Yves Charnet / "Un jour pour parler" | |
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un lundi de novembre, par Sébastien Rongier Il faisait froid ce lundi en début d’après-midi. Au sortir de la bouche du métro, la vie étudiante a repris son rythme sur la place de Jussieu. Les marches de l’université en travaux. L’esplanade et les grappes clairsemées d’étudiants emmitouflés dans des vêtements chauds. L’hiver déjà. L’amphi 24 où se tient cette journée est encore vide. Quelques têtes assises seulement. Je regarde ma montre. Je suis en avance. Aller boire un café. Jeter un œil au programme. Paroles pour Jacques Derrida. Le titre est sibyllin et énigmatique et les intervenants prestigieux. Retour dans l’amphi 24. Les places se sont remplies. Mais les tables des intervenants sont encore vides. A 14 heures 30, la journée organisée par Francis Marmande et Martin Rueff démarre. Ils lancent la journée en voulant faire résonner autre chose. Autre chose à propos de Jacques Derrida. Ni commémoration, ni colloque, le sens du mot paroles est lancé à venir dans le tissage de la journée. La première intervention de Gisèle Berkman interrogea la question des Lumières dans l’oeuvre de Derrida. Pourtant c’est une autre profondeur qui renversa le cours de la journée. Les amis, les proches et les lointains semblaient s’être donnés rendez-vous pour cet autre chose appris de celui qui apprenait également à désapprendre. Dans l’ordre alphabétique qui présidait avec souplesse à l’organisation de la journée, Martin Rueff céda la parole à Yves Charnet. A la fin de son intervention, on pouvait entendre résonner le silence que le titre de son propos impliquait. « Un jour, pour parler » serait le seul jour d’une parole d’avenir qui se terminait au moment de l’enterrement et se prolongeait dans la parole de l’autre. Il dit l’ami, évoqua la beauté du visage du philosophe, l’intensité d’être l’auditeur de son séminaire de la rue d’Ulm. C’est à nu dans un tremblement de voix qu’il dévoila la présence, les phrases au cœur des expériences personnelles et dramatiques. Nul fantôme ici de l’inspirateur d’une hantôlogie philosophique mais la présence souveraine d’une humanité sensible et généreuse, de celles qui laissent un vide au cœur d’un plein. Aux derniers mots d’Yves Charnet succéda un beau et long silence. Silence de la salle. Silence de la tribune. Un vide au milieu du plein. Les paroles ne se plieraient donc pas au discours sur. Mais elles déplieraient un avec en l’absence de, un pour qui creuserait l’intimité de la parole. Le nom des amis traversa la salle autant que la tribune : Maurice Blanchot, Michel Deguy, Hélène Cixous, Paul de Man, Jean-Luc Nancy, et d’autres encore. Mais aussi les noms des rencontres et des influences contradictoires ou non : Michel Foucault, Martin Heidegger, Paul Celan, et d’autres encore. Mais aussi les textes et les auteurs : Platon, Rousseau, Joyce ou Artaud et d’autres encore. Michel Deguy prit la parole. En rythmes, en mots et en images. Images des mots et du poème. Trois courtes interventions bien loin des analyses ou des densités qu’on lui connaît. Il commença par un court texte sur le lien et l’amitié, l’amitié entre Michel Deguy et Jacques Derrida. Puis il lut les derniers mots de son ami disparu, les derniers mots lus par le fils le jour de l’enterrement. Jacques Derrida y disait l’amitié, l’amour et bénissaient ceux qui se retrouvaient à Ris-Orangis (Christophe Bident qui avait tracé l’absence en faisant résonner les mots de Thomas l’obscur creusant sa propre tombe, avait précédemment évoqué le trouble de l’enterrement de Ris-Orangis et les mots prononcés par le fils mais mal entendus.) En les disant de nouveau Michel Deguy ne comblait rien mais creusait le sillon de la parole. Enfin il lut le poème qu’il avait composé au moment de l’enterrement, mots écrits de ses traces aigus qui se déployèrent sur un mur de la salle grâce au rétroprojecteur moderne derrière lequel se cachait Martin Rueff. Le poème resta longtemps accroché au-dessus des intervenants. Je n’ai pas recopié le poème. Je m’en aperçus plus tard, bien après mon départ. Il ne s’agissait pas de recueillir ou de retracer mais d’entendre et de traverser ces paroles. Pas de note donc. En quittant l’amphithéâtre 24, la nuit était tombée sur l’esplanade de Jussieu. La journée avait été exceptionnelle. En refermant mon manteau et en ajustant mon écharpe pour échapper au froid humide de novembre, je pensais encore à la juste colère de Françoise Gaillard irritée par les récupérations françaises de dernières minutes des philosophes dilettantes alors même que l’université et le pouvoir médiatique l’ont toujours tenu aux seuils ou en dehors. Même écho de Francis Marmande évoquant l’amitié d’Ornette Coleman et le concert de la Villette. On y apprit que le saxophoniste avait invité le philosophe sur la scène à improviser un set de pensée. Mais le public français ne connaissait pas, méconnaissait ou méprisait l’homme qui s’avançait près du micro, debout face au public. Celui qui fut accueilli avec ferveur et passion par les plus prestigieux campus américains résista ce jour-là au public hostile de la salle de la Villette. Il garda une blessure profonde de l’épisode et de l’incompréhension. Les autres interventions dirent la lecture de l’œuvre, la nourriture des textes, les dettes et le bonheur des rencontres en rappelant tous l’exigence et l’importance d’un mot résistance. Mais il ne s’agissait pas ce jour de novembre d’explorer les articulations conceptuelles, seulement d’approcher humainement ce que c’était la vie d’un philosophe, de ce philosophe. Sébastien Rongier est membre du comité de rédaction de remue.net (voir dossier Michel Deguy) |
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Yves Charnet / "Un jour pour parler"
Je tremble. Comme il y a vingt ans. Je n’arrivais à composer le numéro de téléphone, à Ris-Orangis, qu’en tremblant. Je n’arrivais qu’à trembler. Ne commençant à composer le numéro de Ris que pour mieux m’interrompre. Après quatre ou cinq chiffres. Rarement plus. De cette pulsion qui poussait ma main à si brusquement raccrocher, j’étais le spectateur sidéré. Comment attaquer cette prose en deuil ? Comment évoquer – d’une façon juste et qui rendrait un peu justice – les deux ou trois choses que je sais de lui. Il faudrait, ici, trouver le mot que toute son œuvre nous demande de chercher. Sans fin. Un mot qui nommerait cette façon unique d’incarner, et du même coup : l’écriture-la pensée-l’amitié. Je pourrai juste évoquer deux ou trois choses que je crois savoir de l’écrivain, du penseur. De l’ami. Infinies figures auxquelles, à plusieurs, nous voici donc invités à adresser – « aujourd’hui, en ce jour, à cette date » – la parole. Des paroles. Nos paroles. Selon l’inaudible pluriel qui traverse, et de part en part, tout le titre de notre colloque amical. Paroles pour Jacques Derrida. Ce pluriel nous sera – toujours déjà – venu de lui. La rose même de ce pluriel. Sa dissémination fleurie. Nous n’avons peut-être, chacun selon notre chagrin, pas de don plus singulier à offrir à ses multiples mémoires. Aux mémoires des gestes et des textes qui ne font, depuis sa mort, que commencer à retracer une impossible signature. Je voudrais juste ajouter ici, d’une main et d’une voix qui tremblent – avec cette autre main que n’en finit pas de tendre, en tremblant, la voix – un s minuscule, personnel, forcément trop personnel, à la rose des paroles multiples que nous tressons. Ce lundi 15 novembre 2004, à l’Université Paris 7, Denis Diderot. Pour Jacques Derrida. Cette rose, il en aura, comme personne, écouté la floraison secrète. Dans tel poème de Celan. « Wann, / wann blühen, wann, / wann blühen die, hühendiblüh, / huhediblu, ja sie, die September – rosen ? » Et je cite à mon tour, pour cette Rose de personne, la traduction de notre amie Martine Broda que Derrida inscrivait en toutes lettres. Dans Schibboleth pour Paul Celan. « Quand / quand fleurissent, quand, / quand fleurissent les / flhuerissent, oui, les / roses de septembre ? » Et vous vous souvenez, par quel tour d’écriture, il incitait à rendre folle, à rendre à sa folie, cette citation que son commentaire sollicitait comme jamais : « La question « Quand ? », « Wann… ? », qui porte d’abord sur les roses (quand fleurissent les roses de septembre ?) pour finalement porter sur la date même (« Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres ? »), devient, dans l’intervalle, folle elle-même ». La date, le poème, la folie. Il me semble que, avec Jacques Derrida, je n’aurai jamais parlé d’autre chose. Dans ce temps déraisonnable où je me serai laissé tout entier porter, em-porter, oui, par le désir panique, oui, de faire appel à lui. Au parleur debout qui, main gauche dans une veste de velours noir, répondait dans sa pipe aux questions que, à la fin du séminaire, balbutiait le premier bâtard venu. Pareilles hantises ne cessent pas – et jusque dans cet entretien fantôme que, devant vous, je continue d’avoir avec son visage imaginaire – de revenir. De me faire revenir à lui. De transporter jusqu’à l’impossible « Moi » le très peu que je peux comprendre. Re-prendre à mon propre compte. Selon son ultime voeu d’un « dialogue » poétiquement « ininterrompu ». Le trop peu que je peux porter de cette « errance spectrale des mots ». J’allais (presque) dire des syllabes. Errance spectrale qui me paraît l’expérience radicale au bord sans bord de laquelle il nous aura donc abandonnés. Je dis, faute de mieux, « Moi ». Saluant, au passage, sa façon de citer la traduction risquée par André du Bouchet. Pour une formule du Méridien. Parlant de Lenz, Paul Celan, nomme le poète : « er als ein Ich ». « Lui en tant que Moi ». Schibboleth pour Paul Celan. Je viens de me rendre compte que, et sans l’avoir prémédité, j’ai commencé par citer le premier livre que, en 1986, j’ai reçu de lui. Pas le premier livre que j’ai lu de lui. Ce fut, je me souviens, fin 1981, sur le conseil d’un camarade de Khâgne à Henri IV, L’Écriture et la différence. Dans sa version « Points/Seuil ». Avec, en couverture, le si beau tableau de Paul Klee, « Fleurs de pierre ». Je parle ici du premier livre reçu. Parmi le courrier du jour. C’était un gros paquet des éditions « Galilée » qui, je crois, contenait aussi Parages. J’évoque, soit inscrites à même le volume, soit sur une carte de visite ou une simple feuille de papier dans une enveloppe à mes prénom et nom, d’abord, puis à mon prénom, à la seule initiale, enfin, de ce prénom, ces dédicaces qui sont les premiers textes de lui, que, une fois traversée la nouvelle de sa mort, j’ai commencé de relire. Dans les larmes. Et il faudrait aussi – chacun de nous pourrait le faire – travailler à une poétique de la dédicace telle que, en marge de ses envois, Jacques Derrida continuait, s’adressant spécifiquement à chacun de ses lecteurs, d’en écrire le poème. À chaque fois, vous savez, unique. J’avais vingt quatre ans. Je découvrais dans l’émerveillement cette amitié continuée par d’autres moyens. La chance de recevoir, par la poste, telle lettre que contient aussi, de façon toujours plus ou moins cryptée, un livre. Un livre à nous destiné. En même temps que à tous et à personne. Ce rituel, qui me fut si cher, aura duré, d’une façon absolument ininterrompue, jusqu’en 1996. Jusqu’au dernier volume ainsi reçu. Le Monolinguisme de l’autre. Dix ans après le premier envoi. Treize ans après notre première rencontre, j’y reviendrai, rue d’Ulm. L’École, les livres, les lettres – toute la vie. 1996. C’est une année de renversement. Je fuis Paris pour Toulouse. D’un effondrement, l’autre. On peut vouloir disparaître de sa propre vie. Perdre de vue les choses qu’on aura crues nous être, vous savez, le plus propre. Peut-être, de l’âge d’homme, n’y a-t-il pas d’autre expérience que cette perte. Et cet exil. Ce côté fichu de la condition humaine. Je ne suis même pas sûr – et c’est assez vous dire combien je me sens indigne de témoigner ici ; combien je ne me risque à témoigner ici que depuis le fonds d’une indignité dont, et cet ami maintenant mort, rien ni personne ne pourra plus venir me sauver – d’avoir donné mon adresse toulousaine à Jacques Derrida. Ces huit ans de silence sont, vous l’aurez compris, de ma seule faute. « Coupure du rapport à l’autre », dit-il. Cette « interruption de l’adresse », je la vis dans le remords. Comme une faute impardonnable. Je suis presque sûr de ne plus lui avoir écrit depuis Toulouse. M’étant même abstenu finalement de le faire, quand – et par le même ami américain qui m’aura, courriel lu dans la nuit, appris sa disparition – j’ai commencé, comme beaucoup, de connaître quel combat de bélier il menait contre la maladie. Qui dira la coupable désolation du trop tard ? Et que, grand pongien, cet ami américain soit un Français, spécialiste de la poésie contemporaine, qui enseigne notre littérature au Department of Romance Languages de l’Université de Penn – cette circonstance fait, jusque dans son anecdotique singularité, partie, nous le savons, du contexte général dans lequel se situe la minuscule histoire que j’aurai voulu vous raconter ici. Contexte historico-politico-académique. Il n’aura cessé de nous apprendre à déconstruire les déterminations et les limites qui commandent toutes les positions, publiques ou privées, que nous adoptons pour traverser, et chacun selon notre pas, ce champ toujours déjà institutionnel. Cet espace persécuteur avec ses complots et pièges. Les poèmes comme les paroles, les musiques comme les peintures sont des risques. Les voix comme les gestes. Des risques à courir. En avant de nous. [...] C’était il y a vingt ans. Salle Dussane, 45, rue d’Ulm. C’était le théâtre du séminaire. 1983-1984. C’était ma première année à l’École. Sa dernière à lui. Avant l’EHESS. Sa vingtième et dernière année de caïman dans cette École dont je suis sorti sans y être jamais vraiment rentré. Sa façon de poser, avant de prendre la parole – il se dirigeait, avec l’instinct des grands fauves, vers les baies vitrées qui donnaient sur le dehors, l’horizon de la rue – une grosse sacoche, un cartable plein de livres et de dossiers, sur l’immense bureau qui se détachait sur le fond rouge des rideaux encadrant, je me souviens, l’estrade. L’inquiète bonté qui plissait, pour regarder nos visages dans la salle, ses yeux dont la tenace intensité me transperçait. Me traversait. Avant la voix. Après un long silence pendant lequel il disposait si minutieusement, devant lui, les feuilles de sa parole écrite en toutes lettres. Le texte de cette parole calculée jusqu’à la moindre virgule. Et l’admirateur d’Ornette Coleman qu’il était aussi, allait donner – feu, le free ! – l’impression d’improviser chaque syllabe. Après ce silence inaugural : sa voix. Tous charmes et prestiges dehors. Des fantômes venus de l’autre rive de la Méditerranée parlaient de Kant et de Hegel, de Freud et de Heidegger comme s’il s’était agi de fabuleuses figures des Mille et une nuits. Cette voix commençait doucement d’opérer – et sur chacune des auditrices ferventes, comme sur chacun des auditeurs captivés… – le ravissement qui restera, pour moi, comme la signature sonore de ce chaman de la pensée. Jacques Derrida n’en finirait plus de tourner, pendant les deux heures que durait chaque mémorable séance, de tourner autour de sa pensée. De faire tourner, oui, la pensée. Des Américaines, des Américains, des Japonaises, des Japonais, des Allemandes, des Allemands, des jeunes gens du monde mondialisé composaient cet impressionnant public en effervescence. Très peu de Français. Encore moins de Normaliens inscrits en Philo. Nul Normalien en Lettres Modernes. À part moi. « Moi » qui, en certain sens, ne me suis toujours pas relevé de ce fauteuil. Dans les premiers rangs, sur l’extrême droite en regardant le bureau. Sur l’extrême gauche où il m’aura, tant de séances, vu assis. Avec ce regard de bienveillance dont chacun savait qu’il était une bénédiction. Fauteuil, presque toujours le même, que j’aimais donc maniaquement occuper, chaque mercredi soir. Pour voir ce que sa voix n’allait pas manquer de nous dévoiler. L’écouter de tous mes yeux. « Moi » qui tremblais, oui comme – me remémorant pour lui, devant vous, ces scènes fondatrices – je tremble encore. Oui. Je veux insister sur la part de beauté personnelle, de splendeur propre, qui – pour les très jeunes gens composant (j’avais vingt et un ans, donc, la première fois) le public ébloui du séminaire vécu comme un rite d’initiation – contribuait à la sidération de cette parole dont l’énergie poétique nous perforait. Je ne rappelle pas seulement l’évidente séduction du visage, le raffinement soigné des vêtements. Tout ce qui, de photos en films, attesta, dans ces années qui furent précisément celles de ma formation, d’un actif souci de son image. Transforma sa silhouette en celle d’un dandy baudelairien de la philosophie. Je voudrais, surtout, viser, ici, cette élégance fiévreuse. L’irradiante lumière sous l’éclairage de laquelle se déplaçait le corps-mouvement de sa parole. Comme, avant lui, Lacan ou Barthes, Jacques Derrida, qui se jouait la peau dans les séances de son séminaire, s’avançait sur la scène académique en comédien de la philosophie. En torero de la pensée. Ce fut comme une apparition. Cette façon de centrer l’espace pédagogique autour d’un corps. Un corps impliqué dans l’acte d’enseigner au point que les élèves avaient l’impression physique de vivre une passion de la parole. À chaque fois de nouveau. La manière dont Derrida s’adressait à ses jeunes auditeurs – ressassements et ellipses, piétinements et accélérations diaboliquement alternés dans une énergique dynamique des contraires – cette manière baroque faisait, je me souviens, tourner la tête à celles et ceux qui l’écoutaient. De la pensée accrochant la pensée – et tirant. Je veux témoigner ici d’avoir organiquement ressenti cette émouvante motion de la pensée. Quand elle prend corps à même la peau. Et je tiens significativement à le faire en citant des mots du livre fulgurant dans lequel je passe le plus sombre de mon deuil. Ce livre que je lis donc à sa mort. Mots de Artaud le Moma par lesquels le conférencier du Museum of Modern Art de New York salue, le 16 octobre 1996, « ce qui est à /s/es yeux la figure même d’une apparition phénoménale, l’événement nommé Antonin Artaud, /…/, son apparition de foudre lumineuse, dangereuse, mortelle, exceptionnelle, son coup de tonnerre aussi dans le ciel de notre histoire ». C’est comme celle d’un « homme-foudre » que la pensée de Jacques Derrida fit explosion dans ma jeune vie. Fin octobre, début novembre 1983. La foudre faisait dans ma tête son barouf furieux. Voilà vingt ans. Et c’est de ce raffut de folie que j’aurai donc pris le risque d’aller parler. Un jour. Avec Jacques Derrida. C’était fin octobre, début novembre 1983. Dans son petit bureau, au premier étage du bâtiment central de l’École. 45, rue d’Ulm. Cette foudre dont on entend l’énergie disloquer la rage free d’Ornette Coleman. Interloquer les grondantes glossolalies d’Antonin Artaud. La pensée brutalement saisie dans son tremblement même. Et, en ce qui me concernait, dans son empêchement même. D’une telle déperdition de l’inspiration – et mon corps était devenu comme le mot-à-mot de ce texte connu par cœur – Jacques Derrida, « parlant en direction d’Artaud », me paraissait avoir non seulement rencontré, mais encore traversé l’expérience. « L’irresponsabilité radicale de la parole, l’irresponsabilité comme puissance et origine de la parole ». Ce que – selon une décisive étude que cite, bien sûr, dans L’Écriture et la différence, mon article fétiche – Maurice Blanchot épingle comme « l’impouvoir essentiel de la pensée ». Ce que je croyais naïvement identifier en moi comme une parole soufflée. J’allais, dans son petit bureau, en parler à Jacques Derrida. Comme d’un effet de cette Chose qui avait foudroyé mon enfance. Et que je nommais, je me souviens, Bâtardise. Parler est beaucoup dire. Je balbutiais. Je tremblais. Laissais sortir, comme autant de crapauds, les symptômes de ma bouche. Derrida me demanda si je voulais du café. S’affaira dans un remue-ménage de cafetière, de tasses, de cuillères. Bouleversante douceur. Il me laissait lui demander l’impossible. C’était la moindre des choses. Pardonnez-moi, dans la peine qui est aujourd’hui la mienne, la nôtre, de confesser à votre assemblée (depuis si longtemps rompue aux torsions les plus complexes de la pensée de style déconstructionniste), que l’active écoute commencée dans ce modeste bureau, continuée dans tant de cafés, pubs, salons de thé, bars d’hôtel et beaucoup plus rarement, je crois, dans des restaurants, continuée, dis-je, pendant tant d’années, continuée dans ces dédicaces, cartes postales et autres courriers que, cherchant quoi vous dire aujourd’hui, je n’ai pu relire sans pleurer, – pardonnez-moi, donc, de vous avouer, avec une simplicité qui vous fera sans doute sourire, que la chance de cette écoute m’aura, du premier jour, parue comme une mise en oeuvre – dans la vie même, dans une folle attention au premier bâtard venu – de ce qui faisait, quand je tentais de la déchiffrer, dans des livres dévorés avec dévotion, la force et la signification d’une pensée qui touchait au corps de mon intimité. [...] Je mettrai dix ans pour organiser, dans une sorte de prose, le chaos dont je confiais l’obscur secret à Jacques Derrida. Il n’en refusa pas l’offre démentielle. Mit à l’accueillir toute l’infinie patience, toute l’attention généreuse dont vous savez tous, et mieux que moi, combien elles constituaient des actes. Les actes de cette hospitalité absolue dont se réclamait, à juste titre, ce penseur de tout autre comme tout autre. Dans cette épreuve d’une identité pulvérisée – de l’effondrement à Sainte-Anne, février 1986, au suicide de mon père, août 1990 –, je ne divulgue pas aujourd’hui sans trembler que l’écriture au feutre bleu, parfois noir, de lettres de plus en plus enchevêtrées – comme la façon d’articuler au téléphone des mots d’une justesse amicale – , que ces gestes de la vie la plus privée m’auront été, comment dire, autant de mains données. Pour me faire signe d’avancer. De reprendre confiance. De traverser. Avant de refermer pour jamais cette crypte du coeur, permettez-moi, simplement, de partager avec vous deux phrases. L’une écrite, l’autre orale. Deux phrases adressées au moment voulu. Deux phrases qui continuent de me tenir compagnie. Son visage écrit, en quelque sorte. Après ma sortie de Sainte-Anne, une carte postale au bonhomme oblique sur fond blanc, sorte, je crois, de petit clown peint en noir par Kafka – une carte postale avec, au dos, ces simples mots : « Il danse, n’est-ce pas ? » Fin août, début septembre 1990 – je suis, depuis une poignée de jours, revenu dans mon campement parisien après ce suicide qui aura mis, comme jamais, le temps hors de ses gonds – ces mots prononcés, au téléphone, par la voix pleine de césures et d’intensités de Jacques Derrida : « J’imagine sans imaginer. » [...] Je referme tout à fait cette crypte des circonstances et des dédicaces. Je ne l’aurai pas ouverte devant vous sans l’amicale confiance que Francis Marmande m’aura donc accordée, m’invitant, à ma plus grande surprise, à parler ici. Pour Jacques Derrida. Francis que je veux remercier doublement, puisqu’il m’aura donné l’émouvante occasion de témoigner aux côtés du poète qui, du premier jour, incarne ce qu’il y a de plus joyeusement vivant dans ma relation à Jacques Derrida. J’ai nommé, rencontré voilà vingt ans aussi, Michel Deguy dont, pour un séminaire de Maîtrise (« la comparaison chez Proust »), je commençais d’abord par être, à Saint-Denis Paris VIII, l’élève. Dans la vie qui n’est pas, vous savez, éternelle. La vie comme un premier-dernier rendez-vous. La vie férocement fidèle à ce qui n’en finit pas. Et je n’oublie pas que la dernière fois que nous aurons été vraiment ensemble, Jacques Derrida et moi, ce fut, le samedi 3 juin 1995, côte-à-côte, dans la Salle Dussane, pour la performance orale de « Comment nommer » – la patiente méditation que le philosophe avait composée pour le colloque que j’essayais de consacrais au poète de Tombeau de Du Bellay. Je finis tout à fait. Je révèle publiquement ce que savent de rares intimes. Et qui n’a, sans doute, plus d’importance que pour « moi ». Aujourd’hui. Dans mon premier livre – et j’aurai tant voulu vous dire combien j’en dois à Jacques Derrida l’impossible possibilité – le premier texte est, mot pour mot, celui d’une lettre. Lettre écrite dans le train d’un certain vendredi qui me ramenait à Nevers. Chez Maman. Lettre écrite après un de nos intenses entretiens. À propos de ma « bâtardise ». Du trouble de l’identité que je m’acharnais à nommer comme ça. Pour lui. Après un de ces furtifs échanges qui nous auront réuni dans son bureau. Rue d’Ulm. Dans un temps dont j’aurai mis vingt ans à comprendre qu’il serait sans retour. Lettre en souffrance. Lettre à venir. Lettre adressée, dans l’automne 1983, à Jacques Derrida. Toulouse, 6-15 novembre 2004 |