introduction
par Sébastien Rongier
Michel Deguy ne tient pas en place.Evoquer Michel Deguy n’est pas
une chose aisée. L’œuvre qui se poursuit et s’enrichit
sans cesse est d’importance. Ces quelques lignes d’introduction
ne feront qu’indiquer un chemin. Elles n’expliqueront pas
le trajet.
Enigme préparatoire : une roue de bicyclette qui ne serait pas
fixée sur un tabouret, une roue de bicyclette qui, entraînée
par une chaîne, accompagnerait une autre roue, un cadre, un guidon,
des freins (etc.)… une roue de bicyclette qui roulerait sur le bitume
parisien peut-elle traverser le hasard du langage sans l’abolir
ni l’enfermer ?
Peut-être, si le vélo est conduit par Michel Deguy.
Car Michel Deguy est un cycliste. Il n’est ni poète, ni
traducteur, ni philosophe, pas plus qu’il n’est enseignant,
critique, éditeur, directeur de revue, de collection ou d’instituts.
Il est cycliste. Pas de ceux qui tentent l’été de
se hisser en haut du mont Ventoux. Non. Le vélo quotidien du citadin
voyageur Michel Deguy prend les bifurcations qui permettent aux mots de
s’entendre sous tous les paysages, sous toutes les latitudes. Latitudes
du langage poétique, à hauteur d’homme et de vélo…
voilà pourquoi Michel Deguy ne tient pas en place : l’homme
est toujours en déplacement. Car le langage et la pensée
prennent d’autres places et se déplacent contre les forces
d’inertie.
Face aux révérences et aux révérencieux,
Deguy va à l’encontre. Il déjoue les effets d’attentes.
Il n’est jamais à la place où on l’attend. L’en-contre
de Deguy est un mouvement complexe d’obliques paradoxales qui cherchent
à rencontrer dans la distance d’un contre qui n’est
pas une simple opposition mais le moteur même de la modernité
: entre impossibilité et nécessité, la pensée
de Michel Deguy est poétique.
C’est pourquoi la poésie de Michel Deguy déconcerte
d’abord en confondant les évidences factices du langage.
Il s’immerge – en plongée verticale – dans les
expériences les plus élémentaires, triviales ou ordinaire
du langage. En le dégageant du ronronnement babillard par décrochements
successifs et par écarts infimes, Michel Deguy trouve un commun
fragile. Telle est la raison poétique, forme d’écart
généralisé résistant à l’amplification
du culturel. Telle est la géopoétique deguienne qui file
de la poésie à la philosophie en passant par la traduction
sans désir de distinction puisque le langage est avant tout une
relation et un dia-logue. Pour Deguy, la poésie est généralisée.
Elle ne forme plus un genre mais elle est une donnée, une dé-concertation
essentielle de la pensée. La raison poétique visent un lien
paradoxal d’un sens en devenir, d’un sens en commun dans l’écart
et dans la tension contre le confort du culturel.
Paysage en mouvement vu d’un vélo en circulation :
La raison poétique de Michel Deguy est donc une « contre-chute
».
« Nous n'avons pas la verticale. À nous la chute. Nous les
plats. C'est nous les animaux machines, bien sûr, qui reconquérons
la verticale, à contre-chute. », écrit Michel Deguy
dans Spleen de Paris (p. 24).
La contre-chute permet de retrouver la verticale baudelairienne qui vient
percer l’horizontalité heideggerienne, vieille amitié
philosophique de Deguy. En prenant une nouvelle distance avec le retour
ontologique, Michel Deguy s’engage sur le chemin fragile d’une
raison poétique en relation avec le monde et le présent.
Verticale (asymptotique) baudelairienne manifestement déconcertante.
Manifeste à venir pour un contre-paysage poétique.Le dossier,
élaboré en dialogue avec Michel Deguy, ne vise à
aucune totalité, ne fait pas le tour du sujet, juste quelques étapes
in-finies. Mais il cherche à offrir un aperçu de l’
« Archipel Deguy » pour reprendre l’expression de Jean-Pierre
Moussaron. Car le désir est avant tout d’éclairer
les visages et la constellation Deguy par son œuvre elle-même.
On a donc choisi de proposer :
- une sélection chronologique de son œuvre poétique
- une place particulière réservée à la revue
Po&sie, créée en 1977 qu’il anime toujours
- un espace réservé aux enjeux d’écriture,
de traduction et à quelques présentations de son œuvre
- quelques fils et chemins d’une pensée permettent, à
l’ombre des poèmes, de voir passer les roues d’une
raison poétique irrévérencieuse, vivante et à
l’écoute des pulsations du monde pour en contrarier le flux
par un incessant déplacement du langage.
Un paradoxe supplémentaire :
A la lecture de « Du carnet à l’archive », on
apprend que l’écriture de Michel Deguy reste attachée
à la main et à la feuille, écriture manu-scrite attentive,
mais à distance, des claviers, des écrans et des réseaux
internautiques… L’accueillir sur remue.net, c’est prolonger
la déconcertation, affirmer la profondeur d’une œuvre
et un goût des franchissements des frontières par un autre
glissement (inter-nautique de la roue du cycliste par temps de pluie)…Un
grand merci à Michel Deguy qui a rendu possible ce travail. Les
rencontres informelles autour d’un café, le temps consacré
sans retenu à un jeune inconnu dans des discussions qui oublient
avec délice les projets et le travail, telle est la disponibilité
de cet homme chaleureux et généreux dont la ponctualité
se décide d’un coup de vélo.
En guise de conclusion, quelques liens permettant de prolonger la lecture
de ce dossier qui s’enrichira régulièrement.
1. La bibliographie
complète de Michel Deguy, dirigée par Hélène
Volat et Robert Harvey, publiée par l’IMEC (collection INVENTAIRES)
en 2002 et mis en ligne par Hélène Volat :
2. Jean-Michel Maulpoix propose sur son site un texte sur Deguy Pourquoi
la poésie ?, prolongé par un entretien Maulpoix/Deguy
sur l’hybricité
3. Stéphane Baquey s’entretien avec Michel Deguy dans le
Hors
série 9 de la revue Prétexte et interroge le concept
de «
raison poétique » à l’occasion de son séminaire
du jeudi 26 avril 2001
© Sébastien Rongier
La poésie
avec
ou place de la poésie
un extrait de L'Impair,
éditions farrago, Tours, 2000
merci à Jean-Pierre Boyer de son aimable autorisation
Qu'entend-on par poésie aujourd'hui?
Y a-t-il quelque sens commun aux questions qui touchent à la poésie
: qu'est-elle? À quoi est-elle bonne? N'est-il pas vrai qu'elle
n'a cessé de s'amoindrir à tous les égards, «
genre mineur » en diminution? N'a-t-elle pas « déposé
son fardeau », confié ses tâches à d'autres,
et en particulier au roman celle de dire les choses et le monde d'aujourd'hui?
N'intéresse-t-elle plus que les « littéraires »
ou continue-t-elle à faire parler une expérience universelle,
intéressant toute société humaine et tous les «
milieux » de celle-ci? Est-elle devenue asociale? Ou bien n'est-ce
qu'à la faveur d'une homonymie que son nom, « poésie
», en toute langue, fait encore un sujet d'entretiens divers, sans
qu'on puisse s'entendre en l'entendant résonner à la surface
de la terre?
À quoi bon la poésie dans ces temps de culture « culturelle
» ? La mondialisation réduit-elle son oralité et son
écriture — son existence objective — à celle
d'un produit patrimonial sur un marché concurrentiel de consommation,
tantôt primé par les instances ad hoc, et jeté dans
les transactions de l'économie de l'édition? Si la paix
est au programme de l'humanité, la poésie, qui fut le chant
retranché de chaque peuple, conquis ou conquérant, a-t-elle
de l'avenir? La poésie est-elle encore capable de faire mal? Peut-elle
bien faire et faire du bien? Trésor du passé rentré
dans le génotype patrimonial des ethnies et ressortant en phénotypes
culturels dans la compétition internationale, « exprimant
» parfois les revendications des minorités et parfois un
consensus superficiel dans les fêtes bénignes de l'humanité,
forme inoffensive de reconnaissance et de dialogue entre les écrivains
représentants des nations ? Et d'autres questions...
La part de l'âme viendra-t-elle toujours en supplément dans
l'histoire des nécessités ? À quelles conditions
— et aggravées par celles de la dite mondialisation - cette
fameuse supplémentarité pourrait-elle jouer un autre rôle
que celui d'alibi?
La raison poétique — vocable où l'on entend se mêler
la poésie et l'éthique - n'est-elle pas, au cœur de
ce qui continue à s'appeler la littérature, assez majeure,
débarrassée maintenant de ses propres superstitions, pour
relever une raison scientifico-teclinique dont on dirait que la responsabilité
défaille de commission en commission spécialisées
dans une déontologie de l'après-coup - le « coup »
étant porté toujours plus fort par la maîtrise génétique
du vivant ? De quelle manière la poésie est-elle aussi la
vie ? Pour rajuster poésie et habitation de la terre, selon le
motif hölderlinien, peut-être faut-il penser l'écologie
avec toujours plus d'exigence? Tous ces singuliers doivent subir l'épreuve
du pluriel. Il est besoin aujourd'hui d'apprendre d'une rencontre entre
ces « poétiques » où parle la diversité
babélienne des nations, non encore réduite à la monotonie
culturelle, ce que telle habitation humaine requiert.
*
La poésie faisait mal ; fit mal ; savait faire mal.
Pourrait le faire encore ? Le temps des ïambes et des épigrammes
eut lieu. Le temps des Châtiments. Et d'Archiloque à Voltaire,
à Chénier, à Hugo, ce fut le plus long temps. Satirique
ou patriotique, assassine ou belliqueuse, chant de combat, de victoire;
appel au meurtre, à l'insurrection; péan, refrain guerrier,
libelle... la poésie armée, casquée, avec ses bottes
métriques et son bouclier d'Achille; mais aussi pointue, avec son
agudezza et ses concetti, dans le boudoir de Célimène, ou
le prétoire ou la salle des gardes...
Irrité, cruel, ascétique ou vorace, abdiquant ou annexant,
dans quel état se met le « sujet lyrique » lui-même
? ! Écoutons voir.
La question n'est pas que le poète, psyché fragile, se mette
en colère (cela peut arriver). Mais plutôt : c'est la colère
qui met le poète en branle; c'est L'Iliade qui commence par la
colère. Appelons ça l'émotion. C'en est une; non
pas une sensation ; ni une humeur parmi d'autres, mais une disposition
révélante. Dans l'autre tradition, religieuse, c'est Yaveh
qui se met « lui-même » en colère et inspire
la colère du prophète. Il y a d'autres émotions puissantes,
certes, affects bouleversés, Stimmungen — compassion, dégoût,
amour. Je prends celle-ci, la colère, à cause d'Homère
et d'Horace. Vatum irritabile genus. Au reste, le problème n'est
pas de savoir qui commence, de la poule colérique ou de l'oeuf
irritant. Mais d'arracher la poésie à une psychologie de
poète, le « lyrisme » à la caractérologie.
La colère est « objective » ; ça ne veut pas
dire qu'on tangue du sujet à l'objet ; mais qu'on désubjectivise
le commentaire. Donc, qu'est-ce qui se passe? Tout cela (m')irrite; l'être
se met en boule et en branle; je suis divinement mal! On parlera de mode
d'être donnant sur ce qui est ; de disposition onto-logique, ou
révélante. L'être devient - ce qu'il est, en «
soi ». Par soi pour soi. Réflexion de l'Être; autorévélation.
La colère met en mouvement la pensée; laquelle cherche à
dire ce qu'il en est de ce qui est, dans la tonalité courroucée.
Les philosophes parlent d'un « existential ». Je suis colère,
disait-on. Ou : la muse irrite le poète — susceptible, alors;
de s'emporter-jusqu'à. Puis la dé-créance déchante,
de la Muse divine à l'Allégorie majuscule : la Colère,
entité dans un ersatz de culte polythéiste de la rhétorique,
hypotypose vaguement idolâtrée, vertu coléreuse. Puis
à la figure généralisée, au tour d'écriture,
si vous voulez.
Le poète rêvait d'un état vivant de la langue, mouvant
fluide, en expansion et ainsi en continuité avec son propre dehors.
C'est par métaphore, selon l'usage trivial de ce mot, qu'on parle
de corps-de-la-langue — qui n'est pas un corps ; quand bien même
la voci-fération, la diction fait passer l'un dans l'autre le corps
et la langue. Comment « toucher », remuer, atteindre ? Et
comme on ne bouge pas les choses, là-bas, directement, avec des
phrases (« magiquement »), il s'agit de troubler les esprits.
Communiquer, dites-vous? Mais pas des informations. Non, mais le feu.
Or j'ai beau avoir la tête et les joues en feu, le langage ne brûle
pas, parlant de feu, de flamme, de fièvre. Comment passer le feu
; mettre en feu la bibliothèque ? Théâtre de la cruauté
? Mais Artaud peu avant sa mort butait encore une fois sur l'énigme
de la communication quand il constatait l'inanité du geste de sa
conférence fameuse de 1947.
L'énigme c'est, toujours, que le mot douleur ne fait pas mal, que
« tourment » ne tourmente pas ; que cruauté n'est pas
cruel. Qu'à la rigueur il n'y a d'obscénité que par
l'imagination et par référence : c'est l'imagination qui
« réfère ». Un signifiant n'est pas obscène
par lui-même. Et il suffit d'écrire « khakha »
comme un dieu carthaginois chez Flaubert pour n'être pas scatologique.
Quelle est donc cette « puissance prochaine que les mots gardent
sur les choses », pour questionner avec les mots de Merleau-Ponty,
qui dépend, nous le savons, de la censure en général,
ce mode de réception ?
On risque de se faire plaisir un peu trop vite ; à invoquer cette
« continuité avec le dehors » ; car c'est un «
vœu », un « désir fou », qui nous intéresse
parce qu'il échoue. Le discours philosophant que nous parlons permet
de nous entendre (plus ou moins) « sur » Artaud, comme ses
médecins. La glossolalie, par exemple, n'est pas une langue puisque
personne ne la parle, et nous ne pouvons en parler, et d'une certaine
manière « l'entendre », que parce qu'elle est entourée
de ce qui n'est pas elle, portée de proche en proche par le discours
des autres, la discursivité générale où nous
l'entendons.
Pourquoi Rimbaud 1'emporte-t-il toujours, je veux dire en gloire, chez
les jeunes encore aujourd'hui? Son émotion en mots m'émouvant
me motiverait à me mouvoir ? La dévotion qu'il allègue
est-elle, latine, « la pâture jetée au gouffre toujours
avide » (Dumézil, dans ses Idées romaines) imprécation,
malédiction, adieu ? Un langage spécial (« alchimie
du verbe » ?) nous ferait de l'effet... Ne mesure-t-on pas la force
par l'effet?
La force se mesure à ce qui lui résiste. La résistance
sociale étant beaucoup moins grande qu'il y a cent ans, la «
force » du langage poétique, Arthur ou Artaud - cette force
qui ne dépend pas de la mention des termes de la force —
est moins offensante. Elle « passe » mieux, dit-on ; mais
en fait moins bien : sans rencontrer la même résistance ;
sans pouvoir se mesurer. La poésie s'épuiserait dans le
vide, se battant contre des fantômes et en particulier le sien.
Peut-être lui manque-t-il un substitut à, et donc un équivalent
de, la croyance, elle-même feinte, en son pouvoir spécial,
en sa « continuité avec le dehors » ?
*
Les frais de maintenance (comme si le maintenant se faisait
participe présent et nom commun) de l'affaire Poésie sont
élevés : maintenance d'un « sujet lyrique »,
caractériel, expressif, infatué, superstitieux...
Certains de ces frais sont non seulement incompressibles, mais, d'abord,
vitaux : maintenance de la bibliothèque (ou de la tradition, si
vous préférez) en état de lisibilité, de fonctionnement,
d'accroissement. Maintenance de « la langue » (des mots de
la tribu, si vous préférez Mallarmé) en « bon
usage » (dans son usage poétique précisément),
avec surveillance des ateliers d'expérimentation, etc. Maintenance
des usagers en état de réceptivité et d'inventivité
(par l'enseignement). Et si par haine de la poésie* on entend haine
de l'autosatisfaction des poètes, de leur sui-préférentialité,
et des modèles devenus académiques; et amour des risques,
des excès (y compris dans l'accueil de l'étranger par les
traductions), goût de transactions défendues ou « impossibles
» avec ce qui n'est pas elle ou qui ne passait pas pour l'intéresser
au nom du « ça ne se fait pas »... va pour cette haine,
qui peut bien faire mal à la poésie ; mais pour son bien,
comme dit une locution populaire.
Si c'est pour envoyer la langue à la casse et remplacer l'illusion
des pouvoirs spéciaux de la versification par celle des vociférations
idiosyncra-siques ou ceux du calembour, ou ceux de la technique typographique
du signifiant, on ne gagne pas au change.
La sténographie d'une séance d'« associations »
de mots et d'idées chez le psychanalyste — certes thérapeutique
— ne fait pas, même relue et agrémentée, un
poème.
Faire du mal à la langue de cette façon-là, qui ferait
peut-être du bien au sujet énonciateur, n'est pas le but.
L'Art en poésie en est un où peut le sujet se faire disparaître
élocutoirement - sujet s'entendant des deux manières : le
moi signataire, qui s'est délégué un narrateur pour
l'occasion (celle que raconte le fil narratif-thématique), et cette
disparition aurait lieu au profit du sujet pensant au fond de son «
œil vivant » ; et d'autre part sujet aussi la chose dont il
s'agit, parfois appelée l'objet, changé en apologue (parabole)
de toute l'opération.
Et pourquoi cette ascèse, si non pour le mouvement d'abdication
que je lis (parmi les contemporains) chez Artaud quand il se désidentifie
pour s'identifier, soustrayant de « soi » tous les prédicats
« siens » : français marseillais, européen —
continue-t-il —, homme contemporain, chrétien baptisé,
etc. ?
Et cet autre exemple : à la fin du livre quand Sartre se reconnaît
un « homme comme les autres et qui les vaut tous ». Peut-être
— c'est ainsi que je l'entends — un homme atteignant alors
cette semblance que Baudelaire à la fin de son poème nommait
« fraternelle » ? N'est-ce-pas là « le sens plus
pur aux mots de la tribu » ?
La seule croyance impliquée — et qui va chercher son énergie
langagière tropologique dans le désespoir de toute autre
révélation - serait celle-ci : croyance en une possibilité
par la langue vernaculaire de faire dire à son discours des choses
qui sont des vérités et aussi, j'allais dire par-dessus
le marché, sur elle-même.
*
Y a-t-il à se justifier de parler de la poésie,
et en « poéticien », et parfois avec les mots de la
philosophie ou de la « théorie » — bref en professeur
? Je ne crois pas. Mais comme il y a un préjugé tenace contre
l'intellect-agent, parfois entretenu par le poète lui-même,
si j'en crois, entre mille autres et mille pages, tel passage où
un auteur entonne le stéréo anti-cartésien, qui n'a
pas de sens sauf à fournir à nos amis anglo-saxons leur
grief anti-français, j'en dis quelques mots, et ce sera l'occasion
aussi de situer ma différence avec tel ou tel art poétique.
Car il y a un art poétique chez tout poète, qu'il soit explicite
ou non : comment en serait-il autrement, même s'il n'a pas aimé,
ou pas voulu, ou pas pu, le « formaliser » ?
L'historien, ou le critique, ou le littératuro-logue (le «
théoricien ») analysent l'œuvre, et le poème
« objectivement » donnés. Ils augmentent (parfois avec
auctoritas) la lecture de chacun. Ils paraphrasent le poème, et
c'est ainsi (grâce à l'école, qui n'est rien que de
la paraphrase) que nous pouvons recevoir une œuvre, un poème.
Et quand le poème est éloigné (XVe siècle
par exemple) nous savons que sans eux, sans leur travail et leur savoir,
nous ne pourrions pas même lire. Je n'en dis pas plus. Il n'y a
aucun contre-argument sérieux contre le savoir et l'analyse.
*
Une accusation d'élitisme est fréquemment
portée contre l'écriture poétique « difficile
», « mallarméenne », d'aujourd'hui. Sans doute
mainte plaquette, ou livret, emportés par l'esprit d'expérimentation,
et aussi par la prétention de porter au public le langage privé,
peu communicable, d'une niaiserie narcissique, exposent, ou risquent d'exposer,
« la poésie » entière à une accusation,
celle-ci vite publique et plébiscitée, voire publicitaire,
d'asocialité. Je ne veux pas inculper ni disculper ; je ne veux
pas en être réduit à chipoter ça et là
sur des exceptions. Mais dire que la poésie n'est pas par elle-même
élitiste ; ni égalitaire ; au sens idéologique ou
journalistique de ces deux mots (quand vient à dîner le débat
sur « poésie et chanson »...).
Peut-être le polo, sport équestre de la gentry, est-il élitiste
: miroir de la distinction au sens où Pierre Bourdieu, où
une classe, ou sous-classe, sociale se tire l'autoportrait ; « réservée
», par l'argent et le pedigree. La poésie n'est pas élitiste;
même difficile même s'il arrive à tel style, tel ouvrage,
de l'être). La poésie n'est pas un jeu de miroir pour autoreproduction
et autopréservation d'un groupe social. Elle ne se destine pas
à une « élite » - même s'il fallut un
siècle à l'œuvre de Hölderlin pour passer de l'obscurité
admirée d'un petit cercle au statut de poète national du
peuple allemand : il y fallait des médiateurs, des « interprètes
» (ô Ion !) ; des passionnés, et des critiques, qui
réadressent, redestinent, réexpédient, si j'ose dire,
son Poème à des « frères humains », d'abord
homophones. Son poème : langue, ton, pensée, composition,
« calcul », intention - au « peuple allemand ».
La réception est tout sauf immédiate - précisément
il y faut des médiateurs ; qui peuvent ne pas venir.
*
Il n'arrive pas que « la poésie » n'a
plus de place. La preuve ! Mais elle est assignée au petit (petits
média, petites heures, petits prix, petites foires, petites revues,
petites rencontres, petits récitals).
L'omnipotence du culturel noie le poisson de la différence entre
le bien-être et le faire-œuvre (que celui-ci ait abouti à
une œuvre reconnaissable ou consiste dans l'opération, qui
peut-être échoue, artistique) ; entre l'accordéon
convivial de la soirée eutrapélique où il fait bon
être au chaud entre humains, et l'art.
La poésie n'est pas assignable à la place consentie aujourd'hui.
Ce n'est pas notre travail de l'y faire asseoir parmi les amuseurs parasites,
les passeurs du temps ou les petits tiers — même si nous acceptons,
à chaque fois selon le cas qui intéresse l'un ou l'autre,
de nous y compromettre. Mais en principe, NON. Pas d'asservissement aux
conditions fixées par le culturel. Pas de précipitation
au devant. Déontologie : nous ne devons pas jouer sur les deux
tableaux. Car il s'agit de ne pas propager la confusion. La poésie
n'est pas faite pour fournir en jeux de mots et en petits proverbes les
compagnies d'étourneaux à l'heure de l'apéritif ou
entre deux stations de métro.
Le modèle pour nous n'est pas celui qu'offre la fin du Surréalisme
— quand tout finit dans les vitrines d'Hermès et les moustaches
de Dali dans la boutique farce-et-attrape du Mardi-Gras, et que «
surréaliste » a la valeur d'une injure dans la bouche des
journalistes (car il ne s'agit pas pour nous qu'on s'y reconnaisse et
s'y retrouve, parmi les signes de l'impérieuse sémiotique
sociale — mais qu'on ne s'y retrouve pas). Le modèle est
plutôt celui des débuts du Surréalisme. Irruptions,
intrusions, dérangements. Et bien sûr Breton « épouse
» son temps, polygame, et Desnos plus encore. Et, découvrant
la RÉCLAME (comme on disait avant la publicité), s'infiltrent
« culturellement » (c'était avant le culturel, ils
contribuent à l'inventer). Mais c'était pour changer la
vie, non pour les suppléments (sans supplément) du Grand
Restaurant.
On sait que la communication fait l'objet et le budjet des entreprises,
des ministères, des services en tout genre. Comment mieux communiquer?
Merci Monsieur Segalo-Seguela. Et le même « on » sait
aussi bien que plus ça communique moins ça communique. «
On ne m'a pas compris », gémit le PDG ou le Gouvernement.
Ce slogan s'est-il emparé de la poésie ? La poésie
se ferait l'Agent de la poésie ? Le poème, la publicité
du poème ? La poésie n'a pas à mieux communiquer.
Elle n'est pas un message parmi d'autres. Pas davantage n'est-elle le
message. Elle n'est pas sur le marché ; et elle est sur le marché...
Mais assez du PETIT!
Le second risque que j'évoque n'est pas tant celui que fait courir
au poème une ringardise de l'imagination poétique traditionnelle,
la métaphorante, celle qui fait des comparaisons que les manuels
appellent des « images », mais celui que fait courir le ravage
de la photolâtrie de l'imagerie au sens de ce qu'on appelle «
les images » à la télévision. Or ce qu'est
l'image devenu ne tombe pas aussi facilement sous le sens que les images
sous les yeux du téléspectateur. Essayons :
A la fin qu'entend-on par image aujourd'hui ?
Ce dans quoi, le milieu dans lequel, tendent à l'indistinction
par même matérialité audiovisuelle, le film, la publicité,
le télévisé et la mise en scène du réel
spectacularisé. Il n'y a plus de différence entre la bande
pub et le film, l'obscène publicité et l'intrigue. Tout
est image. Je parle de ceci, pour quoi je bricole le néovocable
peu amène de visibilisation.
Il s'agit d'en sortir — par l'imagination écrivaine ; l'opération
figurale, la logique poétique. Et la démythologisation,
la désanthropomorphisation.
Parlons de la performance. C'est le grand mot et la grande chose aujourd'hui.
« Les gens », comme ils s'appellent, n'aiment, ne veulent
voir, que ça, à tout écran, à tout instant;
record, course, crime, statistique. La signification du terme vient du
sport. La performance est sportive. Elle est ce qui est visible, rendu
visible ; elle est ce qui rend visible. Affaire du corps et de la technique.
Le performant surpasse et se surpasse : c'est le sens moderne du über.
L'Ubermensch est un sportif. L'image est ce qui montre la performance;
laquelle devient alors la performance de l'image. Il y a performance s'il
y a image performante : publicité réussie. L'infime quelconque
(l'imperceptible) que surprend la scopie fait performance. La réalité
est performable. Le réel est performant.
La question est donc : que devient ce qui se soustrait à la performabilité
; ce qui n'est pas performant, pas performable. Par exemple, ce que j'ai
appelé la banalité du bien. Le peu visible. Ce que vous
ne pouvez pas voir sur vos écrans. Le non excitant, non stimulant,
le simple — ou de quelque nom qu'on l'appelle. A-t-il disparu? Peut-on
le ramener indirectement à visibilité; par l'art ? Le récit
d'une beauté ordinaire, d'une bonté sans exploit, d'une
pensée commune ?
Cela intéresse la poésie, qui a vu la performance l'envahir
: virtuosité oulipienne, prouesse dans le signifiant, record Perec.
Ou, assimilée à une technique, visuelle auditive, sonore
électrique, screenisée... Ou en action-reading, vocifération
spectacle. Mais n'était-ce pas « la poésie »
qui faisait entendre la capacité ordinaire « profonde »
de la langue, sa basse continue, en même temps que son pouvoir prochain
sur les choses à dire. Sa contenance. Le ton dans la diction avec
le sens — son sens des choses; l'un par l'autre. Villon... Apollinaire.
En art, devenu plastique : l'installation est une performance. Par exemple
pour les musées acheteurs. La preuve : ça vaut très
cher.
Comment redonner à voir-entendre (« écoute-voir! »)
indirectement, dans un film même, le contraire du mal? Le discret,
ce que j'ignore avoir fait (en ternies d'évangile) ; ce qui est
gardé dans le cœur (ibidem). L'apparaître saisonnier
que dit la monotonie des derniers poèmes « insensés
» de Hölderlin? Les « bons sentiments mauvais pour la
littérature »... ?
*
Je reviens au danger de diminution auquel sa mise en anthologies
expose la poésie. Comment faire une anthologie ?
Contre l'anthologie en général il y a beaucoup à
dire : elle disloque la composition des livres d'origine; elle offense
l'ambition d'oeuvrer qui soutenait les auteurs qu'elle « sélectionne
». L'anthologie érode, simplifie, menace la poésie
- elle la « thématise », la réduit. Or le mode
(la mode) de l'anthologie tend à devenir le mode d'existence ordinaire
de la poésie.
Imaginer ceci : qu'arriverait-il à la poésie, si de Goethe
ou de Dante nous n'avions plus que des morceaux épars aux anthologies
scolaires ou autres, et sans que nous sachions que ces éclats proviennent
de ce qu'on appelle des chefs d'œuvre...
Mais en faveur de l'anthologie, il y a à dire aussi. Et non pas
seulement selon l'argument, banal et imparable, du « c'est ça
ou rien », qui prévaut dans l'édition aujourd'hui.
Mieux vaudrait une présence diminuée qu'une absence complète;
admettons... Mais parce que : a) Le tout est dans la partie; le fragment
donne (sur) le tout. b) Le format bref, la page, conviennent à
la poésie. Sa forme « par excellence » ne fut-elle
pas celle du sonnet, qui est sa mise au carré, forme brève,
abrégé de la merveille, brevet parfait de la poésie
déposé au livre, excellente mesure. c) Pour prendre goût
— et de même que l'épicier vous tend un morceau de
fromage pour vous faire goûter, ou le tapissier un échantillon
pour vous tenter — un-peu-de suffit. Tolle et lege. Vous verrez
si vous aimez... d) Beaucoup de ces œuvres poétiques sont
des recueils, composés brique à brique, et l'anthologie
vous montre, intégralement, l'une de ces briques. Baudelaire dit
de Constantin Guys : « Sa méthode a cet incomparable avantage
qu'a n'importe quel point de son progrès, chaque dessin a l'air
suffisamment fini; vous nommez cela une ébauche si vous voulez,
mais une ébauche parfaite. »
Et autres arguments...
Mon premier mouvement — et parfois le suivant — est donc de
me méfier de l'anthologie. Puis, les arguments que je viens d'évoquer
l'emportent — et je me pose la question du choix. En diminution
homothétique, « mise en abyme », comme un carré
petit dans un grand carré — même si l'homothétie
ne vaut pas la beaucoup plus subtile « homologie » qui exige
une invention de l'homologue...
En pointillés chronologiques ? N'est-il pas juste de donner à
deviner une évolution ; retracer les changements survenus au cours
des années (lustres) : souci à combiner avec celui de faire
entendre les différentes tonalités de « mon »
écrituration, les différents types de mixage, par exemple
de poème en prose et de prose en poème (Entre parenthèses,
le poème en prose... est une prose. Donc ce n'est pas un poème
si on maintient la différence prose-poésie, selon la coupe
spéciale traditionnelle dont la justification « saute aux
yeux » du lecteur, qui gage le sens de poème « en prose
». La question devient : qu'y a-t-il de « poème »
dans cette prose ? La réponse n'est pas si simple.) Une prose est
plus ou moins chargée de narration, de descriptions, de réflexions...
Dosages spécifiques.
*
Un tableau eût-il été possible, une
description qui tende à l'exhaustivité, de « la poésie
française aujourd'hui », voire au XXe siècle ? Mais
déjà pour ce qui est des vivants, Gil Jouannard récemment
rassemblait pour une exposition plus de 150 noms de poètes... Et
combien de tendances à défaut d'écoles?
Que d'approximations et de feintes perspectives! Car il faudrait savoir
discerner au moins les uns des autres : le conservatoire de la tradition
(laquelle ramasse, pour nous, les rejetons récents, le surréalisme
entre tous ; et l'on sait qu'il y a pour ainsi dire un genre par «
grand poète » : pongisme, charisme, michauisme...). Du côté
de ce que j'ai appelé les frais de maintenance, l'addition serait
déjà salée. Le lyrisme de la circonstance (dans la
lignée de Reverdy, si l'on veut). Le formalisme avec son érudition
et son didactisme; le narratif, sous perfusion américaine; le performanciel
(cf. supra), les spiritualismes syncrétiques; l'ethnopoétique...
J'eusse préféré clore, si j'avais la place, par des
réflexions sur l'urgence. Le temps nous presse. Or distinguer la
poésie du reste ou littérature n'est pas l'urgence. Plutôt
insister dans la littérature, y incluse la poésie, par différence,
voire résistance à tout ce qui n'est pas elle (celle-là)
et la réduit à pas grand chose; par exemple lutter avec
les différents types de scientisme, ou de cybernétitisme
économico-social, ou d'arrogances idéologiques, etc.
*
La poésie n'est plus un royaume enchanté,
ni enchanteur. J'ai voulu examiner la raison poétique en termes
de poétique poursuivie par tous les moyens, comme une capacité,
une énergie si l'on veut, qui ne doit compter que sur ses propres
forces - mûre assez pour se passer du secours de la religion, des
oripeaux ou des pharmacies de crédulités mythologiques,
et de diverses prothèses contemporaines.
Cependant, la poésie n'est pas seule. Ça veut dire quoi
? Qu'elle est avec. Elle accompagne la vie et la vie l'accompagne - musique
d'accompagnement.
Il était une fois neuf muses. Toutes avaient pris l'habitude au
cours des siècles de s'entretenir, et de faire-avec. Avec les philosophes,
avec les peintres, avec les cordes pincées, les percussions, les
chœurs... Quelques unes perdirent leur virginité; elles enfantèrent
des dixième, onzième, douzième arts. À combien
se retrouvent-elles ? La descendance n'est pas close. Avec le cinéma,
la télévision, les amplificateurs, les synthétiseurs
divers ; et derechef la voix, les voix...
* Georges Bataille : « Toute poésie trahit la poésie
».
Extrait de L’impair, Tours, Farrago, 2000,
pages 109-119.
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