Philippe Beck/ musique du penser parler

 

est-ce que : candeur étoilement, est ce que " Combien "?
Foot-ball Club n'écrit pas ? Trop peu de fumerie
à dire.»
Philippe Beck, Garde-manche hypocrite


Philippe Beck est né en 1963, il enseigne la philosophie à Nantes. Contact via le site.

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Philippe Beck sur remue.net

Dans de la nature
extrait du livre paru chez Flammarion en octobre 2003, précédé d'une note de Corinne Bayle

Du risque étendu
un entretien de fond Philippe Beck - Sophie Gosselin sur prose et poésie

"Aux recensions" et "Poésies didactiques"
inédits extraits de deux livres à paraître

une étude de Jan Baetens (Leuven) sur INCISEIV

bibliographie Philippe Beck

Garde-manche hypocrite, Fourbis, Paris, 1996.

Chambre à roman fusible, Al Dante, Marseille, 1997.

Verre de l'époque Sur-Eddy, Al Dante, Marseille, 1998.

Rude merveilleux, Al Dante, Marseille, 1998.

Le Fermé de l'époque, Al Dante, Paris, 1999.

Dernière mode familiale, Flammarion, Paris, postface de Jean-Luc Nancy, 2000.

Inciseiv, MeMo, Nantes, 2000.

Poésies didactiques, Théâtre Typographique, Courbevoie, 2001.

Contre un Boileau, Horlieu, Lyon, 1999.

Aux recensions, Flammation Poésie, janvier 2002.

ailleurs

sur le site Prétexte, une étude sur Un récitatif sec de Beck : musique du penser parler, avec une notice bio/biblio

Dominique Grandmont présente Beck dans L'Humanité, avec un poème : Copies

autres publications

Dossier dans le N° 13/14de "La Polygraphe" : entretien avec Pascal Boulanger et Paul Louis Rossi. Textes de P. Boulanger, Tiphaine Samoyault, Pierre Bruno. Extraits de "Contre un Boileau", Horlieu, 1999. Dossiers en préparation dans les revues "Java" et "Il Particolare"
(à paraître en 2001). Articles : J. Baetens : "Vers classique et poésie contemporaine", in DALHOUSIE, FRENCH STUDIES, N°49, 1999, pp. 203-209. Bernardo Schiavetta et J. Baetens, "L'inclassable Beck", in Formules, n°2, 1998. Christophe Fiat, "Philippe Beck ou la poésie dense", Action poétique, n°155. Dominique Grandmont, "Le parti de l'être", L'Humanité, 7 noveembre 1997. Eric Loret, "Coups de Beck", Libération, 20 avril 2000. Jean-Luc Nancy, "Vers endurci", postface à Dernière mode familiale, Flammarion, 2000. Christian Prigent, "Le fondu déchaîné", in Salut les Modernes, POL, 2000. Jude Stéfan, "A propos de Garde-manche hypocrite", in Variété VII, Le temps qu'il fait, 2000. Jean-François Bory, recension de Dernière mode familiale, in CCP, N°1, 2001. Stéphane Baquey, recension de Dernière mode familiale, in CCP, N°1, 2001. Claude Salomon, "Philippe Beck : un récitatif sec", in Prétexte, N°21.J ean-Marc Baillieu, "Le phrasé de l'idée", in CCP N°0. Gaspard Hons, "L'essentiel est le tout près ignoré", in Estuaires, N°41, Luxembourg. Anne Malaprade : in Le Nouveau Recueil, N°57 ; Action poétique, N°160-161 ;Scherzo, N°11, oct. 2000.

Un endurci pour de bon
bruiteur de la table houleuse de l'ordinaire
qui n'est pas banal

Dernière mode familiale

L'étrange titre de son livre, INCISEIV, Philippe Beck l'emprunte à un extrait de Vie de Henrik Ibsen d'Alberto Savinio, dans lequel l'auteur réfléchit un instant, à partir d'une simple faute de frappe (inciseiv au lieu d'incisive) sur ce qu'il appelle la soif d'indépendance des mots. Lui emboitant le pas, Philippe Beck développe ici en quatre parties une espèce de description clinique incisive des conditions ou des modalités de production de l'écriture poétique. Tour à tour, il convoque quelques motifs traditionnels qui viennent donner leur titre aux différentes sections du recueil: « le sans-coeur », « le coeur », « l'âme », « le génie ». Mais c'est évidemment pour substituer au mélos ou au pathos dont ils sont généralement porteurs une froide analyse mécanique ou physiologique, hérissée ou tordue en assertions complexes mais aboutissant aussi bien parfois à de claires propositions telles que: « J'appelle philosophie/ l'art d'être dans la poésie/ forte impersonnalité » C'est donc à un véritable travail d'assèchement que se livre Philippe Beck au fil d'une versification elle-même asséchée et hachée.

"J'insiste dans le monde /, dit Beck, le monde est le seul/ Pas question d'arriérer le monde." Ce monde est moderne: écrans hétéroclites, supermarchés, chanteurs populaires, pubs énervées, faits dits "divers", "dernières modes familiales", réseau des livres et des revues. Ce décor n'est pas coulé dans le vernis d'un style homogénéisant. Il apparaît par flashes, écartelé entre le sophistiqué et le trivial, enchaîné au fil d'un engrenage goguenard. La langue ne le fixe pas mais le lance dans une infixité volumineuse. Une sorte de notation cinétique zappée le passe à la moulinette d'une intégration sur ce que nos langages peuvent tenter à la frois d'intégrer, de représenter et de noter comme ce qui, justement, interdit toute notation stabilisée.

C'est cette interrogation que développe l'onde rythmique des poèmes. Elle n'a rien d'une cadence enjouée ou agressivement secouée par la pulsion. Elle n'est pas non plus une mélodie souplement enroulée sur des effets écholaliques. Ni un figé prosaïsé et blanchi par le refus de toute scansion sonorisée. "Sans gromps ou battitures / poétiques., l'onde dessine une ligne de résistance, alternativement fine et épaisse, à la coagulation de la phrase discursive que chaque poème développe. Elle en fait vaciller la syntaxe oratoire. C'est comme si le vers courbait la phrase (ratiocinante, contemplative, didactique, descriptive) sous les fourches d'une indécision qui la fait diverger vers les possibles qu'elle récuserait pour se constituer comme phrase. La phrase alors devient phrasé. Ce phrasé est souple, sinueux et contraint, c'est-à-dire alternativement empâté de stases ironiquement méditatives et lâché en liaisons fluides. "Effort sensé . pour ne pas accepter – Renonciation douce ou brutale – ", il se fraie un passage palinodique, décroché-sec ou collé-décalé, dans la masse des représentations qu'il charrie.

Christian Prigent, Le fondu déchaîné (sur Philippe Beck), in Salut les modernes, POL, 2000.

"Aux recensions" (extrait)

texte inédit - à paraitre chez Flammarion en janvier 2002

Mon cœur de pierre est gros.
Ou j'en ai gros sur lui.
Il est lourd.
Rhapsode monotone
et Orphée avaient la phorminx
en commun.
Et les orphéonistes?
Ils ont du phorminx?
Ils savent où est la variété.
Je didactique la chanson
déjà lestée
pour danter la leçon
naturellement.
Le diaphragme noir tout autour?
Il fanfare?
Le diaphragme est le centre
de la vie émotive et intellectuelle
avant Platon.
Après, le thumos est un cheval
ou attelage
ni bon ni mauvais (comme le corps).
Alors, colère :
sainte ou pas sainte.
Accident ou pas.
Des contemporains
savent jeter un œil
entre les sillons bovins
du Soi.
Ici, on revolve
du poète
et se revampe
à façon.

"Poésies didactiques" (extrait)
texte inédit - à paraître aux éditions Théâtre Typographique en novembre 2001

L'admiration sincère
de Racine
pour Corneille
lui dicte
un discours
qui honore
le feu.
Lorsqu'il apprend
la mort d'Euripide,
Sophocle
paraît sur la scène
du théâtre
en habit de deuil,
et dit à ses acteurs
d'ôter leurs couronnes :
signe équivoque du regret,
parce que deux
grands importants
qui veulent exactement
la gloire,
qui veulent s'éloigner
l'un l'autre
du premier rang,
s'entr'estiment
au-dedans
plus qu'ils ne souhaitent,
et sans s'entr'aimer.
Quand l'un d'eux passe,
le survivant doit en faire
l'éloge de bon cœur :
il est délivré
des épines de la lutte.
(d'après Bayle)
La rivalrie du poète
et du recenseur
est infinie?
Ici, elle finit
poème pour poème.
En laisses.

Si un moi ne commence pas,
c'est à cause de l'ensemble
des préoccupations fortes
qui font et défont
l'histoire de quelqu'un
dans l'histoire de quelques-uns
dans l'histoire de beaucoup,
et jamais dans celle de tous.
Car un quelqu'un n'est pas
la somme des entretiens possibles
avec tous
(le grand Moi est absent
a priori aussi, et
le moi et le toi ordinaires
font des efforts
pour devenir un Toi
avant l'arrivée
au grand Moi
qui n'existe pas) ;
les discussions commencent
à cause des discussions.
Ce qu'il faut dire
n'est pas déjà dit
dans le cerveau de l'individu,
mais il se dit à cause
de la discussion
qui invente la nécessité
tout autour des cerveaux
et des coeurs.
Et le monde n'est pas le brouillon
général négatif.

Transparences et opacités du corps
A propos de Philippe Beck, INCISEIV (Nantes, éd. Memo, 2000), par Jan Baetens (Leuven)

 

La littérature contemporaine est une littérature du corps. D'abord parce que le corps est son sujet principal: sur ce point, l'écriture n'est guère différente de l'art contemporain en général, où le formidable essor du virtuel s'accompagne d'un intérêt non moins explosif pour le thème du corporel. Ensuite parce que le corps et son fonctionnement lui servent de plus en plus d'objet, voire de modèle: de ce point de vue, l'écriture a sans conteste des enjeux moins courants, dans la mesure où le corps en action, à moins que le texte ne vire en 'performance', ne peut pas y être montrée directement. Des auteurs comme Georges Bataille, Antonin Artaud, Denis Roche ou Valère Novarina, entre autres, et des théoriciens aussi divers que Julia Kristeva, Gilles Deleuze ou Christian Prigent, lequel combine les deux rôles d'écrivain et de critique, ont établi fermement une tradition littéraire que structure le conflit entre l'organisation symbolique, rationelle, décorporéisant du langage social, d'un côté, et le travail du corps dans et par la langue poétique, matérielle, pulsionnelle, engluée dans et relancée par l'informe, de l'autre.

Toute tentative de proposer une approche du corps qui s'écarte de cette conception 'sauvage' et 'irrationelle' du corps-langue, sans pour autant renoncer à la hantise du devenir-corps du langage et du devenir-langage du corps, mérite dès lors une attention très particulière. Une telle écriture, en effet, prend le risque de briser des lieux communs et des facilités du dire, tout en insistant résolument sur le socle partagé de l'expérience contemporaine. Tel est selon moi l'enjeu d'INCISEIV, le septième recueil de Philippe Beck. Apparemment ce livre se contente de prendre place dans ce qui est en train de devenir, non sans quelques pesanteurs déjà, une doxa contemporaine. Mais par la précision et la rigueur de certains de ses partis pris d'écriture, il parvient à donner un accent très neuf à une problématique de nos jours omniprésente.

A quoi tient l'incontestable originalité de ce recueil, homogène et très varié en même temps? A première vue, INCISIEV ne se distingue guère par sa thématique, qui réaffirme l'analogie du corps et du livre, du souffle et de l'écriture, de l'action corporelle et du travail sur la langue. Bref, Philippe Beck, comme tant d'autres aujourd'hui, articule une philosophie matérialiste de l'être parlant, qu'il enrichit par un savoir intertextuel d'une densité exceptionnelle (tout au long du livre, "l'Ancienneté" se convoque à l'appui des grandes thèses de l'auteur). Sa différence, INCISEIV ne le doit pas non plus aux techniques littéraires dont le retour ponctue le volume (le goût de la création verbale par préfixation ou suffixation en réseau ou la quête d'un style un peu apodictique, à même de rivaliser avec la parole des textes présocratiques, sont certes moins convenus, mais les lecteurs de Philippe Beck savent que, depuis presque sa première publication, l'auteur a creusé exemplairement ce double sillon-là). Par contre, ce qui représente le grand apport du livre, tant par rapport à l'oeuvre de Philippe Beck lui-même que par rapport à celle de l'époque, est la réflexion de ces thèmes et des ces techniques dans la forme même du vers, qui occupe dans INCISEIV une place absolument capitale.

Ce vers est, comment pourrait-il en être autrement, rattaché à un modèle précis, mais qui revient comme marqué d'une balafre:

 

(Je brutalise l'élan
syncopé de S.M.?
S.M. le violoniste?
Non. Je le re-prose, le prose au carré,
le re-poésie; j'entête l'effort.
C'est normal.
Négociation versus négociation.) (p. 35)

Balafre? Coupe? Entaille? Incise? Inciseiv, dit Philippe Beck, et ce néologisme par métagramme mérite qu'on s'y arrête, tellement ce mot arrive à concentrer en sa forme nouvelle l'énergie que le livre entier s'apprête à déployer. "Inciseiv" n'est pas seulement un mot obtenu par l'inversion de quelques lettres finales. Plus que de remonter à quelque origine ("incisive", en l'occurrence), il convient de remonter littéralement le cours du vocable et d'y retrouver une "vie" palindrome, à l'invers: la mise à mort d'un mot, son ratage, sa déformation, engendre ("négociation versus négociation"?) dans la violence des formes de vie nouvelles. De même, "Inciseiv" n'est pas un mot qui se donne à lire noir sur blanc: imprimé en creux sur la couverture orange, il s'impose, sa matérialité aidant, comme une suite de caractères drus littéralement taillés dans la dureté du support (je connais peu d'autres exemples où le choix des capitales et de lettres sans empâtement est motivé de façon aussi efficace, c'est-à-dire abrupte). "Inciseiv", enfin, signale à quel point l'ambition de Philippe Beck est de créer par soustraction, non pas simplement de diminuer, de rogner, de cacher, mais de faire surgir partout des éclats maîtrisés, qui jamais ne débordent, leurs excès nonobstant.

Excès et morsure, et leur équilibre non pas parfait ou instable (pareille caractérisation est inappropriée, car mise encore sous la coupe d'une esthétique conventionnelle) mais sans cesse produit, vers après vers, autant par force que par retenue. La manière dont Inciseiv gère par exemple son emploi du néologisme lexical (nettement plus présent ici que dans les précédents volumes de Philippe Beck) illustre fort bien cette stratégie. Soit par exemple les deux lignes que voici:

 

L'ex-coeur, le sans-coeur
déraisonnable est amentations (p. 21)

Elles concentrent (mot inévitable quand il s'agit de l'oeuvre de Beck) un faisceau de procédures qui donnent au néologisme sa place absolument nécessaire et cohérente. En effet, s'il est possible de rétablir la forme tronquée, par apocope, du mot "amentations" (disons pour y retrouver quelques "lamentations" refoulées, mais d'autres lectures sont possibles, entre autres celle qui considère le "a" initial comme un privatif), il importe surtout de repérer que la pulsion néologique est conséquence structurale: elle compense la surcharge préfixale ("ex", "sans", "dé"), elle se combine avec elle pour dire ce que se passe lors d'un passage à la ligne (qui rompt et relance), elle enjoint toute lecture à mesurer ce que chaque lettre, chaque mot, chaque vers et chaque phrases sont capables de faire surgir des mots de la tribu. Le néologisme n'est en effet jamais absolu, irreconnaissable, magique, séducteur, comme il arrive chez Michaux (dont par moments Inciseiv se rapproche), il est au contraire volontairement neutre, cassant à force de simplicité, toujours interprétable grâce à un contexte qui ne s'enlise jamais dans le plaisir enfantin de l'invention lexicale. Le néologisme ne sert nullement à enrichir le vocabulaire, son horizon est celui de l'umheimlich, de l'insolite qui inquiète plutôt que du neuf qui fait rêver.

Face à pareil programme, on aurait pu s'attendre à des poèmes brefs, compacts, laissant au lecteur le soin de terminer ce que l'auteur a préféré chuchoter à moitié. Il n'en est rien dans Inciseiv, qui opte résolument pour le poème long (le livre en contient quatre) et n'abandonne rien, pour ainsi dire, à l'imagination du lecteur. Discipline rude en effet que la lecture de ce livre, qui balise fortement le trajet de chaque lecteur, qui le corne et le gifle d'un fond sonore incroyablement strict (le texte semble s'interdire preque les consonnes sonores, pour faire fuser partout les occlusives) tout en se refusant les facilités du lyrisme (est-il question du coeur, de l'âme du génie? c'est pour mieux parler poumons, tuyaux, muscle, et pour mieux ne parler que de ça, d'un bout à l'autre). C'est, voit-on à la fin du livre, la seule façon de dire vrai.

Jan Baetens