Saurai-je témoigner, de façon juste
et fidèle, de mon admiration pour Hans-Georg Gadamer? A la reconnaissance,
à l'affection dont elle est faite, et depuis si longtemps, je
sens obscurément se mêler une mélancolie sans âge.
(...)
On parle souvent et trop facilement de monologue intérieur. Un
dialogue intérieur le précède et le rend possible.
Le divisant et l’enrichissant, il le commande et l’oriente.
Mon dialogue intérieur avec Gadamer, avec Gadamer lui-même,
avec Gadamer vivant, et vivant encore, si j’ose dire, n'aura pas
connu de cesse depuis notre rencontre de Paris.
Sans doute cette mélancolie tenait-elle, comme toujours dans
l’amitié, telle du moins que chaque fois je l’éprouve,
à une triste et envahissante certitude: un jour la mort devra
nous séparer. Loi inflexible et fatale: de deux amis, l’un
verra l’autre mourir. Le dialogue, si virtuel soit-il, à
jamais sera blessé par une ultime interruption. Une séparation
à nulle autre comparable, une séparation entre la vie
et la mort viendra défier la pensée depuis un premier
sceau énigmatique, celui que sans fin nous chercherons à
déchiffrer. Le dialogue continue, sans doute, il poursuit son
sillage chez le survivant. Celui-ci croit garder l’autre en soi,
il le faisait déjà de son vivant, il lui laisse désormais
au-dedans de lui la parole. Il le fait peut-être mieux que jamais
et c’est là une terrifiante hypothèse. Mais la survie
porte en elle la trace d’une ineffaçable incision. L’interruption
se multiplie, une interruption affecte l’autre, une interruption
en abyme, plus unheimlich que jamais.
(...)
La certitude mélancolique dont je parle commence donc, comme
toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une inter-ruption
mais par une parole d’interruption. Un cogito de l’adieu,
ce salut sans retour, signe la respiration même du dialogue, du
dialogue dans le monde ou du dialogue le plus intérieur. Le deuil
alors n’attend plus. Dès cette première rencontre,
l’interruption va au-de-vant de la mort, elle la précède,
elle endeuille chacun d’un implacable futur antérieur.
L’un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous
deux d’avance. Et depuis toujours. L'un des deux aura été
voué, dès le commencement, à porter à lui
seul, en lui-même, et le dialogue qu’il lui faut poursuivre
au-delà de l’interruption, et la mémoire de la première
interruption.
Et, dirai-je sans la facilité d’une hyperbole, le monde
de l’autre. Le monde après la fin du monde.
Car chaque fois, et chaque fois singulièrement, chaque fois irremplaçablement,
chaque fois infiniment, la mort n’est rien de moins qu’une
fin du monde. Non pas seulement une fin parmi d’autres, la fin
de quelqu’un ou de quelque chose dans le monde, la fin d’une
vie ou d’un vivant. La mort ne met pas un terme à quelqu’un
dans le monde, ni à un monde parmi d’autres, elle marque
chaque fois, chaque fois au défi de l’arithmétique,
l’absolue fin du seul et même monde, de ce que chacun ouvre
comme un seul et même monde, la fin de l’unique monde, la
fin de la totalité de ce qui est ou peut se présenter
comme l’origine du monde pour tel et unique vivant, qu’il
soit humain ou non.
Alors le survivant reste seul. Au-delà du monde de l’autre,
il est aussi de quelque façon au-delà ou en deçà
du monde même. Dans le monde hors du monde et privé du
monde. Il se sent du moins seul responsable, assigné à
porter et l’autre et son monde, l’autre et le monde disparus,
responsable sans monde (weltlos), sans le sol d’aucun
monde, désormais, dans un monde sans monde, comme sans terre
par-delà la fin du monde.
Jacques Derrida, Béliers, "Le dialogue
interrompu : entre deux infinis, le poème"
Galilée, 2003. Collection La philosophie en effet. p.9 et 19-23