Pierre Bourdieu / Ce que peut faire la sociologie En 1983, au théâtre de Saint-Amand les Eaux, Ronald Klapka reçoit Pierre Bourdieu pour une rencontre avec des instituteurs de sa circonscription - il était caractéristique de Bourdieu d'accepter ce genre de confrontation, dans le partage et la simplicité, et la discussion qui se prolonge jusqu'à la minute qui précède le départ du train - nous reproduisons ici l'enregistrement de la conférence de Bourdieu, tel qu'il avait lui-même vérifié et corrigé - dans la version téléchargeable, transcription de l'échange avec la salle et de la discussion avec Ronald Klapka - ce texte avait été publié dans "La Marmite", journal des enseignants de St-Amand les Eaux. |
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le texte et la discussion "permettre de savoir un petit peu mieux ce que lon fait, ce que lon est" |
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Je vais essayer de procéder de la façon suivante : jai reçu les questions qui avaient été préparées à mon intention et jai essayé de les organiser selon un ordre qui ma paru cohérent et économique parce quil me permettait de répondre plus globalement en évitant les répétitions. Ce que je voudrais dabord dire, cest que jai conscience de ce que peut avoir dun peu artificiel, la relation dans laquelle nous sommes. Je souhaiterais quelle le soit moins en finissant quen commençant : la structure théâtrale dans laquelle nous sommes placés, les rangs vides que vous avez laissés devant moi, tout cela manifeste une distance à légard de la parole que je vais vous proposer et non vous imposer, et jaimerais bien que cette distance disparaisse. Pour faire cela, si josais, janalyserais la situation dans laquelle nous sommes, ce qui est une des propriétés de la sociologie : très souvent les sociologues « amateurs », ceux qui se servent en amateur du peu de sociologie quils savent, utilisent la sociologie pour cataloguer, catégoriser, classer ou en un mot épingler, pour dire : « tu nes quun... ». Dans mon vision, la sociologie nest pas du tout destinée à cela, elle est plutôt un instrument par lequel on cherche à comprendre ce que lon est, un instrument parmi dautres bien sûr ; avec la psychanalyse, la psychologie, lépistémologie, etc. Toutes ces sciences que lon appelle : « sciences de lhomme » ont à nos yeux la même fonction : permettre de savoir un petit peu mieux ce que lon fait, ce que lon est : et cest déjà une réponse à un certain nombre de questions. Je pense que derrière la plupart des questions, il y avait une sorte de mise en question du sociologue : vous avez dit de manière plus ou moins euphémisée : " A quoi servez-vous ? Est-ce que vraiment vous avez une fonction dans lexistence ? ". Je vous avouerai quil marrive den douter et une des raisons pour lesquelles je suis ici, cest un peu pour me sentir justifié dexister en tant que sociologue. Alors il faut que vous my aidiez, ne serait-ce que par gentillesse, en maidant à faire ce que je vais essayer de faire. Je vais essayer de répondre assez vite aux questions qui mont été posées de telle manière que cet écran de questions que vous avez interposé entre vous et moi laisse la place, peut-être, à des questions plus réelles, qui se posent vraiment à vous, ou plus exactement, que ce que je vais essayer de dire vous permettra peut-être de poser. Je reviens sur la situation : le poème final dit assez bien ce que vous devez penser ; il exprime lexpérience de ce fait social que nous sommes en train de vivre, la conférence pédagogique - lun de vous dit " est-ce que vous nallez pas participer à la messe ? "- : on se réjouit, on retrouve les copains, mais on sait quil faut subir un certain nombre de rituels et je fais partie de ce rituel. Il me semble que la sociologie mérite un peu mieux quun accueil obligé et rituel. Vous demandez : "Quest-ce qui vous a incité à accepter linvitation de Monsieur KLAPKA ? ". Effectivement, cest une question qui se pose. Si je commence par là, cest parce que ma présence est une réponse à beaucoup de questions que vous posez. Chez beaucoup dentre vous, il y a une vision relativement pessimiste de la sociologie. La sociologie serait une science théorique (je pense que ce nest pas très laudatif sous la plume de ceux qui emploient ce mot), une science lointaine, pratiquée par des gens qui nont vraisemblablement pas pratiqué eux-mêmes la pédagogie et qui, sils la pratiquaient, ne tiendraient pas le genre de discours quils tiennent. Cette image de la sociologie est, me semble-t-il, tout à fait fausse et, au fond, une des choses que je voudrais démontrer par ma présence cest cela : malheureusement, je ne peut pas faire ce que je fais aujourdhui tous les jours mais si javais plusieurs vies, je le ferais aussi. Cela dit, en tant que chercheur, mon travail est dessayer de faire progresser la conscience et la connaissance ; le travail du sociologue consiste à rendre à tout le monde, au premier venu, la possession de cette chose tout à fait bizarre quest le monde social. Autrement dit, de même que les sciences de la nature - je vais dire des choses qui vont paraître très triviales et très générales mais qui me semblent importantes -, de même que les sciences de la nature nous ont rendu, comme disait Descartes, maîtres et possesseurs de la nature, je pense que la sociologie se donne pour but - elle est évidemment très loin de latteindre - de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature sociale. Il sagit de connaître les lois du monde social, de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi nous pensons ce que nous pensons et du même coup, plus la sociologie est avancée, plus elle tend à donner une impression de déterminisme. Et ceci conduit à un certain nombre de questions qui mont été posées et qui revenaient à dire : " Est-ce quil y a quelque chose à faire ? La sociologie peut-elle servir à quelque chose ? Est-ce que nous, nous pouvons faire quelque chose de la sociologie et, est-ce que vous, sociologue, pouvez faire quelque chose pour nous ou plus exactement est-ce que dans notre pratique la sociologie peut avoir des effets ? ". Contre la vision de la sociologie comme une sorte dinstrument de connaissance abstrait, relativement lointain, être ici cest supposer quil y a un effet pratique de la diffusion de la connaissance du monde social. La sociologie sefforce détablir des lois (historiques) du fonctionnement social, celle par exemple qui fait que le capital culturel va au capital culturel, la loi selon laquelle plus les gens possèdent de compétence culturelle par leur famille ou par leur éducation, ou par leur éducation redoublant les effets de la famille, etc., plus ils acquièrent facilement le capital culturel et les profits procurés par ce capital. Voilà lexemple de lois dont on peut tirer apparemment des conclusions pessimistes et un certain nombre des questions qui me sont posées vont en ce sens : en tant que membres de ce corps enseignant dont leffet est de contribuer à reproduire des inégalités sociales préexistantes, en tant que membres de ce corps enseignant qui contribue à un effet de conservation, sommes-nous en quelque sorte responsables de la conservation ? Est-ce que la sociologie nest là que pour nous désespérer, autrement dit la sociologie nest-elle là que pour nous épingler comme contribuant à conserver ? Cest une représentation que, je le répète, ma présence même démentit. Je pense que la connaissance des lois sociales est la condition de toute transformation du monde social. Personne na jamais eu lidée de reprocher à Galilée de détruire le rêve de vol ; cest au contraire parce que Galilée a découvert la loi de la pesanteur que lon a pu voler. Cest en tout cas dans la mesure où nous connaissons les lois selon lesquelles le capital culturel se transmet dune génération à une autre, que nous avons quelque chance de suspendre partiellement les effets de ces mécanismes. Je prolonge un peu sur ce point parce que beaucoup de questions posées se situent sur le terrain du normatif : " Faut-il... devons-nous... doit-on ? ". Normalement un sociologue na pas pour métier de dire " Vous devez enseigner la langue parlée ou vous devez lenseigner comme ceci plutôt que comme cela, ou vous devez enseigner la langue ordinaire ou la langue savante ". Un sociologue dit : Si vous voulez enseigner la langue parlée, vous avez toutes chances de vous heurter à telle ou telle difficulté, de rencontrer tel obstacle et, ce faisant, il ne vous condamne pas à léchec, au contraire, il vous offre le peu de chances de réussite que vous avez. Aussi longtemps quon ne connaissait pas la loi de la pesanteur, il arrivait à des gens qui voulaient voler ce qui est arrivé à Icare ; et je pense que beaucoup de réformes pédagogiques, beaucoup de fausses révolutions pédagogiques échouent parce que les réformateurs ou les transformateurs sont ce que lon appelle " utopistes ", cest-à-dire ignorants des contraintes sociales ; ils les défient et ces contraintes sociales ont raison contre eux. Cest là un autre principe pratique que lon peut tirer de la connaissance de la sociologie, une réforme, une innovation lancée dans de mauvaises conditions est extrêmement dangereuse : Elle se condamne à léchec et elle diminue les chances dune réussite ultérieure puisquon pourra se servir de cet échec pour dénoncer à lavance toute tentative de transformation qui se donnerait les conditions minimales de réussite. Autrement dit, les sociologues raisonnent absolument comme les autres scientifiques avec la différence que, évidemment, notre connaissance est beaucoup moins avancée. Cela dit, par exemple, sagissant du monde scolaire, il est vrai que nous avons une capacité de prévision considérable. Avec 3 ou 4 variables, 3 ou 4 propriétés de chaque élève, la profession de son père, de sa mère, cest-à-dire le temps libre de sa mère, la résidence, la distance à une ville, le sexe, avec 3 ou 4 variables, on peut se donner, avec une précision très forte les chances de réussite dans telle ou telle carrière, dans telle ou telle filière scolaire, etc. Cette prévision évidemment nest pas un destin, elle peut avoir pour fonction de sauto-démentir. La loi de la pesanteur vous dit, si vous sautez du 4e étage, vous arriverez au sol avec telle vitesse et la fonction de cette loi peut être de vous inviter à chercher les moyens de la rendre inopérante. Pour les lois quétablit le sociologue concernant la transmission des avantages sociaux, cest la même chose. Cela dit, il appartient au politique et à lensemble des agents sociaux de définir les fins. Mais, il y a aussi une science des conditions dans lesquelles se définissent les fins. Le sociologue ne vous dira donc pas ce quil faut faire, il vous dira, par exemple, les fins de laction pédagogique sont un enjeu de lutte entre toutes sortes dagents parmi lesquels il y a les enseignants, mais aussi les parents délèves, etc. Il suffit de réfléchir à ce quest une réforme de lUniversité pour voir que les fins du système scolaire se débattent exactement comme les fins de la politique monétaire de la France et quil y a des enjeux sociaux, des luttes, des rapports de force. Ce que le sociologue pourra faire, cest dire : si vous voulez poser telle fin - que personnellement il peut trouver légitime ou illégitime -, vous avez telle ou telle chance de réussite étant donné les rapports de force entre les gens qui, actuellement, ont des chances de se mobiliser pour poser ou combattre cette fin. Là encore, je pense que le rôle du sociologue est de fournir les moyens dune politique rationnelle, - si tant est quune politique puisse être rationnelle -, les moyens dune action rationnelle visant à poser telle ou telle fin. Cest, je crois, un premier point et jai évoqué un certain nombre des problèmes que vous aviez posés. La sociologie cherche à établir des lois à partir de lobservation de relation régulière entre des événements et elle sefforce de donner une formulation rigoureuse de ces relations régulières mais la connaissance même de ces relations peut, sous certaines conditions, dans certaines limites, être utilisée comme un instrument pour transformer ces relations. La question très générale sur les fonctions de la sociologie se spécifiait pour sappliquer au cas particulier des instituteurs. On me demandait souvent : Que peut apporter la sociologie à linstituteur et le sociologue peut-il aider linstituteur ? Quelle est la place que peut recevoir la sociologie dans la formation de linstituteur ? La pédagogie devrait-elle prendre en compte les efforts de la sociologie ? Quels sont les rapports entre la pédagogie et la sociologie ? Jai déjà répondu un peu mais je voudrais prolonger un instant. Jai dit tout à lheure que jaurais pu analyser la situation dans laquelle nous sommes ; je nai pas tous les éléments, il faudrait que je connaisse très bien la structure sociale du public, la structure hiérarchique dans laquelle se situe cet événement, etc. Je pense que si je faisais cette analyse, je donnerais un exemple dun usage possible et capital de la sociologie en particulier dans la situation pédagogique. Quand je fais de la sociologie, je suis comme tous les chercheurs : Je cherche à savoir pour savoir, je cherche à comprendre pour comprendre. Par exemple, lorsque je travaille, cest un problème qui en fait surgir un autre et il est vrai que bien que je me sois trouvé souvent sur des terrains où des problèmes politiques brûlants se posaient, en Algérie, etc. - en fait, ce sont souvent des interrogations théoriques qui mont amené à me poser des problèmes politiques et souvent jai été étonné des applications politiques quon pouvait faire de mes " découvertes " théoriques. Autrement dit, chez le chercheur, il y a, et je pense quil faut lui accorder cela, une espèce de goût du savoir pour le savoir qui peut dailleurs saccompagner dune nostalgie de lutilisation sociale de son savoir. Dans la pratique, la sociologie peut avoir une fonction tout à fait éminente, outre celle que jai évoquée tout à lheure, celle qui consiste à permettre de penser laction dans laquelle on est engagé et surtout les contraintes qui pèsent sur cette action, de manière à les accepter librement lorsque lon ne peut pas faire autrement ou à les transformer dans les limites du possible sociologiquement. Ceci peut vous paraître très abstrait, mais un instituteur dans sa classe que peut-il faire de la sociologie ? Très souvent, vous donnez au sociologue, tout en le lui refusant, un rôle messianique. En fait, je pense que la sociologie peut aider à faire mieux ce que tout bon instituteur fait en pratique sans savoir comment il le fait et même sans savoir quil le fait. Quand un instituteur dit - beaucoup de vos questions disent cela - au fond, est-ce que vous avez de lexpérience pratique, est-ce que vous avez enseigné, etc., et veut dire : " Nous, pédagogues, nous avons une compétence spécifique acquise dans la pratique qui ne peut être possédée que par quelquun qui a fait vingt an de métier, etc. et cest quelque chose dirremplaçable ; avec toutes vos théories, vous nen saurez jamais le millième ". Bien sûr, cest un système de défense, mais qui contient une forme de vérité. Un des paradoxes des sciences sociales, cest que très souvent, elles dépensent beaucoup dénergie pour savoir des choses que tout le monde sait mais autrement, sur un mode tel que les gens ne savent pas ce quils savent. Je pense quune expérience pédagogique accomplie, - quelquun dont on dit : ça, cest vraiment un bon instit - contient une maîtrise tout à fait ordinaire dune situation sociale de différenciation. Un bon instituteur est quelquun qui a une sociologie spontanée, une sociologie " pifométrique " de sa classe. Nous vivons tous, dans les _ de nos actions, sur la base de cette connaissance qui est aveugle à elle-même. Nicolas de Cuse appelait cela la " docte ignorance ". Nous ne savons pas ce que nous faisons et pourtant cest comme si nous savions. Lexemple le plus simple, cest la pratique sportive. Un bon sportif, cest quelquun dont on dit quil a le sens du placement : il est toujours à lendroit où la balle va tomber, il na pas lair de courir et il est toujours là avant les autres, etc. Dans la plupart des milieux sociaux, ceux qui réussissent ce sont ceux qui ont le sens du placement, le sens de linvestissement bien placé, au bon endroit. Cette connaissance pratique est ce qui fait quun écrivain va donner son livre à tel éditeur plutôt que tel autre ; que, dans le système scolaire, on va choisir telle filière plutôt que telle autre, quon va quitter les filières en déclin pour prendre des filières apparemment risquées qui vont devenir brusquement intéressantes. Cette espèce de sens du placement est une forme de maîtrise sociologique. Le travail du sociologue sappuie sur la connaissance pratique que détiennent les gens eux-mêmes. Chaque fois que je commence à travailler sur un milieu nouveau, je suis comme un petit débutant - dailleurs, les informateurs traitent à juste titre le sociologue ou lethnologue comme un petit enfant à qui on explique les choses -. Le travail du sociologue consiste pour un part à accoucher les gens dune connaissance quils ont et quen même temps ils nont pas complètement, parce que ce quils en disent na rien à voir avec ce quils font. Si vous prenez un joueur de rugby et que vous lui dites : " Tu as fais une feinte de passe, comment as-tu fait ? " il vous dit des choses tout à fait triviales, ce quon entend à la radio quand, à la fin dun match, on va interviewer les joueurs (les sportifs disent ce quils ont lu dans lEquipe). Donc, pour leur faire dire vraiment ce quest une feinte de passe, il faut avoir beaucoup dhumilité. Le travail du sociologue consiste pour une part à assister quelquun dans le travail quil faut faire pour savoir ce que lon fait. Je reviens à la question que je posais tout à lheure : " Quest-ce que linstituteur peut faire de la sociologie ? Il peut sen servir pour savoir un petit peu mieux faire ce quil fait de toute façon au pifomètre. Par exemple, tous les enseignants de France et de Navarre font remplir des fiches à leurs élèves - cest un rituel de début dannée -, puis on le range et on nen parle plus alors quen fait les contiennent des renseignements de 1re importance, à condition non den faire une analyse statistique, mais de les lire intelligemment, de prendre en compte la profession du père mais aussi celle de la mère, de réfléchir un peu sur la forme de capital culturel et linguistique, mais aussi de temps libre que cela implique, etc. Autrement dit, une forme à peine améliorée des fiches de renseignements que lon fait remplir de façon rituelle et une lecture intelligente de ces fiches peuvent permettre une perception différentielle fine dune partie des différences qui sont présentes dans une classe. Le fait de rendre visibles ces différences, de les rendre visibles en tant que sociales et non sous leur forme retraduite soit dans le langage scolaire (les bons et les mauvais), soit en langage psychologique ce qui, jallais dire, est pire, est très important. Il y a beaucoup de choses qui sont purement sociales et quon retraduit en différences caractérielles (étant entendu évidemment que cette vérité sociale népuise pas la totalité dune personne). Jen viens naturellement à une question posée deux fois et qui me paraît très importante : " Quelle est linfluence de lorigine sociale dun instituteur dans les rapports élèves-maître ? " Cest une question de fait (on ne dit pas faut-il ? Ne faut-il pas ?), donc sur laquelle il y a un discours scientifique possible. Je peux seulement vous fournir un certain nombre dindications - malheureusement, il ny a pas assez de travaux sur cette question -, en mappuyant sur quelques travaux américains et dautre part sur une connaissance des lois générales des communications entre gens et milieux différents. Un certain nombre de travaux américains ont établi quil y avait des liens sociaux inconscients qui affectaient les rapports entre élèves et maîtres. Ceci est évident, la sociologie enfonce parfois des portes ouvertes, mais ces évidences ne sont évidentes quune fois quelles sont dites. Donc les maîtres et les maîtresses de " classes moyennes " (jemploie la taxinomie des auteurs américains) sont inconsciemment portés à trouver préférables les enfants issus des mêmes milieux et, au contraire, ils ont des réactions de répulsion à base éthique inconsciente à légard des enfants de milieux différents, inférieurs. Cest une chose que la sociologie atteste de mille façons. Un des exemples les plus forts de cet effet daffinités à base de propriétés sociales inconscientes, cest ce que les sociologues appellent lhomogamie, c'est-à-dire le fait que des gens se marient entre eux, que les gens dotés des mêmes propriétés sociales ont des chances beaucoup plus grandes de se marier entre eux que les gens dotés de propriétés sociales différentes. On peut se demander comment cela se fait. Dans la plupart des sociétés anciennes, le mariage était régulé de façon consciente par les adultes, par les parents ; jusqu'à Molière les parents mariaient les enfants et lhomogamie était assurée explicitement par des interventions consciences de la famille obéissant soit à des règles de parenté, soit à des règles économiques (il ne faut pas déroger, il faut épouser des gens à peu près du même niveau comme dans la plupart des sociétés paysannes) . Dans ces cas là, lajustement des conjoints apparaît comme normal puisquil est le produit dune volonté, dune finalité. Or, dans nos sociétés, le " choix " du conjoint (" choix " entre guillemets " est laissé à la liberté entière des deux partenaires : ils se rencontrent au bal et aux conférences pédagogiques, il ont le coup de foudre, ils se marient... Pourtant, ce " choix ", quand le sociologue létudie statistiquement, apparaît sinon totalement déterminé, du moins comme non aléatoire. Ce qui a été vécu comme un jeu de lamour et du hasard, comme une sorte de rencontre absolument imprévisible - cest ce qui en fait le charme -, est en réalité grandement déterminé, ou du moins se situe dans des limites négatives. Si donc il ny a pas de volonté, comment peut-on observer quelque chose qui se laisserait facilement décrire dans la logique de la volonté ? Cest un des problèmes centraux de la science sociale : beaucoup de choses sont telles que ça a lair " fait pour ". Une des grosses difficultés cest de neutraliser cette sorte de réflexe que nous avons tous et qui, quand un phénomène apparaît, nous porte à transformer le constat de processus en description finaliste et à chercher derrière toute action dotée de sens soit une finalité individuelle (" cest le chef de létat qui la voulu), soit une finalité collective (" cest la classe dominante). Jinsiste beaucoup sur ce point parce que cest un des gros obstacles à la transmission de la sociologie et à lutilisation saine de lacquis sociologique. Dans la réalité, cela ne se passe ainsi : il y a des foules dactions qui ont lair finalistes. Tout se passe comme si une série doccasions, sociales, variables selon les milieux, dans la bourgeoisie, les rallyes, les réceptions, les clubs, ailleurs les conférences pédagogiques, et, plus généralement, la division en disciplines comme en groupes socialement homogènes (quand on va par exemple dans les facultés, de la philosophie à la géographie, lorigine sociale des étudiants diminue) avaient pour but de produire des groupes aussi homogènes que possible sous le rapport de lorigine sociale, avec les conséquences que lon sait en matière dhomogamie. Dans le cas des grandes écoles, tout se passe comme si on avait un petit démon de Maxwell qui serait chargé de trier les candidats de manière à ce que lon ait dans la même école le plus de gens possibles ayant le plus de choses possibles en commun. Les polytechniciens vont être beaucoup plus catholiques que les normaliens et ces gens vont être rassemblés pour un contact durable à un âge où se font les amitiés. On créé ainsi des liens durables qui peuvent être sanctionnés par les mariages ou par des amitiés qui sont au principe de la cooptation dans la direction des grandes entreprises, etc. On a ainsi des foules de phénomènes qui donnent lapparence de la finalité et qui, en fait, sont des mécanismes sociaux sans sujet, que personne na voulus. Personne na fait un plan du système des grandes écoles et lune a été créée à la Révolution, lautre en 1880, etc. ; pourtant quand on létudie aujourdhui, on a limpression quil y a une logique qui fait que à HEC on va trouver beaucoup de fils de commerçants, à lEcole Normale , beaucoup de fils dinstituteurs et de professeurs et à lENA beaucoup de fils de hauts fonctionnaires parisiens. Pour en revenir au mariage, les groupes homogènes détudiants sont un des mécanismes à travers lesquels se réalise lhomogamie de façon presque aussi parfaite que par lintervention des familles. Pourquoi ? Parce que ces groupes détudiants sont aussi homogènes que possible socialement. Jai fait un long détour mais je voulais vous raconter les choses de manière aussi concrète et aussi complexe que possible. Dans la pratique à quoi peut servir la sociologie ? La sociologie peut permettre de faire, en toute connaissance de cause, des opérations que lon fait confusément dans la pratique. Par exemple, quand on fait un sociogramme - la psychologie se diffuse plus facilement sur le système de lenseignement que la sociologie pour des raisons sociologiques - on regarde Paul, combien de choix ? Est-ce une étoile ou pas ? Mais on ignore les propriétés sociales de Paul. Si on mettait, Paul, fils de cadre moyen, peut-être comprendrait-on pourquoi, parce quil y a des choix dont le principe peut-être une affinité de manière dêtre. De même la préférence quont les professeurs des classes moyennes pour les élèves du même milieu, cette préférence a pour principe (tant pis, il faut que je lâche un grand mot) un habitus, un acquis qui va fonctionner comme une nature, une propriété acquise dans la famille par lapprentissage, par toutes les actions de socialisation, déducation, une sorte de système de dispositions, de manière dêtre permanentes, de goûts, de préférences, etc. qui oriente à la fois notre perception des autres, notre perception des nourritures, nos choix en matière de partenaires sexuels, damis, etc. Ce système de dispositions, ces lunettes sociales que nous avons sont donc ce qui, là où nous croyons aller à laveugle ou à la liberté, oriente des choix comme le choix du conjoint, dune discipline, etc. On voit mieux, il me semble, ce que la sociologie peut faire. Un instituteur peut utiliser la sociologie pour essayer de se comprendre et de mieux comprendre ses pratiques : le fait dêtre instituteur na pas du tout le même sens pour celui qui est fils de mineur de 50 ans que pour celle qui est femme, fille de cadre moyen de 30 ans. Ces différences quil ne faut pas penser comme un fatum, comme un destin, vont orienter, à travers ce que jappelle lhabitus, la perception des élèves. Cest lhabitus qui sera au principe des préférences complètement inconscientes, qui nont rien à voir avec le favoritisme, qui sont en un sens pires que le favoritisme conscient ; qui sera au principe de la pédagogie, ou du rapport à la pédagogie, du rapport au métier, ascétique, puritain ou au contraire " relax ", nouveau style ; du rapport aux syndicats et aux partis, etc. On peut faire de la sociologie un instrument de connaissance de ce que lon est, de ce " caractère " socialement constitué quest lhabitus, et en même temps des situations sociales dans lesquelles ce caractère va intervenir, étant entendu que chaque fois, cette espèce de caractère social va produire des effets différents selon lespace social dans lequel il va fonctionner. Il y a un usage clinique de la sociologie : on peut appliquer lanalyse sociologique à un individu dans sa singularité et comprendre une bonne partie de ce que dordinaire on laisse, à tort, à la psychologie. Je pense que le travail de la sociologie, cest délaborer la connaissance de lindividu de telle manière que la psychologie puisse ensuite faire vraiment son travail (il ny a rien de pire à mes yeux, que dexpliquer psychologiquement ce qui nest pas psychologique). Mais je crains dêtre trop long. Si jétais sûr que la discussion souvre maintenant, je minterromprais tout de suite, mais jai très peur de ces rangs vides, de cette distance dont je parlais tout à lheure et je continue encore un moment. Je pense que la pédagogie ferait un progrès considérable si dune part les principes sociologiques de la pédagogie pratique devenaient plus conscients et si dautre part cette pédagogie pratique, se fondant davantage sur la sociologie, accueillait à sa juste place tous les apports de la psychologie, à ce moment là beaucoup plus puissants. Je pense quil est important de réintroduire le social dans la perception et que souvent, en omettant de percevoir le social, on se prive dune possibilité réelle daction parce que dans une certaine mesure, ce que le social a fait, le social peut le défaire ; alors que le naturel, on ny peut rien. Mon travail initial a consisté à détruire ce que jappelle lidéologie du don. Cette idéologie du don est tout à fait funeste parce que réellement fataliste. Alors que sil apparaît, ces que différences, que nous naturalisons, que nous constituons comme naturelles en les pensant comme des dons, sont liées à des propriétés sociales, ce que le social a fait, le social peut le défaire, ce qui est historique peut être transformé par lhistoire (évidemment il y a parfois de lirréversible, il y a des handicaps sociaux très puissants, cumulatifs). Réintroduire une dimension sociale dans la perception que le maître a de ses élèves, cest lui donner une liberté de plus. Je pense que la sociologie en dévoilant des nécessités donne un peu de liberté. La pédagogie rationnelle, par opposition à une pédagogie sauvage ou utopiste, essaie de tirer parti au maximum des espaces de liberté en sachant éventuellement se servir dune nécessité contre une autre. |