
Du carnet à l'archive
Michel Deguy
De l'écriture par carnet
Je travaille en carnets. Tout ça commence par le carnet. Incipit
lamentatio... Le carnet, souvent de la marque Clairefontaine, est fait
pour la poche (17 x 11 cm). Toujours il y a un carnet dans ma poche
intérieure droite, à couverture de couleur. Aujourd'hui
il porte le n° 334. Chaque carnet a cent pages. Si je les avais
tous bien remplis, cette strate profonde de l'archive compterait donc
33 400 pages. C'est beaucoup. Mais comme souvent je remise le carnet
en cours avant son épuisement, je calcule plutôt qu'un
empilement de 25 000 pages seulement sommeille.
Rouges, verts, violets, bleus. J'en change prématurément
peut-être par (légère) superstition : celle de
hâter le renouvellement de la pensée par une nouvelle
couleur. Longtemps le carnet me « faisait » tout un mois
; puis deux ; puis trois mois maintenant. Ça ne tourne plus
assez rond ! ô Muse prends ton stick et me donne un soufflet...
Je répète le mot, il devient étrange : « car-net ».
Quart-net. Carné, incarné, encornet. Carne, hé !
Kar-Nê. Car niais ; où est mon carnet? Page 98, Abrégé du
Bloch et Wartburg, 1964 (PUF) : cahier : latin quaterni. Groupe de
quatre pris au sens de groupe de quatre feuilles. Basse époque
: quaternio. Italien : quaderno ; Esp. Cuaderno. V. caserne. Dérivé :
carnet, (quarnet. 1416, formé avant la chute de l’n final).
Le
premier état de la pensée
Si je travaille en carnet, c'est pour ne rien laisser passer de l'inchoatif,
insignifiant même, de la pensée naissante. La crainte
est de perdre à jamais quelque vérité ; crainte
d'amnésies partielles inguérissables. C'est une sorte
de superstition, je le sais, mais je la vis ainsi : je crois que j'ai
trouvé — quoi ? — mais que j'ai oublié, ou
vais oublier. Et que si j'avais noté aussitôt, j'aurais
formulé le secret. Il m'arrive même de (croire) me rappeler
de quelle chose il s'agissait: par exemple d'une interprétation « géniale » du
sonnet Le vierge le vivace et le bel aujourd'hui. Ou bien : d'avoir
compris la différence homme-femme – mais le trésor
entrevu s'est refermé, je rôde sans la formule devant
le paroi buté du « problème », et je ne la
retrouverai jamais.
C'est aussi une affaire d'accumulation primitive : j'ai un excès
de préparations ; des « pierres d'attente » ; ça
pourra toujours servir. Et en effet on me demande une contribution à un
colloque, je me rappelle avoir effleuré la question dans un
carnet, ou même développé l'esquisse en la reportant
dans le dossier de notes où j'entasse les feuilles après-carnet
de ces ébauches encore sans destination. Je suis « prêt ». À l'avance...
Souvent la nuit une pensée, comme on l'appelle, traverse l'insomnie.
Je n'allume pas de peur de trop m'éveiller. Le carnet attend à côté du
lit, flanqué de son crayon. Tâtonnant, je sténographie
la visiteuse ; je cacographie la phrase, ou griffonne quelques signes
mnémotechniques. Au matin, si je peux me relire, je fais la
cueillette. Ou dans le train, le taxi, le métro : les tressaillements
dérèglent le crayon sismographe. Si c'est illisible,
je jetterai.
La suite dans les idées
À
partir du carnet — je viens de l'indiquer — je développe
sur des feuilles volantes (21-27, papier machine ; recto seulement),
cherchant la séquence ; regroupant, enchaînant ou non
le disparate. La composition commence ; l'acte d'écrire, c'est-à-dire
la décision de lier. Un poème, un article s'élabore
; par famille de ressemblances, dirais-je pour utiliser l'expression
wittgensteinienne. Étape manuscrite que je confie à mon
dactylographe - dont je retravaillerai le dactylogramme ; puis les
lui donnerai à recopier : 2e version. Parfois trois versions.
Car, chose étrange, je n'ai jamais « tapé » moi-même.
Madame Gauthier, qui habitait Coulommiers, et que je ne voyais jamais,
travailla une quinzaine d'années pour moi. (Un jour, elle sonna à ma
porte. Je vis une dame avec une valise. Elle me dit qu'elle croyait
que je l'avais appelée ; elle venait s'installer. Je lui en
représentai l'impossibilité. Elle repartit ; je ne l'ai
jamais revue.) Puis ce fut Mona, la femme de mon ami Tsepeneag, l'écrivain.
J'ai fait la connaissance des Tsepeneag en 1967 à Bucarest.
Plus tard il ont dû fuir la Roumanie ; nous ne nous sommes jamais
quittés. Maintenant Robert Martin, de la Maison des écrivains,
veut bien me suivre à la trace. Je le dirais mon secrétaire
s'il accepte cet office, cette appellation - qui, bien sûr, ne
concerne qu'une partie de son activité. Quand il y a une urgence,
et que Robert n'est pas disponible, j'appelle Mona. Je n'ai pas l'usage
de l'ordinateur ; c'est invraisemblable. Robert et Mona tiennent registre, « sauvegardent »,
et souvent conservent le manuscrit.
La retenue
Je ne tiens pas journal. Ces carnets, ou petits carnets à couverture
monochrome, ne sont pas « intimes ». Nulle chronique, nul
diaire.
Pourtant chacun retient quelques traces des circonstances, si
rares sont les précisions chronologiques. Très rares les (pré)noms
des personnes. Au verso de la couverture cartonnée, j'inscris
le numéro, et l'indication des voyages, auxquels des pages ça
et là font allusion. Par exemple sur mon pénultième à ce
jour : 333. Avril-mai 2001. San Francisco. Tokyo. Budapest.
Je ne note pas même — malgré d'incessantes résolutions
- la parution de ce que je publie, qu'il s'agisse des livres, des articles,
des participations aux colloques, des interviews...
Quoi de plus normal cependant ? Je me jurai cent fois de m'y
tenir ; de porter aux dernières pages, aussitôt publiés,
le signalement de ces textes devenus publics, importants pour moi,
si minimes soient-ils. La bibliographie alors eût été simple,
ou, au moins, plus aisée à (re)constituer. Rien n'y fit.
Le premier texte jamais écrit en vue de la publication, et qui
parut, je m'en souviens, ce fut pour un journal marocain sous le pseudonyme
de P. Martin. Je n'en sais pas plus.
Je stocke les carnets. Deux fois j'en ai prêté à qui
m'en priait pour une exposition de manuscrits ou une étude graphologique
ou « génétique », parce que ma femme, Monique
Brossollet, était graphologue. Ces deux carnets ne me furent
jamais rendus ! Il y a deux trous sans ma collection.
Le dépôt
Je ne jette rien. Dit autrement : tout ce que je reçois, je
le conserve, à l'exception bien sûr des factures, des
imprimés, des papiers administratifs : de ces choses-là,
tout ce qui n'est pas indispensable rejoint la corbeille, puis la poubelle.
Au bout de deux ou trois ans, les lettres ou documents intéressants
font un si gros tas sur la table qui les accueille, débordant,
croulant, que je les mets en boîte, puis en valises, puis en
caisses en cave. J'ai commencé à tout conserver à partir
des années 60. Il y a quarante ans d'amitié, de comités
(Gallimard, revues, Po&sie, etc.). En 1996, contraint de déménager,
je songeais soit à détruire, soit à transmettre
(pour une poignée de dollars) à une université américaine.
J'hésitais. La chance me fît rencontrer l'IMEC. Olivier
Corpet me fit part de l'extension de son institut m'offrit la possibilité de
contracter. Le transport eut lieu. L'archivage commença...
Il y a des trésors dans mon énorme dépôt
; je prends deux exemples : des lettres de Jean Paulhan un peu plus
grandes que ces cartes qu'il comblait d'habitude de sa splendide graphie
volontaire. Et un cahier manuscrit de la main de Jacques Roubaud...
Mais où ?
Ma première bibliographie un peu détaillée, je
la dois à l'amitié de Pascal Quignard, qui en esquissa
les contours en 1975 pour le volume Seghers qu'il me consacra. J'entrai
dans la cohorte des « poètes d'aujourd'hui ». Plus
récemment dans celle des poètes d'hier : par le tome
III de l'anthologie « Pléiade » de la poésie
française (par les soins de Michel Collot).
Voici que grâce à Hélène Volât et
Robert Harvey, par ce volume que vous, lecteurs, manipulez, et qui
ne comporte pas, tout exhaustivement bibliographique qu'il entende être,
référence à ce texte que vous lisez en ce moment
même, au point de tangence du présent de ma scription « maintenant
passé » en passant dans le présent de votre lecture, à son
tour passée, et que sous la rubrique « Du carnet à l'archive »,
j'entre dans l'apparatus « scientifique » des écrivains — impossibilité « gödelienne » de
l'autoréférence parfaitement bouclée ?
Signe, en tout cas, rassurant : que la chasse poursuite de « l'écriture » par
sa registration (de l'écrivain par ses bibliographes), n'est
pas achevée. Une biblio ne peut-elle être exhaustive ?
Or il est vraisemblable qu'elle compte d'autres minuscules (et imperceptibles)
lacunes — pareilles à celle que je viens de pratiquer,
en racontant l'histoire des articulets marocains d'un pseudonyme « P.
Martin » parce que le nom de jeune fille de ma mère était
Pémartin !
Il y a un pullulement insurveillable de « petites » traductions.
C'est fractal ! dirait le journaliste. Des interviews ou réponses à des
questionnaires ou mini-interventions, dont les traces ont disparu.
Les contours de ce que c'est qu'un objet « bibliographique » sont évanouissants.
Songeons encore à ces quasi-livres, particules plus ou moins éphémères
parfois, entrepris avec Bertrand Dorny : qu'est-ce qu'un quasi-livre
?
Ce sont parfois des variantes labiles, portées vers une matérialité de
livre « fait main » à 3 ou 5 exemplaires, sans dépôt
légal, même si vouées à « enrichir » une
collection... Par exemple la mienne -parmi les 12 000 livres. Une réserve
; un antépurgatoire.
La finition est perfectible.
Du support
Et que va-t-il se passer avec la toile, le web, le réseau, les
sites ? ! Nouvelles aventures du trans-fini ; récentes étapes
: l'ordinateur pour écrivain, avec « l'imprimante ».
Et le net. La « production textuelle » a pris un sens technologique
qui n'était pas celui de l'expression dans les années
60-70. « Traitement de texte ». Hypertextuel. La souris
accouche de montagnes. Montagnes de papier via l'imprimante. Qu'est
le brouillon devenu ? Et la variante ? Balancée sur un « site »,
l'œuvre, ou fragment d'œuvre, citation à la fois réelle
(écrite) et virtuelle, trace, et trace de traces de traces,
dans les limbes durs du disque, la « littérature »,
et multipliée « en ligne » par des centaines de
milliers d'« auteurs » devenus internautes, s'exponentialise,
c'est le cas de le dire.
Sans raison sérieuse - ni futile - d'être anamnésiée,
fonds sans fond d'une mémoire infinie qui ne « remontera » pas.
La bibliothèque est en puces.
Est-ce cela qu'on appela naguère « immatérialité » -
celle des « immatériaux » : matière, certes,
mais sans gravité, antimatière d'anti-papier, masse « noire » plus
considérable (?) que la bonne vieille matière ? Qui -
heureusement - ne se changera pas en « papier ».
Pour moi n'existe « vraiment » que le palpable papier.
Si j'étais un écrivain futur, de ceux qui n'auront jamais
publié de livres-papier, mais balancé des phrases sur
le web, me considérerais-je comme un écrivain ?
Je ne crois pas.
Le livre n'était pas un « support ». Le lisible
du lisible sera toujours en quelque manière ce que vous ne verrez
pas sur vos écrans.Octobre 2000
«
Du carnet à l’archive »
Préface de Michel Deguy à Les écrits de Michel
Deguy,
Bibliographie des œuvres et de la critique
1960-2000
par Hélène Volat et Robert Harvey
Paris, Editions de l’IMEC, 2002
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Sur la traduction
Questionnaire Salon des revues, juin 2004
1. Pourquoi traduisez-vous ?
Dès l'adolescence (presque l'enfance), traduire
aura été ingrédient
décisif (« partie intégrante ») de l'étude,
du mûrir en travaillant, du devenir « sage-savant » (le
sophos socratique, fixé comme idéal par l'éducation
lycéenne du « bon élève »), de la
vie : dès la 6eme en ce temps-là, ne l'oublions pas,
commencèrent la version et le thème, latins, puis, en
4eme, grecs. Dès la 6eme (et avant) l'audition du latin d'église
; dès la 6eme, l'allemand (pour moi ; « wer will der kann »...).
Et autres. Il s'agissait, toujours en même temps, de devenir
sujet de sa propre langue, « maternelle », de ramener tout à elle,
en elle. Sortir pour rentrer ; rentrer pour sortir ; excursions fructueuses.
2.
Qui traduisez-vous ?
Chronologie de ce présent (« Qui traduisez-vous ? »),
sur trente années : la philosophie européenne, pour
la philosophie, surtout allemande (dans mon cas). Puis des œuvres
poétiques européennes majeures ; pour faire « l'épreuve
de l'étranger» (Hölderlin ; A. Berman). Le désir était
d'entendre (un peu) murmurer « en langues » le génie
de : Pindare, Hölderlin, Dante, Gongora, Kleist, Hopkins...
et tant d'autres. Voici quelques étapes plus saillantes :
les poètes
américains (« Vingt et un », chez Gallimard, avec
Cl. Roy et J. Roubaud). La Revue de poésie, de 1964 à 1968.
Puis commença (1970) et dure, Po&sie chez Belin (nous
sommes au numéro 107).
3. Qu 'est-ce qui vous a séduit
dans les œuvres de ses
auteurs ?
L'éloignement dans la proximité. La plupart du temps
le désirable me fut indiqué, montré du geste,
par un « autre », un tiers médiateur (comme
dirait René Girard), par exemple mon ami de l'âge
adulte, le poète chilien Godofredo Iommi : c'est par là qu'il
y avait à rechercher « quelque chose », à aller-y-voir,
du côté de ce qui pouvait se découvrir comme
relais sur un chemin de... recherche, à déterminer
: « appropriation
du propre », dit Hölderlin. Tu ne me chercherais pas
si ça
ne te regardait pas.
4. Comment caractériseriez-vous les
relations entre votre propre travail et les œuvres que vous
traduisez ?
Empiétements ; délocalisations ; plongée dans
l'obscur, le sérieux, la difficulté, l'idiomaticité,
l'intraductibilité, l'impensabilité. La « relation » s'approfondissait
avec les caractères de « la vérité » :
multivocité, équivocité, pragmaticité dialogique,
historicité, dramaticité, diversité intrinsèque,
contrariété intime, etc.
«
La traduction » n'est pas comme un intermédiaire qui s'efface
entre deux autres interlocuteurs « principaux ». Mais un
pôle, ou un « sommet », à égalité avec
les autres dans une triangulation, comme par exemple dans la séquence
: philosopher, poétiser, traduire. Ou : théologiser,
traduire, poétiser, etc.
Dit d'une autre façon : par le traduire se découvre l'identité penser
= parler = écrire. «Penser», c'est parler-en-langues,
comme dit « l'Ecriture » néo-testamentaire.
Ou encore : il n'y a pas l'Esprit ENTRE les langues ; il y a
les langues-littératures
et donc le saut de la traduction d'une langue à l'autre,
d'un pic à l'autre, d'un dictionnaire dans l'autre, si
vous préférez,
par un troisième, un quatrième, etc. Si vous ratez
le saut, vous tombez, c'est tout. J'ajoute : l'universel (l'universalisation
de l'universalité) se fait, se gagne, dans et par la traduction.
Comment autrement ?
5. Est-ce que votre travail de traducteur
a une influence sur votre propre écriture ? Si oui,
comment ? Dans quelle mesure ?
Probablement. Là où croît le danger, disait l'autre,
croît le secourable (« wächst das Rettende »...).
Donc, dans le risque pris au traduire, qu'est-ce qui grandit
et qui aide?
Réponse : l'esprit de décision, pour juger / trancher
; l'audace dans l'emprunt ; le goût du cosmopolitisme
; la curiosité pour
la différence ; l'habileté dans le procéder
(exemple : le savoir-faire comme Pound) ; l'humilité,
qui voit reculer les frontières de la bibliothèque
; l'énergie
du désespoir qui mesure l'inachevabilité de la « tâche » (W.
Benjamin) ; le sens et l'utilité du travail ensemble
(l'expérience
de la traduction collective fut très importante dans
mon cas) ; « la poésie faite par tous » (Lautréamont).
Et pas mal d'autres choses encore - ce qui fait beaucoup.
6.
Quelle a été selon vous votre meilleure traduction
? Pourquoi ?
Je ne sais pas. Toutes assez bonnes ( = assez mauvaises).
Quelques morceaux réussis, que j'ai pu intégrer à tel
ou tel de mes recueils, comme une page « mienne » :
Lucrèce
dans Gisants, Hölderlin dans Figurations, etc.
7. Quelle
a été selon vous votre pire traduction ?
Pourquoi ?
Je ne sais pas.
8. Pensez-vous que publier de la poésie en traduction
dans des revues littéraires plutôt que directement en
volume est important ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ?
Très important. Nous entrons dans l'âge de la traduction.
Développer ce point, ce serait évaluer
l'importance et l'effet de la « mondialisation
/ globalisation » par rapport à l'existence
et la nature d'une revue littéraire. S'il n'y
avait plus qu'une « raison » de
faire des revues littéraires, et en l'occurrence,
de poésie,
ce serait : pour traduire. En droit toute œuvre
de toute littérature
de toute langue de tout temps est devant-être-traduite.
Tâche
infinie.
9. Que traduisez-vous en ce moment ?
Rien. Je ne traduis plus ; traduire prend trop de temps.
Ce n'est évidemment
pas un principe. C'est une maxime provisoire. Jusqu'à la prochaine
rencontre.
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Jean-Marie Gleize: Article "Deguy" du Dictionnaire de
poésie
Michel Deguy est d'abord (chronologiquement) un « philosophe »,
ou si l'on veut un « professeur » de philosophie et, après
1968, à l'université « expérimentale » de
Vincennes, un professeur de littérature française, tandis
que pendant tout ce temps il continue de devenir « le poète
qu'il cherche à être », selon une de ses formules
(assumée en première personne). Ces circonstances biographiques
n'ont rien de secondaire ou de marginal au regard de l'œuvre et
des « vérités pratiques » qui s'y déploient.
Si l'on ajoute à cet engagement didactique le fait qu'il a appartenu
au comité de lecture des éditions Gallimard durant vingt-cinq
ans (1962-1987), été président du Collège
international de philosophie (1989-1992), et de la Maison des écrivains
(jusqu'en 1998), qu'il a fondé la Revue de poésie (avec
le poète chilien Iommi, en 1964), puis la revue Po&sie en
1977 aux éditions Belin où il dirige une collection intitulée « L'Extrême
contemporain », qu'il a été (brièvement)
membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel (1962-1963),
avant de l'être des revues Critique et Les Temps modernes, on
comprend que Michel Deguy est non seulement l'auteur d'une œuvre
poétique singulière et reconnue (il reçoit le
Grand Prix national de poésie en 1989), mais un écrivain
et un intellectuel soucieux d'être présent aux questions
d'époque (voir, avec Claude Lanzmann, Au sujet de la Shoa, en
1990), et d'intervenir, par tous les moyens, comme enseignant ou comme éditeur,
dans le tissu institutionnel, partout où se pense et se défend
et peut se transmettre la poésie contemporaine. Comme il le
confirme lui-même : «Je n'ai pas cessé d'être
enseigné et d'enseigner. » On pourrait dire encore : au-delà de
toute illusion politique ou morale, où s'est exténuée
la tension avant-gardiste séculaire (« II faut inventer
maintenant des arts poétiques sans idéologie, sans utopies
adolescentes »), Michel Deguy est un poète qui se sait,
et se veut, responsable, c'est-à-dire citoyen d'une à la
fois idéale et très réelle République des
Lettres.
«
Autobiopoièse »
Dans le même temps on gardera à l'esprit le fait que le
poète est loin d'être spontanément soucieux d'étalage
et de précisions autobiographiques, même s'il professe
par ailleurs que tout poème est « de circonstance »,
ou mieux poème de la circonstance, qui est la véritable « muse »,
ou encore de l'invention de la circonstance (« Continuons d'appeler
(poétique) une certaine invention de la circonstance, une manière
d'emporter le morceau ; l'intrusion de la parole déplacée
qui, de le déplacer, inscrit le moment»). En 1981, l'une
des sections de Donnant donnant s'intitulait « Autobio et Cie,
ouverture du chantier » : le sujet n'advient qu'autant que la
poésie se fait et le fait, c'est en écrivant le poème
que Michel Deguy devient le poète et le sujet qu'il cherche à être
: « La poésie était là avant moi : langue,
langage, corpus, et elle me pose mon énigme dans la rencontre
; c'est à moi que tu as affaire, chiffre-t-elle en énigmatique
; tu y deviendrais un "homme", un sujet qui parle, un pronom.
Qui suis-je ? à répondre en devenant le sujet du poème » (Jumelages,
1978, dans un fragment pour lequel Michel Deguy construit précisément
le mot « autobiopoièse »).
Il y a par ailleurs un lien entre la poésie comme tombeau de
la circonstance, comme relation permanente de et à ce qui a
lieu, et retour de la poésie sur elle-même, réflexivité,
entretien du souci métapoétique. Dans son livre sur Du
Bellay, en 1973, Michel Deguy rappelait que Du Bellay avait désacralisé la
poésie, pratiqué la « banalisation autobiographique », « quitté les
grands genres », laissé le haut lyrisme à Ronsard,
et montrait que c'est à la faveur de cette « profanation » que
la poésie a pu se rapprocher de « cette capacité qui
sera pensée comme son essence : l'inquiétude de l'interrogation
de ce qu'elle est ». Michel Deguy n'a pas cessé, quant à lui,
depuis ses premiers livres de poèmes (Les Meurtrières
en 1959, Fragments du cadastre, prix Fénéon en 1960),
de poursuivre la poésie comme question de la poésie,
comme interrogation en « actes » des comment et des pourquoi
du faire et du poème (« Le poème, ce petit objet
rétif, miniature de microtraces d'événements mentaux
qui n'intéressent personne, ce petit rien que savait Mallarmé... »).
L'œuvre est indissolublement théorique-poétique
(La poésie n'est pas seule, en 1988) et poétique-théorique
(Donnant donnant, en 1981), sur le fond d'une vigilance à la
vie du genre en ses contextes et l'on pourrait parler ici d'une conscience
sociopoétique - Michel Deguy dirait une « lucidité désolée » -
qui est loin d'être le fait de tous ses contemporains poètes
: « Estimée par quelques-uns, méprisée par
beaucoup [...] indifférente à la masse, inconnue des
neuf dixièmes, elle [la poésie] n'est pas sans ennemis
: elle recherche l'hostilité pour se définir, des adversaires
pour se limiter. Elle se divise contre elle-même pour ne pas
régner. »
II faudrait ajouter qu'elle est « géo-poétique »,
voyageuse en son principe, tentative impossible pour « cadastrer » tout
le terrestre (d'où par exemple le « poléoscope » ou
observatoire des villes, suite de petits textes rassemblés dans
Aux heures d'affluence, en 1993), d'où encore cet emblème,
la rosé des vents, redessinée en rosé des langues
de Paris dans Jumelage, instituant le travail de poésie dans
l'espace, confirmant l'activité polyglotte, le goût des
avions, la boulimie toponymique. Le programme, impossible mais insistant,
des Fragments du cadastre, était de répondre au souci
rimbaldien de l'alliage du lieu et de la formule par la lecture poétique
et phénoménologique d'une « coupe de visibilité »,
impliquant une pratique endurante du départ et du parcours,
non sans qu'en même temps s'effectue un retour critique (très
proche encore ici du Rimbaud des Illuminations) contre un « tourisme »,
figure réductrice et conditionnée, liée au marché des
horreurs (économiques) : « aéroport aux cloisons étanches », « chambre
stérile du Sheraton », « excursion aseptisée
permise qui donne l'illusion d'embrayer sur un dehors par la représentation
aux hublots des signes du dehors ». Ça n'est pas la moindre
des spécificités de cette poésie savante que d'être
aussi une poésie violente, polémique, contre la réduction
du réel à sa représentation et cette représentation à une
sous-représentation : Disney-World, « toute chose zoomée
en spectacle vitrifie-vitrine ».
Une « poéthique »
Elle a par ailleurs, dans l'ensemble contemporain, une tonalité singulière
qui est sa proximité au penser-philosopher, d'une part, sa façon
de réécrire, avec et après Heidegger, la question
hölderlinienne de l'habiter poétiquement un monde inhabitable
et, d'autre part, son engagement politique-éthique. La poésie,
donc, est une façon de dire qui parle d'être, et de façon
d'être, mais il va de soi qu'elle n'est pas absolument coïncidente
au penser philosophique, elle poursuit, elle emporte : Michel Deguy
serait philosophe « avant » d'être poète en
ce sens que selon lui la poésie s'avance encore au-delà : « Au-delà de
la phrase et de la stase où se pose la pensée
philosophant, la poésie "emporte" la métaphysique
; elle pénètre dans l'inéclaircissable. La philosophie
: pour disposer à la poésie. »
On ne peut la dire non plus, si profondément affairée
qu'elle soit, avec la philosophie, à l'entretien des questions
premières, séparée ni sépa-rable, hors
de la Cité, mais liée au contraire à l'événement
du social, du dialogue, impliquée et active dans la résistance
au devenir culturel de tout, à la transformation en spectacle
de la culture. C'est en ce sens que Michel Deguy avance les notions
de poésie et de poétique généralisées.
Une poésie et une poétique que tout intéresse
(à l'opposé des thématiques restreintes ou spéciales).
Et donc une poésie critique : « Si tout le social devient
ou est devenu culturel, alors l'œuvre d'art, ou l'art en tant
que principe de transformation, doit transformer le culturel. »
Le « penser-comme »
Spécifique encore, dans ce paysage, est la double distance prise
par Michel Deguy et à l'égard du formalisme et à l'égard
des illusions réalistes. Il se montre en effet plus que méfiant à l'égard
d'un formalisme dur (poétiques du tout textuel ou tout prosodique,
autotélisme, autoréférentialité) contre
quoi il maintient que la poésie réfère, parle
du monde, de ce qui est. C'est de ce point de vue également
qu'il repère une des tentations, voire des perversions majeures
du modernisme ou postmodernisme poétique, tout occupé à démembrer
le corps d'Orphée. Le poète moderne (d'autres diront « expérimental ») « en
est un qui a isolé et démesurément agrandi un
des éléments dont la composition de l'harmonie avec tous
les autres faisait sécu-lairement l'étoffe poétique
: pour celui-ci, la poésie c'est le phonème ; pour celui-là le
tiret ; et celui-là les injections d'Américain. Comme
en peinture, l'un prend le cadre pour cible ; l'autre la géométrie,
ou le monochrome... ».
D'un autre côté, il exerce sa lucidité critique à l'encontre
des formes diverses de réalisme, modèles si puissants
dans la poésie en France depuis la guerre. Il n'est pas sûr
que la poésie puisse dire le réel, le monde, qui se propose
en effet à nous comme énigme à élucider
; le transfert au langage ne peut que, le conceptualisant, l'abstraire,
le tuer, l'absenter. La poétique de Michel Deguy peut se comprendre à partir
de là : il s'agit d'affronter lucidement ce défaut, pour
transformer la défaite en projet. Écrire le poème,
ce sera approcher du monde, de l'objet, par la comparaison, le penser-comme.
Car toujours et de toute façon la poésie « est
référentielle » (c'est-à-dire « déférente,
afférente, conférente, transférente »),
toujours elle consiste, pour le poète, à se tenir en
ce lieu « d'où voir comme quoi est ce qui est » :
l'acte de mettre ensemble les choses, et les mots, est bien le cœur
de cette entreprise, non pour exhumer une affinité qui serait
déjà dans le réel (enfouie, cachée) et
qu'il n'y aurait plus qu'à révéler, mais pour
produire cette affinité, susciter une relation neuve, en préservant
les différences. La comparaison (c'est-à-dire la poésie)
protège ce que chaque chose, chaque terme, a, en fait, d'incomparable.
Il est essentiel d'insister sur ce point, parce que nombre des réalismes
poétiques contemporains déclarent viser une poésie
sans images. Michel Deguy, tout à l'inverse, revendique hautement
l'image, la figure, la logique du « comparatif» comme le
propre du dire en poésie, lequel n'a rien à voir, on
s'en doute, avec la réponse du roman mimétique (qui relaie
ici les écrans télévisuels) au désir de
consommer des « images », à l'iconophagie et l'iconolâtrie
universellement partagées : « Ce besoin de voir toujours
plus de visible dans le visible, de "visionner" l'épaisseur
visible du vu, de s'enfoncer dans l'étoffe de visibilité du
moindre spectacle, de se rouler par les yeux dans cette chair du monde. » De
même qu'il y a prose et prose (comme l'indiquait le titre de
l’Hexaméron pour désidentifier prose et roman néonaturaliste),
il y a image et image : l'image-figure en poésie telle que la
conçoit et pratique Michel Deguy, donne à la pensée
non abstraite « de la relation entre perçus, de l'entre,
de l'être ensemble, d'une unité multiple non associative
; une image sans doute, mais au sens maintenant d'une intuition de
la manière d'être l'une-avec-l'autre et l'une-par-1'autre
de choses qui ne soient pas la somme de leurs parties objectales côte à côte ».
De
la langue
Mais la nouveauté des relations implique un travail de la langue,
des relations dans la langue, du relatif entre les mots et entre les
différentes couches ou dépôts de sens à l'intérieur
des mots, la poésie est appropriation de la langue par un sujet,
modification sensible de l'idiome, recherche des intensités
par torsions, distorsions, travail de dénaturalisation. Michel
Deguy invente ou refait des mots, les « trouve » c'est-à-dire
les travaille en les conjointant ou en les creusant, il archaïse, étymologise,
ne cesse d'activer le lexique, de faire venir les langues dans la langue,
de métisser tout ce qu'il peut : de la prose en poème,
du poème en prose ou en proses. Car aussi bien la langue commune
est malade, paralysée, dévitalisée, stéréotypée.
Dans Le Comité par exemple, Michel Deguy fait le point sur l'affaiblissement,
voire la disparition, dans notre environnement (« notre scène,
le social fantasmé, sonorisé, publicité, marketisé »),
de la phrase : « Le langage social, modélisé par
les syntagmes-slogans publicitaires, et à sa suite le langage
politique, s'est précipité, étalé dans
la sémiotique du panneau, juxtaposé et homogénéisé à la
chaîne communication-information-diffusion-vente, à tous
les écrans "mobilier" de la Ville-Ecran. » Contre
quoi la poésie de Michel Deguy (et toute poésie selon
lui) est un « discours sur l'état de la langue »,
en même temps qu'elle effectue une série d'opérations
pour sa remise en marche. D'où son apparente difficulté,
sa trompeuse opacité, ou préciosité, contrevenant
par définition aux attentes, habitudes et automatismes du lecteur.
Parce que le dire poétique « néologise » par
définition ; il ne répond pas seulement, par résistance à un
affaiblissement ou à une dégradation, il s'autorise aussi
de l'usage commun, sauvage, inventif, de sorte qu'il se trouve en phase
avec la réalité vivante de la langue, avec sa plasticité « populaire » : « Les
audaces de la poésie sur les mots, dans les mots, coupures,
apocopes, dislocations, etc., sont "permises", id est escortées,
annoncées, consommées, par les amusements incessants
de l'époque, du lycée aux cantines, une témérité générale,
souvent gamine, qui érode, sigle, gouaille, néologise,
emboutit..., qui n'arrête pas d'(é)luder la langue. »
Un des aspects les plus spectaculaires de ce ludisme créatif
chez Deguy est précisément sa façon d'en user
avec le lexique, conscient du « démon » qui l'habite
: ainsi, par exemple, le tout dernier paragraphe de Donnant donnant,
au terme d'un texte pour le peintre Kermarrec : « Passant en
mots, j'ai répondu de ma concoction à sa pesée
- essencemencement est l'un, que me chuchote le démon de la
néologie agglutinante. » II serait évidemment abusif
de réduire ce travail des mots à l'introduction de néologismes,
si pesés-pensés soient-ils, ou de réduire la passion
néologisante à une manière de virtuosité verbale,
il y va de bien autre chose que Michel Deguy désigne de façon
très précise dans ce qu'il dit du style philosophique
de Jacques Derrida, mais qui concerne de toute évidence au premier
chef sa propre façon d'être à l'auscultation de
la signifiance. Cet air, écrit-il, ou style de la déconstruction, «jongle,
emplit, le sème d'un sens en expansion littérale, dilate
un registre, phonético-sémantique, en famille de significations
et d'échos, par association de signifiés (significations)
attirés par une sonorité complexe, et ses répercussions
dans la langue, qui se condensent en ce point singulier : le mot... » (recueilli
dans Passage des frontières, Galilée, 1993). Mais si
frappante que soit cette ré-animation du grand dictionnaire,
provoquée par et accompagnant l'effervescence conceptuelle,
et si essentielle que soit pour lui la part du mot dans la relance énergique
du poème, la poésie de Michel Deguy n'est pas lexicaliste
(comme l'est en partie celle de Francis Ponge par exemple) : s'il déplore
la perte de la phrase, c'est que la phrase est le lieu et le véhicule
de la pensée articulée, de la proposition : « II
peut y avoir phrase sans vers ; c'est de la "prose". Peut-il
y avoir vers sans phrase ? C'est la difficulté, si le poème
est une affaire de proposition. C'est ce que la poésie contemporaine
a souvent risqué : mais comment distinguer tels locutions ou
syntagmes aphrastiques, disloqués, de ce qu'on appelait "corruption" de
texte, ou affaissement, lacunes, trous de faiblesse, déficit
plutôt qu'excès ?» Il y aura donc, chez Michel Deguy, à partir
de ce soupçon porté à l'égard du fragmentaire,
du glissement hors sens, in-signifiant, une logique, une rhétorique,
un déploiement phrastique en un mot, toujours, effort de syntaxe.
Le
poème
Michel Deguy, « écrivain à poèmes »,
ne cesse, en poèmes et en théorie du poème, de
se poser la question : quel est « cet étrange objet contradictoire,
constitué en langage mais à l'écart des lois langagières,
de renonciation, de la discursivité, de la diction, de l'inscription... ».
Aux heures d'affluence (1993) commence par ces mots : «Je vous
dois la vérité en poème. » Michel Deguy
est de ces poètes pour qui le poème existe. Mais il faut
aussitôt remarquer deux choses : il est rare que dans ses livres
de poèmes il n'y ait que des poèmes. Le plus souvent
le poème entre en composition, confrontation, dialogue ; il
reste « poème », objet identifiable comme tel, dans
ses limites formelles particulières, mais il est en quelque
sorte intégré, dans un vaste système (et ceci
est vrai à l'échelle d'un livre comme de l'œuvre
tout entière) où toutes les façons d'écrire,
où tous les états du rythme se côtoient et s'interpellent.
Ensuite, il ne faut pas attendre, de la part de Michel Deguy, une définition étroitement
formelle du poème ; il dira de quoi le poème est fait, « le
poème est fait de séquences où s'indivisent image,
figure, rythme. Il faut entrer dans l'indivision », et ce que
fait le poème, à quoi il m'invite, à la fois logiquement
et amoureusement, selon le double sens superposé du mot « proposition » : « Appelons
proposition la phrase. Le poème fait des propositions. » Un
lieu d'échanges, de transactions, d'extension-expansion des
choses, des choses communes et comme-une. Figuralement : « Un
filet-réseau de possibles tendus au-dessus du monde. » Si
le poème ne se définit pas davantage c'est qu'il ne cesse
de chercher-trouver ses définitions, ses indéfinitions.
Pas une page de Michel Deguy qui n'en fournisse un fragment. Si l'un
des caractères de la modernité est, selon lui, la « généralisation
de la figure », peut-être pourrions-nous dire que ce qui
caractérise la pensée-pratique de Michel Deguy, c'est
la généralisation de la poésie et du poème,
ou la généralisation de la définition du poème,
en anamorphose perpétuelle : le filet-réseau peut tout
aussi bien devenir une porte, ouverte sur le monde, battante, à tous
rythmes, à tous franchissements de seuils, à tous courants
d'air.
© Jean-Marie Gleize
Extrait de l’article Michel Deguy in Dictionnaire
de POESIE de Baudelaire à nos jours, sous la direction de Michel
Jarrety, Paris, PUF, 2001.
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Andréa Zanzotto : préface à Gisants *
Dès ses premières œuvres poétiques,
Fragments du cadastre (1960) et Poèmes de la
presqu'île
(1962), la figure de Michel Deguy se caractérise par
une vaste inquiétude de la réflexion, vouée à saisir à sa
racine quel aspect de l'existence et du monde est transporté dans
le monde et dans l'existence par l'acte d'écriture, entendu
dans le même temps comme acte créatif et comme acte
cognitif. Son activité, au reste, a toujours su préserver,
sur le mode de la contamination et de la connivence, une multiplicité d'intérêts
intellectuels, critiques et philosophiques, qui attestent, de surcroît,
d'un rôle de premier plan dans le champ culturel, auquel ont également
contribué des fonctions éditoriales chez Gallimard
(le volume Le Comité, de 1988, constitue à cet égard
un témoignage important).
Tout au long de son œuvre s'est
manifestée, de plus en
plus, une vocation à remonter ces chemins où, dans
l'acte de création littéraire, se nouent les moments
différents
et coexistants de la réflexion, de l'invention, de l'attention
perceptive, jusqu'à ce point où, dans les œuvres
de la maturité, telles Donnant Donnant (1981) et Gisants
(1985), se réalise une vertigineuse tessiture de registres
et de tons qui tendent à relier et à superposer la
méditation
conceptuelle à l'émotivité, l'imagination à l'autoanalyse — pour
ainsi dire « bifocalisée » — du sujet
narrateur, qui reste dans le même temps l'agent de toute
cette opération.
Deguy est un de ces poètes qui rendent
l'écriture perceptible
non seulement comme un «dire», mais encore comme un «faire » qui
produit un phrasé très proche du « dire » de
la parole commune, et qui inscrit cependant dans la parole commune
la persistance d'un vécu, quelque chose que la parole transporte
avec elle et qui demeurerait, autrement, invisible. Il creuse,
jusqu'à la
limite du sens, dans la matière qui constitue le véhicule
verbal de la communication. Et, pour jouer ce rôle, l'écriture
doit se transporter dans cette marge où elle risque de s'interrompre
et de déborder hors du champ de tension qui la définit
dans les limites d'un genre, d'un ton, d'une attitude et d'un cadre
lexical identifiés.
Tout cela se réalise pleinement
dans le récent À ce
qui n'en finit pas (1995), où l'immédiateté de
la voix, d'emblée si proche, persuasive, brûle les
scories de la complexité avec laquelle le livre se construit,
pour aboutir à ces
douloureux confins où la parole et l'expérience
se séparent,
parce que ce dont on parle — la mort de l'autre — ne
survient pas comme expérience mais plutôt comme
privation d'expérience.
Depuis ce livre si intense, qui
oblige une fois de plus à changer
de point de vue, je porte de nouveau mon regard sur l'œuvre
de Deguy. Je ne suis pas un critique, ni un vrai lecteur: et
même,
d'une longue phrase, ma mémoire retient peu de chose,
c'est pourquoi mes poèmes ne sont pas mémorables,
et se défont
dans l'instant même où ils se font. Déjà hier,
comme aujourd'hui dans la vieillesse. Et il m'est difficile de
parler d'un poète comme Deguy, de son immense gamme d'intérêts,
de sa façon de courir le monde comme un qui serait piqué de
la tarentule, et avec joie, un qui poursuit, tout en niant qu'il
poursuit : je crois qu'il me serait presque impossible de demeurer
dans ses
parages. À coup sûr, maintenant qu'est apparu son «non-livre», «non-poème», «non-temps», «non-éternité»,
jamais jusqu'ici écrit par personne, la somme, peut-être,
de toutes ces contradictions ; tout le canon ancien, pour veiné et
bariolé qu'il ait pu être par une passion-pulsion, à la
fois d'écureuil et boulimique, reste en suspens, en une
anorexie mystérieuse. En apnée.
Revenir à un
livre comme Gisants équivaut, maintenant, à revenir
en arrière : sans aucun doute à un autre mode d'être, à une
vitalité plus libre, plus invitante que jamais. A une
allégorie
légère, qui rend parallèles le cours du
fleuve et le flanc de l'aimée et qui, même si elle
dénonce,
ou fait allusion à une rupture ou à un changement
de registre dans l'amour, demeure ruisselante d'une ambrosiaque
génialité poétique «primordiale».
Eros y brode et s'y insinue partout, même dans les hautes
méditations
métapoétiques, métalittéraires, déchirées
par l'oxymore qui ne fait jamais défaut, et jouées
en une intrigue très nerveuse où, des figures de
la rhétorique
aux détritus ou lambeaux d'un christianisme paradoxal
(«eppheta»; « 0
mort, où est ta défaite », contre-chant du
paulinien «Mort,
où est ta victoire?»), on aboutit à une poursuite
de presque toutes les expériences poétiques-en-prose
possibles. La référence au « gisant »,
statue sépulcrale, se configure constamment comme un oxymore
en regard des thèmes traités.
Je trouve que cet
ouvrage de Deguy est étroitement apparenté à ces
expériences (de Char à Bonnefoy en passant par
Celan) qui, dans l'après-guerre, virent pointer une
nécessité absolue
de poésie, qui toutefois ne pouvait être conquise
qu'au prix de « terroriser» le territoire frontalier
entre vers et prose, poésie lyrique et balbutiement,
invention et procès-verbal,
tout en se laissant terroriser en retour par celui-ci. Deguy
semble cependant vouloir en arriver à une inscription
du texte à la
confluence du discours-récit, qui participe aussi bien
de la réflexion théorique que de la verticalité lyrique.
On
doit, à ce propos, se référer également à Derrida
et à son «école», à ce qu'ils
ont dit et fait sur la page, à leur exemple d'écriture
(elle-même
toujours « exemple » et «greffe » et « superposition »)
: ce mouvement qui conduit à exhiber les règles
de construction du texte pour ensuite les transgresser (comme
on ne peut pas manquer
de le faire) au fur et à mesure que surviennent les
mots et, à chaque
fois, leur irrépressible déplacement d'un pan
de monde.
Dans la direction de l’écriture,
il peut également
arriver que le sujet agissant au sein du discours se comporte
comme un locataire qui, afin de mieux connaître la
maison qu'il habite, décloue, démonte et
empile dans un coin tout le matériau
dont elle est faite.
Mais Deguy voit (et donne à voir)
la limite de ce procédé et
l'ouverture d'un écart abyssal : la poésie
existe aussi longtemps qu'elle préserve son «proprium »,
qui est absolument en porte-à-faux vis-à-vis
de /'écriture,
même lorsqu'elle entretient des complicités
majeures avec celle-ci. On rencontre alors une poésie
comme naissant de la prose, dont la prose crée
le « lieu »,
mais qui doit nécessairement sauter, ensuite,
dans un style, un phrasé différent
: « le bateau, pour être ivre, ne doit pas
faire eau de toute part; doit demeurer («demeurant » pourrait être
un synonyme de gisant,) distinct de l'élément
qu'il affronte, parcourt, invente : demeurer bien assemblé,
pour affronter selon sa loi le parcours dans l'étrange
(p. 71). »
Bref, tous les dispositifs et les petites
machines textuelles qui ont caractérisé une époque
de la culture française
sont présents (ainsi, par exemple, le titre
qui prend un sens au fur et à mesure que le
texte prend forme, le saut entre homophonie et hétérogra-phie,
le matériau de rebut de l'expression
soumis à un «traitement» philosophique,
etc.). Mais ils sont cependant construits avec un sens
de la forme — mesure
et tension — qui reste éminemment et viscéralement
littéraire.
Autre contradiction en regard de
Derrida, chez qui la persistance d'un écart
de «genre» entre poésie et prose
semble demeurer centrale : l'informel de son écriture,
consciente de l'impossibilité de
franchir la limité, fût-ce dans un équilibre
instable ouvert au «poétique»,
un hasard aujourd'hui contraignant pour l'identification
d'une «philosophicité» différente.
S'il
est vrai qu'il est aujourd'hui difficile de dire
ce qu'est la «poésie»,
sinon une certaine tension du dire, un certain
pli que prend le dire pour parvenir à montrer
encore quelque chose de ce que nous avons toujours
sous les yeux, Deguy voudrait montrer, avec Gisants,
tout à la fois l'artifice et la nécessité naturelle
du poème. Et il veut le faire en maintenant
en évidence
l'intentionnalité qui préside à cette
opération.
Mais c'est ce qui produit des zones de résolution
incomplète
: nécessité et évidence de
l'intention s'obscurcissent parfois réciproquement — à la
différence
de ce qui se passe dans le Thrênos pour la
mort, la mort de l’Epouse,
où nécessité et intention
brûlent
dans une seule et même «mise à feu»,
mise au point.
Gisants est un livre destiné à rester
ouvert, fragmenté dans
ses sections, entièrement construit et
libre, qui évolue
précisément à l'horizon
d'un goût et d'une
culture relativement répandue en Italie,
aussi, mais qui n'y a pas donné des fruits
de cette sorte. D'autre part pour nous, Italiens,
tout le Dante stilnovistico et les références à la
Vita Nova, y compris avec ses éléments
d'horror (le premier sonnet), à Béatrice,
au salut, au thème de la
santé-salut tel que nous le retrouvons
dans Actes (1966), deviennent particulièrement
aigus et séduisants : et l'on peut dire
que cela advient de façon analogue, puisque
le salut de la présence
est ici un salut d'adieu, pour d'autres situations
fondatrices qui apparaissent dans Gisants.
Gisants : mais qui sont-ils?
Qui gît? Quelqu'un
comme Deguy peut-il véritablement en
parler? Non, il ne le pourrait pas. Mais c'est
précisément
pour cette raison qu'il le peut — qu'il
le doit —, et qu'il doit entrer en lice.
Elles sont si nombreuses, les manières
par lesquelles les êtres et les lignes
d'horizon plus ou moins concordantes avec les
profils des êtres s'imposent,
avec le retour insistant des proses et des
poèmes
et de leurs doubles-faces. Deguy se déplace
sur le champ par chacune de ses fibrillations,
initiative culturelle, pratico-culturelle :
ils sont là, ses déplacements
incessants à la
recherche du monde qui n'est pas, justement «parce
qu'il n'est pas là »,
parce qu'il est simulation, acidification,
destruction et ravaudage de chiffons et rien
d'autre. Le
mythe de l'Amérique comme « altérité absolue» source
d'altérité, en raison de son
rapide et continuel passage du faire au penser
et du
penser au faire — ce vertigineux pragmatisme,
cette autodigestion-invention presque ininterrompue
(jusqu'aux paysages des sciences-fictions torves
et globalisantes), devient l'horizon-confrontation
nécessaire.
Quelle énigme se dissimule
donc dans l'attention de Deguy pour le gisant
qu'il devrait effleurer à peine, comme
l'exigerait l'organisateur culturel, le traducteur,
l'expert en des matières
très disparates bien que toujours
reliées à la
poésie : une reconstatation que démentent,
sans relâche,
tant de «conversations», d'accrochages,
de superpositions ? D'après le théorème
de Goedel, nous sommes tous des gisants :
i/ n'y aurait donc pas de metaphérein,
de vitesse ni d'acharnement plus ou moins
joyeux qui nous fasse sortir du système
dans lequel nous sommes inclus? Ou peut-être
que si, la poésie.
Qui, pour cette raison, importe et « n'est
pas seule»?
Peut-être que ses tensions anamorphiques,
ses singularités
comparables à celles de la physique
sont capables d'identifier un interstice
depuis lequel l'observation, la méta-méta
ou, encore mieux, l'observation par le comme-comme
se distingueraient?
Sidéralisation,
parcours du combattant à travers
chaque figure de rhétorique, paix
et guerres d'un amour se transforment en
ce livre comme
des concrétions acérées
prêtes à se
dissoudre, des attestations répétées
dans lesquelles la poésie s'insinue,
et qu'elle ébranle de son propre
questionnement. Et avec elle entre cette
frénésie qui
lui fait pendant, peut-être pas si
opposée à celle
de l'ennemi, fût-il "américain",
tant il est vrai qu'il n'y a pas d'équivalence,
et encore moins d'équipollence.
Gisants,
donc, naît aussi à l'enseigne
inaliénable
d'une éthique générale
et souverainement endolittéraire,
raison pour laquelle le terme de poéthique
nous paraît
infaillible, et loin du simple jeu de
mots.
Mais, encore une fois, qui sont
les Gisants ? Chacun est-il inévitablement
enclos dans son gésir destinai,
en dépit de son mouvement
conscient même, ou de l'absence
de mouvement qui est œuvre
de mort consciente, mort intérieure,
crime partagé dans
l'inconscience avec mille autres, ou
au contraire point d'appui, hostilité à l'horrible
souricière capitaliste d'aujourd'hui,
et pas seulement d'aujourd'hui?
À
travers les différentes sections du poème, ces gisants
trouvent peut-être dans la
section «L'Effacement» leur
vrai sens, fût-il changeant
du fait de facteurs non négligeables,
par cette «Dédicace» : «Je
ne peux écrire
ton nom. Les lois l'interdisent.
Ayant écrit ton nom, je dirais
que je ne le dirai jamais et ainsi
le cèlerai-je. Tu es ma chresmologue.
Il est écrit que s'accomplisse
ton vœu que j'écrive
un gisant. » Mieux expliqué dans
le gisant qui suit, «Front
contre front», et encore page
68, une situation psychologico-érotique,
ou fortement surréelle page
74. On trouve même, page 83,
une scène réaliste
de querelle et de rupture en vers
: et néanmoins, à travers
tout le livre, scintille çà et
là la lumière convergente
des corps gisant (dans l'amour) avec
leur configuration de paysage.
Ce
qui prédomine de toute façon,
c'est le récit,
qui n'est ni récit ni «poème »,
ni pure théorèse
ni prose ornée, et qui semble
fuir les rythmes, même si
ce sont précisément
les rythmes qui donnent souvent à la
prose sa robustesse.
De conclusion,
il n'y en a pas. Il ne peut y
en avoir. Le congé se
défait en congés
successifs.
Je reviens un instant
aux gisants-statues. Nous en
sommes tous, même
si nous croyons ne pas l'être
: Je me permets de le dire,
en tant que compagnon de temps,
sinon véritablement
de route, de Deguy. Et, comme
lui-même
possède un cadastre à sa
mesure, chacun possède
un lieu qui le tient debout
pour regarder un moment le
monde et,
aussitôt après,
que nous nous déplacions
ou que nous ne déplacions
pas, de ce lieu il est à nouveau
aspiré vers le bas.
Oui
je le dis, ici, je ne suis
pas critique littéraire,
je ne suis pas homme de lettres,
mais comme quelqu'un qui s'est
presque toujours
déplacé seul
par la pensée, je me
retrouve moi aussi dans le
gésir de Deguy. Pire
qu'une statue gisante, je me
suis senti, et je l'ai écrit,
devenir comme « vissé,
boulonné, comme changé en
cul de plomb1 ». Aujourd'hui
mon gésir me fait mal,
très mal, très
cher Deguy. J'en étais
presqu'au point de dire « diem
perdidi »,
contrairement à toi
qui, aujourd'hui encore, après
l'affreuse césure, trouves
la force de te mouvoir pour
dire l'indicible, pour témoigner
qu'il n'est pas vrai que « ni
la mort ni le soleil ne peuvent
se regarder en face ».
Honneur à toi,
pour avoir suggéré et
osé un regard latéral
qui, tout en affirmant l'ineffaçable
de tout deuil vrai (et il n'est
pas nécessaire que ce
deuil naisse de la brisure
d'un lien de toute une vie),
nous prépare, nous pousse
presque à une
guerre ou, encore, à une
reddition, pour pouvoir dire
aussi à la
mort qui se tient victorieuse
devant nos yeux, lui dire avec
saint Paul: «Mort, où est
ta victoire?» Au prix
d'annuler la distinction même
entre mort et vie, temps et
non-temps, en quelqu'un ou
quelque chose qui « n'en
finit pas», hors
de toute hallucination, de
toute illusion.
Andréa Zanzotto Traduit: de l'italien par Philippe Di Meo
1. Cf. Andréa Zanzotto : La Veillée, Comp'Àct.
1995.
* La préface d'Andréa Zanzotto vise moins le présent
recueil qui a Gisants pour titre général que le volume
original Gisants paru en 1985. Elle se réfère souvent
au livre A ce qui n'en finit pas édité au Seuil en 1995,
que cette anthologie ne retient pas. ainsi que le souligne l’avant-propos
de Michel Deguy.Préface extraite de Gisants, poèmes III
1980-1995, Paris, Gallimard, collection Poésie, 1999.
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