : Quelle place donnez-vous à l'oralité
dans votre écriture ?
PB : La place de la relecture immédiate, à la scène
comme à la ville.
SG : Oui, mais l'oral s'adresse aux autres aussi.
PB : Je ne parle que des autres. La lecture permet à tous de réentendre
le ton du discours, le ton du raisonnement. Le ton nest pas laccident
qui arrive à la substance. Il est la substance dans son actualité.
SG : Donc, est-ce quelque chose d'important pour vous
de lire ?
PB : Très. Très important. Ce que j'écris a un ton
ou un petit nombre de tonalités, et des alternances (dont, en effet,
le " pince-sans-rire "). Il faut que tout ça s'entende,
et ça ne s'entend pas forcément à l'écrit.
Par exemple, si j'use du rejet ou du contre-rejet, le Diseur sera quelquefois
tenté de hacher à la fin du vers, alors que les procédures
en question (qui appartiennent à la " rhétorique du
poème ") servent aussi à des accents de phrase. Il
n'y aura pas nécessairement rupture de la phrase. Le vers nest
pas du bois sec. Grâce aux procédures banales dont je parle,
il y a réaccentuation, relance de la phrase. Lire en public, cest
expliquer les phrases. Je peux donner à entendre une syntaxe exacte,
et avec plaisir. Un lecteur asthmatique étouffera peut-être
les segments brefs, côtes à côtes, et ne pensera pas
nécessairement à la continuité. Bref, il sera victime
de lillusion verticale, cette fois.
SG : Mais est-ce qu'il s'agit de lire le texte ou est-ce
que la lecture intervient comme quelque chose en plus du texte ?
PB : Non, le texte se lit. Il est écrit comme il est écrit,
et il se lit simplement avec la voix organique, après le supposé
silence de la voix de la plume.
SG : Comment vous inscrivez-vous dans la poésie
contemporaine ? Comment voyez-vous la poésie contemporaine et pensez-vous
son évolution ?
PB : Tout ce que je viens de dire répond à la question.
SG : Je pose cette question par rapport à l'histoire
de la poésie au 20e siècle. Par exemple dans les années
70 il y a eu les mouvements d'avant-garde ; mais est-ce que depuis les
mouvements poétiques ne sont pas devenus plus " discrets "
?
PB : Oui, il y a peut-être moins de slogans, je ne sais pas. C'est
une affaire de publicité. Est-ce qu'il faut des slogans à
la publicité ? Est-ce qu'il en faut ? Il faut des poncifs sans
doute, des formules brèves, des repères. Et le frayage à
lavant-garde a besoin de messages codés, pour " éclairer
" lavenir des " attardés " et les encourager
à aller de lavant. Les messages doivent envelopper une mémoire
intense pour émouvoir les " attardés ".
SG : Mais la publicité est une réalité
qui existe?
PB : La publicité résume, car la mémoire veut des
résumés. Le tout est de ne pas ridiculiser les synthèses
en les dédiant au grand nombre vague.
SG : Mais qui va la résumer cette réalité,
qui dit que cette réalité commence là et finit là
?
PB : C'est une question. Les professeurs, les historiens, les faiseurs
de manuels, les anthologues, les journalistes littéraires ou non,
les écrivains eux-mêmes qui parlent ou répondent à
des entretiens ou écrivent des essais, les agents culturels.
Et leur coalition. Tous ceux qui peuvent être des sociologistes
sans le savoir.
SG : C'est tout ce qui est autour de la poésie.
PB : Les hommes cités sont des êtres humains. Il est normal
qu'ils parlent. A condition quils soient des hommes, dit à
peu près Celan.
SG : Et comment est-ce que vous pensez, vous, la critique
littéraire par rapport à la poésie ? Pensez-vous
que la poésie devrait se suffire à elle-même ou pensez-vous
que la critique littéraire ou la théorisation de sa propre
pratique sont nécessaires, permettant aux différents mouvements,
aux différentes trajectoires de se rencontrer ?
PB : Si la poésie a été obligée de se penser
elle-même poétiquement, c'est du fait de la disparition de
la critique. La critique est capable d'isoler le noyau d'un livre, de
le relire comme de lintérieur. Dans son procès. Peut-être
que vous connaissez le mot de Henry James : " Cest lart
qui fait la vie, qui fait lintérêt, et je ne connais
aucun substitut daucune sorte à la force et à la beauté
de son processus. " Le critique est capable de relire ce qu'il a
lu. De revoir ce qui a été fait.
SG : Selon vous la critique a disparu ?
PB : Quasiment.
SG : Est-ce que ce n'est pas aux poètes de développer
cette critique ?
PB : Certains sy essaient. Beaucoup ny pensent pas, et lui
préfèrent des amphibologies théorisantes. Il y a
beaucoup de travaux utiles en histoire de la littérature, en critique
génétique, etc., mais grosso modo la critique au sens fort
a disparu. Parce quon croit malgré tout en un commode absolu
littéraire. Dans lidée, labsolu littéraire
de certains il y a deux siècles était un absolu critique,
le contraire dune critique esthétisée.
SG : Et pour vous c'est la critique poétique qui
la remplace ?
PB : Oui, si par " critique poétique " vous voulez dire
" critique esthétisée en général ".
La disparition que jévoque devrait aussi obliger les romanciers
à se critiquer. " Se critiquer " signifie simplement
faire voir ce qu'il y a dans le discours littéraire quon
tient, faire voir autrement ce qu'il y a là-dedans. Au point de
renoncer à linclusion romantique. (Benjamin est un exemple
de critique qui a apprécié les effets de lessayisme
dans la critique.) Lun des modèles des " romantiques
allemands " est le Don Quichotte. Marthe Robert en a parlé
de façon tout à fait juste. Don Quichotte veut se faire
chevalier et partir à laventure, parce qu'il a lu trop de
romans de chevalerie. Son histoire est un roman dans le roman, et un roman
parodique (une pseudo épopée ridiculisant la figure du Héros),
mais cest aussi et surtout un roman dont le thème est juste,
pertinent historiquement. Il montre ostensiblement au lecteur que les
récits (" les histoires à dormir debout ") sont
dangereux ; mais il ny a personne pour éveiller la conscience
du " chevalier ". Seul Cervantès dit le danger dramatiquement,
et en fait la stupéfiante démonstration. Le roman qui a
conscience de soi est un roman critique. C'est une telle conscience qui
définit en principe le roman. Le passage de l'épopée
au roman, c'est le passage du récit inconscient de soi au récit
conscient de soi (à supposer quil y ait eu des récits
naïfs, et que l'épopée nait pas eu conscience
de ses états et effets). Mais la poésie inconsciente de
soi est une poésie inconsciente. Je peux rappeler tous ces éléments
sans inclure la critique thématique dans les poèmes. A mes
yeux, lintervention de la critique réflexive dans les poèmes
a un autre caractère thématique, car les mots, en régime
poétique, sont les personnages dun drame.
SG : C'est quoi une poésie inconsciente d'elle-même
?
PB : C'est, par exemple, la poésie doloriste, une poésie
mièvre, intimidée par le monde jusquà laveuglement
qui confond la douleur et le dogme laïc de la souffrance exprimée.
Toutes sortes de poésies inconscientes comblent la littérature.
Il ne s'agit pas que la poésie simplement se réfléchisse,
qu'elle soit comme on dit souvent " méta-poétique ",
il ne s'agit pas simplement de ça ; il s'agit vraiment d'une espèce
de dénudation, d'exposition de soi, il s'agit que la poésie
soit capable de s'exposer. Pas nécessairement de montrer ses entrailles,
de s'avilir, mais que faire sans lucidité? On peut toujours senfermer
dans un club de la compassion. Il faut que la conscience critique revienne
à de la poésie. Quand des critiques continuent la poésie
et en expose la conscience autrement que la poésie, ils ne la paraphrasent
pas, ils en poursuivent leffort. Un peu comme les rhapsodes étaient
la conscience de l'épopée homérique, des interprètes,
des commentateurs, bien sûrs " corrigés " par les
Pisistratides, sil n'y a pas de tels hommes pour être la conscience
de la poésie, alors cette conscience critique échoit entièrement
au poète, à ses restes. Mais encore faut-il ne pas confondre
une auberge avec un château. Le commenteur peut être "
Don Quichotte ".
SG : Justement, par rapport à Don Quichotte, vous
m'avez parlé plus haut d'un danger dans la littérature,
en quoi consiste ce danger ?
PB : Le danger, c'est que l'écrivain se paie de mots, et que le
lecteur se paie de mots grâce au livre, si le livre le permet ;
daimer avec intensité des lieux communs chauffants. Les lieux
communs sont d'anciennes expressions vivantes, d'anciennes formules justement
synthétiques peut-être. Le danger est toujours là.
L'écriture de Mallarmé devient un tic, l'écriture
de Beckett un nouveau tic, toute écriture peut devenir poncif.
Mythique, supposément. Le poncif est lidée dun
confort possible dans lexpression de la vérité. Lidée
dune installation dans le nouveau départ dun monde.
Bien sûr, il nous faut du calme, la vie historique étant
brutale. Les poncifs sont donc nécessaires. Oui, mais de bivouacs,
ils se changent vite en maison de repos. La montagne du monde reste cependant
la montagne ; ses intempéries, des rudesses rappellent à
la vie historique. Les tics domestiques de la littérature font
illusion peu de temps.
SG : Un tic est-t-il dû à la reprise dune
formule par d'autres ?
PB : Oui. Y compris chez soi. Le mythe est une affaire de tics. La quête
dune moëlle universelle dans los ou le noyau personnel
(le Self imaginaire, ou hermaphrodite, né de sa semence littéraire)
conduit à limpasse.
SG : Mais ça c'est un danger interne à
la littérature.
PB : Le discours est du risque étendu. Une phrase peut être
vraie et devenir fausse peu à peu " à lusure
" ou " à lusage ". Il y a vite usure, et la
sagesse des nations a les tempes grises au moins. Or, le bon sens est
indispensable. Et il faut qu'il y ait une espèce de patine denregistrement
qui justifie le déplacement, le changement dans la nature même
de l'expression, de la formule vivante. On peut la visser autrement, cette
formule qui risque de devenir lieu commun. Le lieu commun même peut
être revisité, il peut devenir à nouveau commun, différemment.
Le langage est dangereux. Il nest pas fasciste constitutionnellement.
Mais il a une force de totalisation, une puissance d'infidélité
au réel, de simplification exagérée et violente.
Il est ambivalent, trop souple ; c'est déjà beaucoup. Ce
qu'on appelle la novlangue après Orwell est une simplification
totalitaire dérivée de la faiblesse du langage, qui se prête
à tous les discours. La novlangue est leffet d'un
monde totalitaire ; la langue, elle, est totalitairement devenue novlangage.
La langue n'est pas seule, le langage non plus n'est pas seul. La langue
est plastique. Cest le problème, définitivement.
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