DAKAR-TODCHOVALLON.
Jeudi 8 mars 1990
Les ouvriers qui travaillent sur le squelette du Centre Culturel Islamique
de la rue de Thann ont commencé plus tôt ce matin. Il est
à peine huit heures et déjà les outils cognent et
résonnent sur les quinze étages de poutrelles métalliques.
Nous nous sommes couchés tard, après une soirée au
Dagorne un restaurant proche de la place de l'Indépendance. Une
salle pleine de coopérants français, de commerçants
européens, de gradés blancs. En sortant nous nous sommes
aperçus qu'une sorte de milice de va-nus-pieds gardait les voitures
des clients. Les rues étaient plongées dans l'obscurité,
la centrale électrique ne parvenant pas à répondre
à la demande, et sans que nous ne demandions rien, un Africain
nous a suivi jusqu'à l'hôtel Océanic, en silence,
une matraque à la main, pour nous protéger. Le Dagorne se
souciait de la digestion de ses clients...
J'ai ouvert les volets. En face du marchand de journaux, trois vagabonds
disposaient des poissons tout juste vidés sur une feuille de journal
posée à même le trottoir, à deux doigts d'un
chien jaune dont les pattes frissonnaient chaque fois qu'une mouche se
posait sur l'une de ses oreilles. Epinglé sur la grille du square
Kermel, Sud-Hebdo titrait :
Décès de Mor Fall
UN MORT REMUANT
L'assassinat d'un manifestant à Thiès, une semaine plus
tôt, continuait de provoquer des grèves, de susciter des
défilés de protestation. Le journal gouvernemental préférait,
lui, consacrer sa Une à la victoire de l'équipe nationale
de foot-ball sur celle du Cameroun. Je suis descendu acheter la dernière
livraison du "Cafard Libéré" et c'est là
que je suis tombé sur "eux".
J'en avais sûrement croisé depuis mon arrivée, mais
il est problable mes yeux s'étaient refusés à les
voir... Ils avaient trop à faire, ces yeux, avec les milliers de
mendiants campant dans le centre-ville, les groupes de types abîmés
par la polio dont les doigts squelettiques se plantaient dans votre chair
pour bien vous faire sentir la proximité de la mort. Trop à
faire avec les cohortes de mômes implorants, trop à faire
avec les bidonvilles construits au coeur de la cité contre les
murs des maisons, trop à faire avec la lassitude et l'immense dégoût
qui vous submergent devant l'extrême misère dans laquelle
agonise un continent. Ils étaient là, "eux ",
sur le parking de la poste centrale, à cinq cents mètres
de la Place de l'Indépendance, vitrine poussiéreuse d'un
pays à la dérive. Je suis passé tranquillement, encore
innocent, devant le premier, qui tenait un fragment de miroir dans sa
main atrophiée. Il a posé la glace contre son coeur, découvrant
son visage au relief ravagé, le front creusé de larges stries,
le nez mangé par la maladie, les yeux injectés. J'ai bloqué
ma respiration comme pour m'interdire de vivre du même air que lui
et un bruit de crécelle venu du fond des âges s'est mis à
grincer dans mon crâne. La lèpre... La lèpre est dans
la ville... Il y avait quinze, peut-être vingt lèpreux sur
ce parking, qui lavaient leurs plaies avec l'eau trouble emplissant leur
battù, la calebasse des mendiants, ou qui économisaient
leurs forces à l'ombre de la carrosserie terne d'un camion postal.
Vendredi 9 mars 1990
Les Français avec lesquels nous sommes venus se sont installés
à la Voile d'Or, bungalows, barbecue, sable fin, palmiers, un univers
de rêve coincé entre la base militaire tricolore et les cabanes
de planches de Tahiti-Plage où survivent, sans eau, sans gaz, sans
électricité, quelques centaines d'hommes et de femmes en
guenilles. Un auteur " pour la jeunesse" qui offre son visage
au soleil me plaint d'être logé en ville : " On est
bien mieux ici, le paysage est magnifique et on ne voit pas la misère
de Dakar. J'y vais le moins possible, on se sent trop coupable".
Le patron du village idyllique, ancien nageur de combat de la base d'Aspretto,
celle-là même qui forme les agents couleurs de Rainbow Warrior,
navigue entre les tables en offrant du rab de brochettes de lotte.
La photo d'un présentateur vedette de TF1 anime la page société
du journal gouvernemental. Une interview express accordée dans
l'aéroport avant le retour chez Bouygues :
" C'est un endroit où on se détend beaucoup. Un pays
sans stress. En France on a perdu la notion de générosité
et d'accueil et quand on arrive de Paris où tout est tension, c'est
agréable d'être ici... J'aime bien voir ce qui se passe sur
place. Pour un journaliste qui présente des informations, c'est
important de se rendre sur place pour sentir les hommes, sentir les situations...".
Cette année, au Sénégal, le taux de mortalité
infantile a dépassé les 17%. Certainement sans stress...
Samedi 10 mars 1990
Une statue garde le parc qui fait face à la Présidence de
la République. Elle représente un tirailleur sénégalais
en uniforme de la Grande Guerre, fusil Lebel au pied. Le socle est muet,
le temps a presque effacé la trace blanche des lettres de "MORTS
POUR LA FRANCE". Rien n'est venu les remplacer , le maître
préfère aujourd'hui rester dans l'ombre.
Nous passons la journée au Palais de Justice, à la pointe
de la ville, juste avant le no-man's-land cerné par les eaux atlantiques.
Les rochers, les grottes, les escarpements de la côte sont habités
par ceux qui, encore plus pauvres, n'ont même pas trouvé
refuge dans les immenses bidonvilles de l'agglomération. Dans le
hall de la Cour Suprême, des affiches vieilles de dix ans pourrissent
derrière les vitres des tableaux d'affichage dont on a perdu la
clef. Les chiens du gardien se sont installés dans les cabines
téléphoniques. Les étagères de la salle des
archives s'affaissent sous le poids des dossiers, les rapports se déversent
sur le sol qui n'a pas connu la caresse du balai depuis des mois, les
destins mêlent leurs procès-verbaux. Dans un coin de la salle
d'audience, des photocopieuses désossées, des chaises tordues,
et sur une estrade rafistolée, qui tient grâce à des
bidons glissés sous les planches, le tribunal juge un voleur de
roues de camion.
Quand nous rentrons, des affiches ont fleuri sur les murs de la capitale.
Un cri noir tracé au pinceau sur du papier blanc : “Halte
au détournement des milliards par Abdou Diouf et sa famille".
J'éffectue une plongée dans les archives du "Soleil",
le journal du parti au pouvoir logé dans les anciens locaux de
l'état-major de la Marine de l'Afrique Occidentale Française,
au milieu des favellas du quartier de Hann. Tout est classé dans
des dossiers coloniaux d'un marron délavé, cette couleur
administrative appelée "bulle". A l'intérieur
de chaque chemise sous le rabat, une impression, en capitales : "Ministère
de l'Information". On a juste pris la peine de tourner la veste.
Dimanche 11 mars 1990
Je m'immobilise devant l'ouverture rectangulaire donnant sur la mer, dans
le mur de la maison des esclaves, à Gorée. Une porte comme
un cercueil dressé. Par là sont passés des centaines
de milliers d'hommes noirs enchaînés. Une "disquette",
comme on appelle ici les jeunes filles-femmes, est assise près
de moi sur la chaloupe nous ramenant à Dakar. Elle crie pour couvrir
le bruit du moteur qui nous tympanise : " En France la vie est belle...
C'est un pays de Prisunics...".
Lundi 12 mars 1990
Huit patrons européens sur dix envisagent de se retirer du Sénégal
dans les trois ans. Le remboursement des seuls intérêts de
la dette assèche les réserves de devises du pays. Ils font
encore quelques efforts. Des banderoles claquent au vent tout autour du
magasin "Hyperscore" : "Grande quinzaine du consommer sénégalais".
Le ministre du commerce, Oumar Sy, a eu l'idée d'inviter le corps
diplomatique à un dîner composé exclusivement de produits
du terroir : salade ndiambouroise, couscous de maïs sauce bassé-salté,
salade de fruits, le tout arrosé de jus de banane, de garga mbossé,
de melon, de pastèque. L'ambassadeur du Liban n'en croit pas son
palais : " C'était tout à fait délicieux. Equilibré
sur le plan nutritif. Personnellement j'ai un cuisinier sénégalais
et à partir de ce dîner je vais lui demander de préparer
davantage de vos plats".
Un avion me dépose à Paris où m'attend un autre avion
qui m'emmène à Sofia. Je participe à un projet de
livre collectif provisoirement intitulé "Douze écrivains
passent à l'Est" et qu'à l'arrivée le ministère
de la culture, qui pilote l'opération, baptisera plus sagement
"Voyage à l'Est".
Mardi 13 mars 1990
L'histoire de la Bulgarie jalonne l'avenue qui mène directement
de l'aéroport au centre de Sofia. Cela commence par la statue équestre
du Tsar russe dont les armées mirent un terme, en 1878, à
cinq siècles de domination turque, en passant par le monument aux
soldats soviétiques qui libérèrent le pays des nazis
en 1945, pour finir, au bout de l'avenue Vitosha, par la statue de Lénine
symboliquement cernée par les palissades de chantier, et dont le
regard de bronze embrasse la façade cossue du Sheraton, le minaret
de la mosquée et l'étoile rouge plantée au sommet
du bâtiment du Comité Central. A deux cents mètres
de là, devant le mausolée de Georges Dimitrov, lorsque la
nuit tombe, les adhérents du mouvement de l'opposition religieuse
se rassemblent. Ils allument des bougies dans un silence sur lequel se
grave l'Evangile lue par un pope en habit de deuil. Un peu plus loin une
femme assise sur le trottoir gagne sa vie en pesant les passants sur une
antique balance qui a dû supporter, unité par unité,
le poids du million de Sofiotes. Tout autour des hôtels rôdent
les dragueurs de touristes, les banquiers sans comptoir qui vous vendent
le leva au tiers de sa valeur. La meute se déplace dans la foule
comme un banc de requins aspiré par l'odeur des devises fraîches
et fortes. Dimitri, un ami photographe, me montre les chefs des trafiquants
restés prudemment à l'écart, à l'entrée
du passage souterrain qui mène aux grands magasins : " Tu
connais la différence entre un léva et un dollar ?".
Je hausse les épaules : " Non...". Il rit tristement
: " C'est pourtant simple : un dollar". Nous marchons jusqu'aux
jardins du Palais National de la Culture qui ne porte plus le nom de la
fille du dictateur déchu "Ludmila Jivkova". Je feuillette
un album édité quelques années plus tôt en
la mémoire de la fille-ministre de Todor Jivkov, le Brejnev des
Balkans renversé par son propre parti le 10 novembre 1989 après
trente ans de règne. Elle apparaît à chaque page,
consommant plus de chapeaux que la reine d'Angleterre, plus de turbans
que Simone de Beauvoir, masquant sous les tissus chatoyants les plaques
d'acier courbe qui remplaçaient le sommet de son crâne attaqué
par le cancer. La légende est signée de centaines de noms...
Au hasard un poème de Raphaël Alberti qui profitait fréquemment
des bienfaits du soleil bulgare et des vertus régénérescentes
des stations balnéaires :
Au printemps
Camarade, belle Ludmila,
Ta pureté est immaculée,
Et elle va éclore, ici au printemps,
La superbe rose que tu as créée.
La femme de Dimitri attend un enfant, pour mai, et il consacre une partie
de son temps à la recherche de lait "longue conservation".
Le lait bulgare, de mauvaise qualité, détraque les organismes
des nourrissons. Pourtant la politique nataliste bat son plein : les couples
mariés, les célibataires voient leurs salaires amputés
de 5% s'ils n'ont pas d'enfant après 25 ans. Un taux qui grimpe
à 10% après 30 ans et 15% après 35 ans. Des pénalités
qui frappent également les familles brutalement privées
d'un enfant par un accident...
Les "Nouvelles de Sofia" publient chaque semaine un horoscope
qui semble tout droit sorti de la plume d'un bureaucrate recyclé
:
Capricorne (23 décembre-20 janvier) : Changements à prévoir
dans vos jugements et votre échelle de valeurs quelque peu ébranlée.
Une crise des idéaux n'est pas impossible avec tout ce que cela
comporte comme conséquences.
Sagittaire (23 novembre- 22 décembre) : Voyages réussis,
activités intellectuelles, rédaction de documents importants.
Des risques de confrontation à éviter. La jurisprudence
et les relations internationales vous apporteront des succès.
Cancer (22 juin-22 juillet) : Misez sur le conventionnel et le traditionnel.
Les vues radicales sont déconseillées, si alléchantes
qu'elles puissent vous paraître.
Il est une heure du matin. Des équipes d'ouvriers défoncent
la chaussée au marteau-piqueur. Dans le hall du New-Otani quelques
filles déambulent à la recherche d'un client dollarisé.
Dimitri me pose une nouvelle colle. " Quelle est la différence
entre la " démocratie" et la " démocratisation
". Je hausse les épaules, une nouvelle fois. Il a toujours
ce sourire triste pour livrer la solution : " La même différence
qu'entre une chaise et une chaise électrique".
Bonne nuit Sofia.
Mercredi 14 mars 1990
La ville est illisible, le cyrillique efface le sens, ne restent que des
signes. Je parviens à déchiffrer PECTOPAHOM (restaurant)
KOKA-KO A (Coca-Cola), XOTEA (hôtel)...
Je note les directions en phonétique, sur un calepin. Le chauffeur
de taxi hoche la tête d'un air entendu quand je lui demande de m'emmener
à la gare routière de " Poudou hénné...".
Il me laisse au coeur d'un quartier en ruines, près d'une file
d'autocars dont aucun ne va à Pravetz. Je me retrouve dans un bus
Ikarus, made in Hungary, sur une banquette défoncée, au
milieu d'une trentaine d'ouvriers immigrés vietnamiens dont le
travail d'esclave rembourse l'aide matérielle fraternelle accordée
par la Bulgarie socialiste lors du conflit avec les U.S.A. La gare routière
a été déplacée et le conducteur doit me laisser
au plus près, sur sa ligne. Nous quittons Sofia et longeons pendant
des kilomètres les chantiers des blocs en construction. D'autres
Vietnamiens montent à chaque station. Le bus se vide entièrement
devant les portes d'une gigantesque usine métallurgique. J'interroge
le chauffeur du regard. Il écarquille les yeux et se frappe le
front en les refermant. Esperanto muet : il m'a oublié. Un car
à soufflet retourne vers le dépôt et fait un crochet
pour me déposer à la frontière de l'agglomération
sofiote, en plein quartier turc. A un arrêt, des lettres blanches
sur un fond bleu indiquent paBe . La ville natale de Todor Jivkov se trouve
à une cinquantaine de kilomètres, au nord-est de la capitale,
de l'autre côté des montagnes, et nous y sommes en moins
d'une heure grâce à l'autoroute parsemée d'ouvrages
d'art que le fils prodigue s'est fait construire.
Je m'installe dans un des hôtels pour réservés aux
touristes, un building désert posé en pleine campagne, au
bord d'un lac artificiel. Sans les deux rangées de piliers qui
vous obligent à tordre le cou pour voir l'orchestre, la salle de
restaurant de l'hôtel ressemblerait à un gymnase. Ils sont
sept sur scène à faire revivre le répertoire des
Stones et nous sommes six dans la salle aux prises avec le plat unique
sous le regard fatigué des serveurs. Les chambres donnent sur les
eaux rapportées et les Balkans. La radio fichée dans un
gros meuble diffuse de la musique qui pourrait aisément renouveler
le générique des "Nuits Magnétiques". J'éteins
et je m'endors sur la dernière phrase d'un chapitre de "Une
poire pour la soif" de James Ross quand Jack Mac Donald "essaye
de se donner l'air du gars qui pense à rien de précis en
particulier".
JEUDI 15 MARS 1990
Je me réveille en sursaut à trois heures du matin. La radio
balance un solo de sax à pleine puissance. J'appuie à plusieurs
reprises sur le bouton ON/OFF, sans résultat. La molette du volume
tourne dans le vide... Les trois fréquences sont alignées
sur le même programme. Je finis par tirer le meuble vers moi. Une
dizaine de fils sont fichés à l'arrière du poste
et la torsade disparaît dans le mur. Je les prends à pleine
main et en arrache trois d'un coup. La moitié de l'ampli vient
avec la soudure. Le vacarme cesse immédiatement. Je me recouche
en pensant à la fameuse chambre numéro 203 de l'hôtel
de la place Wenceslas, à Prague, qui abritait une régie
de surveillance vidéo de l'intérieur des appartements où
étaient reçus les invités de marque. Me revient en
mémoire une blague de Dimitri, à Sofia. Lors d'une conférence
de presse le ministre de l'Information fait état d'un sondage selon
lequel 52% des Bulgares sont persuadés que leur téléphone
est sur écoute. Un journaliste se lève et demande "
Que pensent les 48% restants ?", et le ministre de répondre
: " Nous ne le savons malheureusement pas, ils ne possèdent
pas le téléphone".
Todor Jivkov ne supportait pas d'être né dans un trou. Pravetz
qui l'avait offert au monde, ne pouvait être qu'une ville modèle.
Dès son accession au pouvoir, les subventions se mirent à
pleuvoir. La route qui traversait le village fut transformée en
une allée piétonnière majestueuse de deux kilomètres
de long recouverte par des milliers de dalles de couleur. Les bâtiments
officiels remplacèrent les vieilles fermes. On creusa un lac artificiel.
Des hôtels internationaux s'élevèrent sur les berges.
Une usine d'assemblage d'ordinateurs, une autre de logiciels, une école
sportive de haut niveau, un lycée doté de moyens exceptionnels,
un laboratoire pour la fabrication du pain permirent à Pravetz
de dépasser les 6 000 habitants et d'accéder officiellement,
en 1980, au rang de "VILLE". Malheureusement Jivkov, en voulant
demeurer quelque peu fidèle à la vocation initiale de son
village décida également l'implantation d'une étable
modèle à l'entrée de Pravetz. La ferme qui abrite
aujourd'hui des centaines de bestiaux en batterie, est située à
l'endroit où les vents venus des Balkans reprennent de la force...
Et flotte sur la Ville, en permanence, une lourde odeur de fumier. Il
y a quelques mois encore, pour se rendre au musée Todor Jivkov
il fallait emprunter la rue Vladimir Jivkov, prendre à droite dans
la rue Ludmila Jivkova, dépasser le lycée Todor Jivkov et
traverser la place Georges Jivkov. Une sorte de jeu des sept familles
à l'échelle d'un pays... Le petit-fils, dans la famille
Jivkov. Pioche ! Une aberration, du seul point de vue de l'orientation.
Dans le bar P.Y.M, qu'on prononce "roum" et dont les initiales
signifient "Magasin régional universel", je fais la connaissance
d'Olivier. Il enseigne depuis un an le français aux lycéens
de l'établissement Levski, ex-Jivkov. Service militaire civil à
mi-parcours. J'accepte de rencontrer ses élèves et me retrouve
en début d'après-midi devant une salle de trois cents jeunes
Bulgares. C'est la première fois qu'un écrivain est dans
leurs murs. Curiosité sans fin sur tout ce qui bouge derrière
les frontières. On m'offre des fleurs et je repars les bras chargés
de bouquets comme un vainqueur d'étape. Des lycéens de première
m'attendent à la cafétéria. Yanka s'étonne
qu'on puisse avoir envie de venir à Pravetz : "Il y a deux
mois, à Sofia, un autocar immatriculé à Pravetz a
été attaqué à coup de pierres... Les chauffeurs
de taxi refusaient de vous charger quand vous annonciez votre destination...".
Tichomir m'apprend qu'il a fallu une intervention à la télévision
pour que les habitants de la Ville, dans leur ensemble, cessent d'être
considérés comme responsables de la naissance du monstre.
Il me montre ses amis : " En décembre le lycée s'est
mis en grève pour obtenir le départ de la directrice. On
nous a désignés, tous les douze, pour appuyer le mouvement
par une grève de la faim. Trois jours après, c'était
gagné. Pour nous, tu ne peux pas savoir, c'était une incroyable
revanche sur les humiliations subies depuis des années". Gallia
prend le relais : " Le lycée modèle, ce n'était
qu'une façade. Comme tous les élèves de Bulgarie
nous étions de " brigade" au moins deux mois par an.
J'ai été obligée de travailler dans les champs ou
sur les chantiers de Pravetz, de construire des autoroutes, de laver au
chiffon les dalles de l'avenue, quand Castro, Ceaucescu, Waldheim ou un
autre venait en visite officielle... Ensuite il fallait aller les applaudir,
sur la place, devant la statue de Jivkov. Son image était protégée
jour et nuit par des caméras installées au sommet du Centre
Culturel, de la Mairie et malheur à celui qui se permettait une
grimace...". Boïan approuve d'un mouvement de tête. Lui
aussi se souvient avoir remonté à genoux les deux kilomètres
de dallage, une brosse à la main. Il fronce les sourcils : "
Avant il fallait obéir en tout. Seuls les plus souples réussissaient
à faire carrière. Le système étouffait toutes
les révoltes, tous les refus. Il ne récompensait que les
plus médiocres. Personne ne disait jamais " Pravetz"...
Cette ville, entre nous, on l'appelait TODCHOVALLON, Todcho c'est le diminutif
de Todor, en Bulgarie, et Vallon à cause de Châteauvallon,
le feuilleton français qu'on a vu à la télé...".
Vendredi 16 mars 1990
J'ai rendez-vous avec Irina devant la poste. Je lui parle du Canada, où
elle veut aller vivre. Chaque semaine l'avion qui part de Prague en direction
de Cuba, territoire libre d'Amérique, est pris d'assaut par des
Bulgares qui profitent de l'escale technique à Terre-Neuve, île
canadienne, pour fausser compagnie à l'équipage. Régulièrement
le Tupolev se pose vide de passagers sur l'aéroport José
Marti de La Havane. Le musée Jivkov est fermé depuis le
10 novembre 1989, date de l'éviction du dictateur par ceux-là
même qu'il avait associés au pouvoir. L'ancien guide travaille
aujourd'hui au lycée mais elle ne souhaite pas me rencontrer. J'aurais
pourtant aimé l'entendre réciter à l'aveugle la geste
du Todcho de Pravetz. Irina fredonne un air traditionnel. Elle a fait
partie, pendant des années, d'un groupe folklorique et se produisait
en costume devant les cohortes de diplomates invités qui repartaient
les yeux et leurs Kodak saturés d'images rassurantes sur la Bulgarie
éternelle. Elle me tend un poème écrit en l'honneur
du Parti Communiste, choisi dans un recueil dédié à
Jivkov, "Coeur d'avril", et que Boïan s'est amusé
à traduire :
Toi, Parti, tu nous a donné la vie,
Nous sommes tes enfants, tu nous a appris
Le courage et la confiance en l'avenir,
Tu vises juste et ta balle a meurtri,
La bêtise farouche du monde.
Avec toi nous sommes égaux des Dieux
Sur la terre et dans les cieux.
" Tu sais, on nous apprenait dès l'enfance à jouer
la comédie. C'est comme si il avait réussi à transformer
tout le pays en royaume d'opérette.... On faisait des sourires,
on agitait les drapeaux, on tapait dans nos mains, et tout paraissait
vrai... Dès l'instant où on entrait aux Komsomol, vers douze,
treize ans, on désignait un responsable du niveau idéologique
de la classe qui était tenu de faire un rapport hebdomadaire à
la milice... On ne se battait pas pour le poste, mais il en fallait un,
c'était obligatoire...".
Olivier nous rejoint en voiture et nous prenons la rue qui monte vers
l'usine d'ordinateurs. Avant, il était impossible d'aller plus
loin, une barrière gardée par des soldats condamnait le
passage. La barrière est dans le fossé et les militaires
ont disparu. Nous empruntons la route particulière de Jivkov, cinq
kilomètres de macadam privé, rythmés par les panneaux
d'interdiction de doubler, serpentant au milieu des forêts. Soudain
au détour d'un virage, cinq hommes, costumes noirs et imperméables
mastic, nous font signe de nous arrêter. Nous leur répondons
par des signes d'amitié et de larges sourires. Encore un kilomètre
et la Fiat s'arrête sur le rond-point qui servait à l'occasion
d'aire d'atterrissage pour l'hélicoptère du Président
du Conseil d'Etat de la République Populaire de Bulgarie et Secrétaire
Général du Comité Central du Parti Communiste Bulgare.
L'énorme résidence de Jivkov, l'une des trente-cinq réparties
dans le pays, domine Pravetz et son lac artificiel. Un sommet masque à
nos yeux les usines et leurs fumées. Une femme ouvre le lourd portail
en bois sculpté. Irina tente de lui expliquer la raison de ma présence
quand les cinq hommes aperçus dans la montagne arrivent au pas
de course. Ils acceptent sans difficulté de nous faire entrer et
la femme nous précède dans les escaliers, les couloirs,
les halls qui mènent à la vingtaine de pièces dont
se compose la villa. Salle de cinéma, salle de jeux, salle de bains
équipée de jakusi, tapisserie, plafonds ouvragés,
dossiers en piles... Tout le décor est en place, jusqu'aux claquettes
du dictateur qui dépassent du couvre-lit. On a juste décroché
les tableaux de maîtres afin de les rendre aux musées qui
en avaient été privés. Les paupières d'Irina,
la petite lycéenne qui frottait à genoux les dalles de l'avenue,
ses paupières ne clignent pas une seule fois.Samedi 17 mars 1990
Evguénia est prof à Pravetz et loge dans l'une des cités
construites en périphérie de la Cité Idéale,
au milieu des terrains vagues. Des cellules d'habitation standardisées
posées les unes sur les autres, légèrement bancales.
Les halls sont dévastés, les boîtes aux lettres éventrées,
le ciment, de mauvaise qualité se désagrège. Tout
ici fait penser à la cité d'urgence. L'interphone montre
ses entrailles. Evguénia vient de Zagora et vit depuis plus d'un
an au milieu des cartons qu'elle s'interdit d'ouvrir. Une manière
de conjurer le sort, de rapprocher la date du départ. Un peu à
l'image de ce pays de neuf millions d'habitants qui ne peut se souvenir
que de cinq années de démocratie en huit siècles
d'histoire : des gens assis entre leurs valises et qui attendent de savoir
dans quelle direction aller. Todor Jivkov est, paradoxalement, l'un des
seuls à ne pas avoir fait ses bagages. Le fils de l'éleveur
de cochons de Pravetz a passé les dernières années
de son règne à accumuler les maisons, les tableaux, à
favoriser ses parents, à garnir ses comptes en Suisse, et quand
le sol s'est mis à trembler sous ses pieds, il est resté
groggy debout, tétanisé, comme s'il se refusait à
admettre que le Peuple, auquel il s'était identifié, le
congédiait. Evguénia souhaite que son procès se déroule
le plus rapidement possible. Les images du couple Ceaucescu défilent
devant mes yeux. " Si j'étais président du tribunal,
je chercherais surtout à comprendre comment tout cela a été
rendu possible... Des gens comme Honecker ou Jivkov peuvent apporter beaucoup
à la science en révélant les mécanismes de
leur pensée... Condamnez-les à suivre une psychanalyse télévisée,
à perpétuité !". Elle rit : " Dans ce cas,
je m'achète la télé". Une bourrasque fait vibrer
les fenêtres et je frissonne en remarquant bêtement qu'il
y a du vent. Evguénia agite la tête, contre l'évidence
: "Non, tu te trompes, c'est le bruit des milliers de vestes qui
se retournent !".
© Didier Daeninckx
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