à travers les mots passe
encore un peu de jour... Maurice Blanchot, l'hommage de remue.net. |
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Dominique Rabaté enseigne à l'université Bordeaux 3. Le texte ci-dessous a d'abord été publié dans "Poétiques de la voix", Corti, 1999. à lire: Lire en version PDF avec les notes de bas de page. |
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Dominique Rabaté / L'insuffisance du commentaire Voilà, je crois, l’une des premières originalités de la critique selon Blanchot: elle passe par cette incessante relecture, par une insatisfaction de la parole de “commentaire”, par une démarche qui approche de l’oeuvre plus qu’elle ne prétend s’en saisir. C’est à cette démarche, ou même cette marche, de la critique chez Blanchot que je voudrais consacrer ces quelques pages, qui me serviront de préambule. L’une des premières leçons que donnerait (que me donne) Blanchot, est d’ouvrir son lecteur à cette insatisfaction particulière, faite de modestie et de respect, qui fait de la parole critique une parole sans certitude mais non sans affirmation, un discours inquiet qui doit mesurer ses avancées à une expérience renouvelée de lecture. Apprendre à lire, en quelque sorte, c’est-à-dire à ne jamais cesser de relire, à ne jamais devenir le spécialiste de tel ou tel auteur. Convoquer inlassablement d’autres témoins de l’expérience littéraire. La liste de ces “témoins” est donc toujours ouverte, toujours prête à accueillir de nouveaux livres. Cette extraordinaire disponibilité de la parole critique de Maurice Blanchot me frappe comme le signe de la générosité de sa pensée, comme la manifestation de son ouverture infatigable aux textes nouveaux. Je voudrais ainsi souligner ce deuxième trait: son souci constant du contemporain. Si les oeuvres de Sade ou de Kafka lui importent, c’est parce qu’elles témoignent du mouvement de la littérature qui les porte jusqu’à nous, qui fait de ce mouvement une force présente. Il faut ainsi ajouter aux premiers noms que j’ai donnés une deuxième liste, tout aussi significative et par définition incomplète, celle des écrivains dont Blanchot a été et reste le contemporain, dont les oeuvres, commentées au moment de leur parution, permettent de poursuivre la même interrogation fondamentale. Y figureraient, entre autres, Camus, Paulhan, Bataille, Leiris, Beckett, Duras, des Forêts. Il y a là quelque chose qui me frappe chez Blanchot: qu’une “oeuvre” (les guillements sont, on le sait, de rigueur) puisse se construire en plusieurs livres à partir de la reprise de textes initialement parus en revue, à la NRF principalement, sans que jamais l’impression de lire un ensemble de textes circonstanciels ne s’empare du lecteur. Ceci ne veut pas dire que ces textes ne soient pas datés (certains gardent ainsi la date de leur écriture: hommage, à la mort d’un ami, ou texte politique), que le moment de leur écriture, qui marque pour le moins une capacité de réaction, la possibilité de désigner dès la première lecture une prise de position, soit indifférent, mais la reprise en volume leur confère une portée nouvelle. Il faudrait suivre patiemment les transformations entre la première version en revue et le texte publié définitivement, pour en mesurer, à chaque fois, précisément les effets et les déplacements. Il n’en reste pas moins que l’activité critique de Blanchot s’inscrit dans ce battement emblématique entre une critique d’actualité et une méditation plus durable. Ceci appellerait une réflexion plus développée sur le rôle des revues, dans la vie littéraire et intellectuelle française depuis les années 40, sur la place qu’elles ont occupée, de façon cruciale, au moins jusqu’aux années 70, s’il est vrai qu’elles ne remplissent plus aujourd’hui la même fonction. Maurice Blanchot appartient à une génération de lecteurs de revues, qu’il aura contribué à former. Une génération pour laquelle l’activité critique, entendue comme acte de discernement plus que de jugement, a été capitale. La tâche de distinguer, dans le présent, les signes de l’avenir nécessite l’exercice de la pensée, dans un type d’écriture qui n’est en rien journalistique. La participation au travail collectif d’une revue est l’une des manifestations exemplaires de l’idée de communauté qui anime la pensée de Blanchot. Le projet pour “La revue internationale” (dont Lignes nous a utilement fourni le dossier) reste, à ce titre, exemplaire . Il relativise le mythe d’un Blanchot invisible, retiré du monde...Faut-il rappeler que Georges Bataille donne précisément le nom de “Critique” à la revue qu’il fonde en 1947, avec Blanchot dont le soutien lui est comme celui d’Eric Weil indispensable ? Et qu’une telle entreprise manifeste la volonté de ne pas dissocier les questionnements politiques, philosophiques, esthétiques, anthropologiques. Discerner dans les oeuvres contemporaines celles qui témoignent de l’exigence littéraire, qui dialoguent ainsi avec les oeuvres du passé, c’est pour Blanchot s’intéresser avant tout au mouvement qui anime le texte. Caractériser ce mouvement est malaisé, c’est justement la tâche du critique. Il ne peut pas parler de “projet” si l’expérience littéraire passe par une dessaisie de l’autorité de l’auteur dont Blanchot nous montre toute l’acuité. La littérature est, pour lui, le risque et la chance de cette dessaisie. L’absence de projet, au sens strict, ne veut pas dire absence de décision, constance volontaire. Il me semble que les “commentaires” de Blanchot nous ramènent toujours à cet écart entre la décision qui a dicté le texte, et ce à quoi elle “oblige” l’écrivain, le texte produit. Entre l’impossibilité de la littérature depuis plus d’un siècle, et pourtant la production de textes. Entre la singularité de chaque livre, et la manifestation d’une question impersonnelle portée à la littérature. De quoi s’agit-il alors quand la parole critique accompagne le livre qu’elle invite à lire, juge qu’elle doit témoigner, à son tour, pour le témoignage ? Quel nom donner à cette activité critique (à tous les sens de l’adjectif, bien entendu) ? Le brouillage entre texte réflexif, commentaire, discussion philosophique rend le statut générique du texte de Blanchot de plus en plus incertain. Le “commentaire” porte et appelle une méditation d’ensemble, qui la reconduit vers les “oeuvres” qui l’ont provoquée. On trouve encore cette union étonnante et si particulière à la démarche de Blanchot dans “Anacrouse” où il s’agit “d’entendre le texte de Lyotard intitulé ‘Le survivant’, tout en méditant les poèmes publiés sous la signature de Louis-René des Forêts” . Le même rapport (ou plus exactement la question du rapport à penser) se vérifierait encore pour La Communauté inavouable, entre les textes de Jean-Luc Nancy et de Marguerite Duras. Lire, lier ? Chez Blanchot, la critique est toujours pensée d’un rapport, mise en rapport et inquiétude des rapports posés. Cet aller-retour particulier, que l’on peut aussi appeler “entretien” m’amène à la remarque suivante. Si les textes de Blanchot parlent de la littérature, parlent d’oeuvres toujours singulières, c’est pour en prolonger le “tour critique” dont parle L’Entretien infini . De là sans doute cette curieuse impression que me donne l’oeuvre théorique de Blanchot: le souci du plus singulier de chaque texte se déploie avec un scrupule inégalé, et la parole critique reste constamment dans le souci de l’exactitude envers le mouvement propre au texte qu’elle commente. Mais elle est portée par un rythme, un phrasé qui sont ceux de la réflexion blanchotienne. L’écriture de Blanchot réussit cette union d’une parole métatextuelle avec une parole créatrice; elle parvient à restituer le plus vif de ce qui nous touche en chaque oeuvre, comme si la dynamique du texte lui infusait celle de la pensée qui la traverse. De là vient, je crois, que la critique telle que l’opère Blanchot soit plus attentive aux tensions dynamiques des oeuvres, à leurs paradoxes énonciatifs qu’à leurs traits stylistiques propres. Il y a bien, mais consubstantielle à l’idée particulière de la critique selon Blanchot, une “insuffisance du commentaire”, qui n’est pas la moindre de ses modesties! On aura compris qu’il s’agit, avec cette expression, d’une citation de Blanchot lui-même, à propos de des Forêts, à la fin du texte intitulé “Le blanc Le noir”. En voici l’avant-dernier paragraphe: “C’est pourquoi, à mon tour, je me tairai, incapable de supporter l’insuffisance du commentaire et de rétablir le fil conducteur entre les éléments d’un discours qui tenterait de nous faire entendre les ultima verba, hantise de la fracture définitive” (p.24). La gravité des derniers textes de Blanchot sur Poèmes de Samuel Wood ou Ostinato redouble celle de ces pages qui affrontent l’épreuve du deuil. Elles exigent une parole laconique, qui se rapproche de l’indicible de la musique. “Une voix venue d’ailleurs” s’ouvre sur l’évocation du “Quatuor pour la fin des temps”; “Le Blanc Le Noir” rappelle ce motif obstiné que Berg entendait dans Schumann et “l’anacrouse” se propose comme la figure rythmique capable de rendre compte de “l’expérience (le contretemps) de Louis-René des Forêts” (p.38). L’insistance de la référence à la musique, dans ces trois textes, traduit la même préoccupation que dans l’oeuvre en cours de des Forêts, cherchant dans les mots un impossible équivalent du chant perdu: un au-delà du langage dans le langage même. Le “défaut” d’un langage adéquat (“Je crois qu’il faut parler d’Ostinato, qu’il faudrait en parler, mais privé de paroles, dans un langage qui m’obsède en me faisant défaut”: ainsi débute “Le Blanc Le Noir”) ruine toute maîtrise du commentaire. Il commande un texte qui adopte à son tour l’aspect de fragments désolés. Il disjoint un discours qui refuse l’ordre, pour s’ouvrir à la perte. D’une manière très touchante, ces trois derniers textes reviennent sur le motif de la vanité de toute parole, a fortiori de celle qui redouble l’énoncé tragique de cette vanité. Mais le “commentaire” de Blanchot reste, ici encore, fidèle au mouvement de l’oeuvre de des Forêts, qu’il indique incidemment. Il le recueille, en restant fidèle au “devoir de l’amitié vigilante”, selon l’expression de des Forêts que Blanchot met en exergue (p.16). Le texte critique est, chez Blanchot, lieu d’accueil de l’oeuvre lue, sensible à sa force. Son devoir moral est bien l’exercice d’une modestie non feinte devant le texte qui lui est premier. C’est cet aveu d’impuissance qui me touche dans les études sur des Forêts, comme dans d’autres textes de Blanchot. Il rappelle à tout critique ce devoir de préséance, pour ainsi dire. Insuffisant, le commentaire le sera toujours. Il ne s’agit pas de transformer une “faiblesse” en force mais cette étrange insuffisance reste, néanmoins, fidèle à quelque chose qui relève de l’essence de la littérature. L’exercice, patient, obstiné, de cette insuffisance est la tâche même du critique. Maurice Blanchot le dit dans l’avant-propos à Lautréamont et Sade, dans une préface intitulé “Qu’en est-il de la critique ?”: “La critique ne fait donc que représenter et poursuivre au dehors ce qui, du dedans, comme affirmation déchirée, comme inquiétude infinie, comme conflit (ou sous toutes ces formes), n’a cessé d’être présent à la manière d’une réserve vivante de vide, d’espace ou d’erreur, ou, pour mieux dire, comme le pouvoir propre à la littérature de se faire en se maintenant perpétuellement en défaut” A sa manière, l’insuffisance du commentaire redouble, ou plutôt traduit le “défaut” de la littérature, l’exercice particulier de son pouvoir sans maîtrise. L’oeuvre critique de Blanchot n’est-elle pas, elle-même, avant tout, “affirmation déchirée, inquiétude infinie, conflit” perpétuel ? Et si elle nous est toujours aujourd’hui indispensable, c’est parce qu’elle témoigne, exemplairement, de cette intrépide inquiétude - qui ne craint jamais d’exposer la pensée au risque de toute vraie rencontre. © Dominique Rabaté / Corti |