Pierre Bourdieu / Cette urgence d'oser penser
 

ce jeudi 24 janvier, on apprend le décès de Pierre Bourdieu
ses livres nous accompagnent depuis 20 ans, une réflexion dense, profonde, qui aide à structurer sa pensée au monde
dire seulement que cet homme était un Vivant
la porte ouverte, prêt à vous accueillir et discuter sur ce qu'on voulait lui soumettre, et quand bien même on ne serait pas d'accord
il n'y a pas de discussion, parmi nous, et incluons Pierre Bergounioux, incluons Alain Viala, sans que son nom très vite soit évoqué, que sa pensée déjà soit là
on tenait à marquer, simplement, notre tristesse
François Bon - Ronald Klapka

hommages à Pierre Bourdieu

message d'Anne Roche (écrivain, université Aix-en-Provence)

un hommage d'Alain Viala (Oxford) - un texte de Paul Aron (Bruxelles)

exclusivité remue.net : un inédit de Pierre Bourdieu

Que peut faire la sociologie?

en 1983, à Saint-Amand-les-Eaux, Ronald Klapka invite Pierre Bourdieu à une confrontation avec les instituteurs de sa circonscription - Bourdieu a revu et corrigé le texte de son intervention - en téléchargement : l'échange avec la salle et la discussion avec Ronald Klapka

et ci-dessous un extrait de sa conférence inaugurale au Collège de France

liens et ressources Bourdieu

Pierre Bourdieu, sociologue énervant - le meilleur site, ressources, liens, parcours, pour aller à la rencontre de Bourdieu

le Centre de sociologie européenne

The Bourdieu Forum (en français dans le texte, comme son nom l'indique...) :

le groupe Raison d'Agir

le dossier rassemblé par Le Monde de ce 24 janvier au soir

Pierre Bourdieu n'est pas mort : Inventaire/Invention a eu le même réflexe que nous, proposer en hommage un bouquet de liens Bourdieu, pas forcément les mêmes...

sur un site berlinois, une "déploration" par Christophe Magand

J'ai suivi le séminaire de Pierre Bourdieu à la rue d'Ulm, au début des années soixante. Il n'était guère connu alors, nous étions cinq ou six à venir l'écouter, dont Jean-Claude Chamboredon qui a plus tard travaillé avec lui. Bourdieu n'avait pas encore décidé qui il serait . Il nous parlait de textes dont beaucoup n'étaient pas encore traduits en français, Panofsky, Hauser, et aussi de Francastel, de Goldmann. Son propos d'alors portait sur l'histoire de l'art, l'histoire des formes, les médiations entre la société et l'art (peinture,architecture, littérature, pas tellement la musique). J'aurais du mal à mesurer tout ce que je lui dois, et qui n'est pas (entièrement) passé dans ses livres, mais c'est peut-être le cas de tout grand enseignant. Je suis sûre que l'idée des ateliers d'écriture m'est venue entre autres, lointainement, de lui. Et si je n'ai pas toujours été d'accord, par exemple avec le livre La Misère du Monde (mais pour des raisons de méthodologie), mon propre travail a souvent, dans l'invisible, dialogué avec lui. Je suis triste.
Anne Roche (écrivain, université Aix-en-Provence)

Apprendre avec Bourdieu

Je sais quelle place a son oeuvre. Je sais combien il y a eu et il y a à apprendre. Je sais que La Distinction est un classique déjà et cíest justice. Je sais aussi que Ce que parler veut dire n'a pas été ressenti en toutes ses intuitions. Ni Homo academicus, je crois. Je sais que quand il m'a donné à lire un manuscrit des Règles et que j'ai dit mes réserves sur la façon dont il écrivait ses analyses sur Flaubert, il s'en est irrité. Je sais que l'on s'est , pour les échanges que nous avons eus, sans cesse chamaillés, mais que je l'ai sans cesse d'autant estiméet que s'il était énervant, c'était partie intégrante de sa manière.
Mais surtout je sais que j'ai appris énormément de lui. Le plus, le mieux, dans les moments où, en une ou deux heures de discussion tête à tête, il se mettait à tracer sur un tableau noir ou un papier les linéaments d'une enquête ou d'une analyse. Quitte à se tromper, du moins il était alors au plus vivant de l'intelligence. C'en était impressionnant. Et en quelques discussions de la sorte, j'ai plus qu'en nulle autre eu le sentiment que j'apprenais. Et je m'y suis senti invité, incité, comme sommésans sommation, de réfléchir.
Sensation rare.
Tout le reste est privé, ou question de corpus.
Mais cela, c'est exactement ce que la disparition de la personne fait perdre. Qu'au moins reste trace de cette urgence d'oser penser qu'il a eue, qu'il a portée, qu'il incarne.
Alain Viala (Oxford)

Pierre Bourdieu a construit un modèle analytique puissant qui a aidé des chercheurs de différentes disciplines à repenser leurs objets et leurs traditions intellectuelles. Fondé sur une théorie de l'intéressement, ce modèle a permis de mieux cerner les stratégies de pouvoir et les luttes d'influences qui ont cours dans des milieux où ne s'échangent pas des biens matériels. Il tend par là à donner à tous ceux qui n'ont pas hérité "naturellement" d'une position sociale les moyens de comprendre et de combattre les mécanismes des sélections à l'oeuvre dans ces milieux.

Ce qui caractérise le parcours de Bourdieu, c'est la capacité qu'il a eue de s'investir dans des domaines généralement éloignés les uns des autres (la géographie humaine, la sociologie, la philosophie, la littérature ou l'analyse des médias...), à la fois pour y mettre son modèle à l'épreuve des faits, mais également pour y féconder des recherches nouvelles. Cette volonté de franchir les bornes des "chasses gardées" du monde universitaire a fait la force et aussi la singularité de son intervention dans la pensée française contemporaine.

Il faut également souligner la capacité d'écoute que Bourdieu a su préserver à l'égard de très nombreux chercheurs, même très jeunes ou peu expérimentés.
La revue Actes de la Recherche en sciences sociales restera comme le témoignage le plus visible des recherches qu'il a su inspirer et féconder.

Nous sommes nombreux à devoir reconnaissance à la rigueur théorique et politique dont son oeuvre a été nourrie.

Paul Aron (Bruxelles)

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Pessimisme sociologique contre fausse science

Extrait de la leçon inaugurale de Pierre Bourdieu au Collège de France prononcée le 23 avril 1982.

(...) "CEUX QUI déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l'analyse sociologique lorsqu'elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale, sont à peu près aussi fondés à le faire que ceux qui reprocheraient à Galilée d'avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps. Enoncer une loi sociale comme celle qui établit que le capital culturel va au capital culturel, c'est offrir la possibilité d'introduire parmi les circonstances propres à contribuer à l'effet qu'elle prévoit - dans le cas particulier, l'élimination scolaire des enfants les plus dépourvus de capital culturel - les "éléments modificateurs", comme disait Auguste Comte, qui, si faibles soient-ils en eux-mêmes, peuvent suffire à transformer dans le sens de nos souhaits le résultat des mécanismes.

"Du fait que la connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d'une action destinée à les maîtriser, le refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin se justifie en tout cas : et les mouvements d'émancipation sont là pour prouver qu'une certaine dose d'utopisme, cette négation magique du réel qu'on dirait ailleurs névrotique, peut même contribuer à créer les conditions politiques d'une négation pratique du constat réaliste.

"Mais surtout, la connaissance exerce par soi un effet - qui me paraît libérateur - toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle touche aux fondements de la violence symbolique

Cette forme particulière de violence ne peut en effet s'exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d'abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique.

" La nécessité de répudier la tentation régalienne ne s'impose jamais aussi absolument que lorsqu'il s'agit de penser scientifiquement le monde scientifique ou, plus largement, le monde intellectuel. S'il a fallu repenser de fond en comble la sociologie des intellectuels, c'est que, du fait de l'importance des intérêts en jeu et des investissements consentis, il est suprêmement difficile, pour un intellectuel, d'échapper à la logique de la lutte dans laquelle chacun se fait volontiers le sociologue - au sens le plus brutalement sociologiste - de ses adversaires, en même temps que son propre idéologue, selon la loi des cécités et des lucidités croisées qui règle toutes les luttes sociales pour la vérité.

[...]"On comprend que l'existence de la sociologie comme discipline scientifique soit sans cesse menacée. La vulnérabilité structurale qui résulte de la possibilité de tricher avec les impératifs scientifiques par le jeu de la politisation fait qu'elle a presque autant à craindre des pouvoirs qui en attendent trop que de ceux qui veulent sa disparition. Les demandes sociales sont toujours assorties de pressions, d'injonctions ou de séductions, et le plus grand service que l'on puisse rendre à la sociologie, c'est peut-être de ne rien lui demander. Paul Veyne remarquait qu'"on reconnaît de loin les grands antiquisants à certaines pages qu'ils n'écrivent pas". Que dire des sociologues qui sont sans cesse invités à outrepasser les limites de leur science ? Il n'est pas si facile de renoncer aux gratifications immédiates du prophétisme quotidien - d'autant que le silence, voué par définition à passer inaperçu, laisse le champ libre à l'inanité sonore de la fausse science. "

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