Christine Jérusalem / Géographies de Jean Echenoz | |
" Il se peut quécrire soit dans un rapport essentiel avec les lignes de fuite. Ecrire, cest tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et quon est bien forcé de suivre, parce que lécriture nous y engage, nous y embarque en réalité. " Gilles Deleuze Agrégée de lettres Modernes, Christine Jérusalem enseigne dans un collège de Lyon. A soutenu en 2000 une thèse consacrée à luvre de Jean Echenoz sous la direction de Jean-Bernard Vray, Equivoque et fragmentation : lesthétique de la disparition dans luvre de Jean Echenoz. Prépare un essai consacré à cet écrivain. Sintéresse à différents auteurs contemporains et a publié des articles sur Jacques Roubaud, Patrick Modiano, " lEcole de Minuit ". Se passionne pour les questions de géographie urbaine dans la littérature daujourdhui et pour les rapports texte/image (peinture, photographie, cinéma). sur remue.net, une autre étude de Christine
Jérusalem: "Sections urbaines" |
Christine Jérusalem / Géographies de Jean Echenoz La littérature est espace, la littérature interroge lespace. Elle parcourt des " espèces despaces ", sillonne des lieux, traverse des mondes. Elle trace un itinéraire qui trouve son point daboutissement dans lespace de la page. Si lon veut bien se souvenir que la carte est lanagramme de la trace, alors on peut considérer que lécriture est une géographie. Deux écrivains contemporains lont récemment rappelé, chacun à leur manière : Dominique Fourcade, qui a publié un ouvrage significativement intitulé Est-ce que jpeux placer un mot ? et Olivier Rolin qui a titré une conférence sur la langue française Mal placé, déplacé . Si lécrivain est souvent celui qui transgresse une place sociale, il est aussi celui qui organise un autre espace au croisement du topographique et du narratif. De cette propension à appréhender la littérature sur le mode de la spatialité témoigne, de façon très forte, luvre de Jean Echenoz . Lécrivain affirme quil écrit des romans géographiques. Cest donc une " poétique des sites " échenoziens que lon tentera de construire ici. A partir de cette mise en place, on constatera que le texte échenozien se caractérise par sa propension à constituer, dans un espace vide, un sujet nomade, marqué par la figure du vacillement et de léclatement. La vacuité des territoires Les lieux touristiques néchappent pas à ce sentiment de vacuité. Les paysages traversés par Gloire et Victoire sont des espaces de lindistinction et de la répétition. Palaces interchangeables des Grandes Blondes ou anonymat des hôtels dautoroutes dans Un An représentent des lieux de transit impersonnels. Les hôtels impersonnels sont sans personnel comme le " bâtiment sourd-muet " où dort une nuit Victoire. La Bretagne traversée par Kastner dans Les Grandes blondes fournit " un spectacle uniforme de maisons grises éparses " : " peu semblaient habitées, pas mal étaient à vendre ". La plage dans Un An est " une vaste étendue désaffectée, inutile " aussi déserte que celle de Saint-Sébastien dans Je men vais. Paris néchappe pas à cette indétermination. Dans Le Méridien de Greenwich, les rues sont constamment présentées comme désertes : " Peu de magasins étaient ouverts, et, au travers de leurs devantures étroites, sapercevaient des piles poussiéreuses de petits gâteaux gris ou de petites brochures beiges. Les trottoirs étaient déserts, bordés de portes closes ; de rares voitures roulaient lentement, sans bruit. " Le vide citadin engendre " une sorte de vertige, léger mais inusable, analogue à celui quon éprouve en débouchant sur le pont dun navire en pleine mer, après sêtre égaré dans lobscurité de ses viscères. " Même impression dans Je men vais avec " des rues plus vides encore que le métro " ou un XVI° arrondissement " encore plus désert que dhabitude au point que Chardon-Lagache, sous certains angles, offre des points de vue post-nucléaires. " Ce monde de luniformité, du vide et de la béance trouve une ampleur particulière dans les lieux de lentre-deux, banlieues ou friches industrielles. Les zones indéterminées abondent dans son uvre fournissant un spectacle monotone : " au-delà daccotements gris-vert, des cultures peu variées se développaient sans détail, de rares maisons paraissaient vides, leurs chiens ne tenaient à rien, ces chiens ne savaient même pas ce quils gardaient. Préfaçant la banlieue, quelques premiers hangars ne semblaient rien contenir non plus. " (LEquipée malaise). Ce sont ce que Marc Augé, dans son Introduction à une anthropologie de la surmodernité, nomme les " non-lieux " : " Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulations accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transports eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongés où sont parqués les réfugiés de la planète. " Le non-lieu représente lenvers du lieu qui, comme lexplique Augé, se " réfère au moins à un événement (qui a lieu), à un mythe (lieu-dit) ou à une histoire (haut-lieu) ". Les non-lieux échenoziens développent un monde de lentre-deux, oscillant entre deux statuts, deux fonctions, et parfois de façon oxymorique : Victoire aperçoit ainsi une " zone rurale vaguement industrielle " (Un an). Dans Les Grandes Blondes, le monde ne se décide pas entre " létat de friche et celui de chantier ". Dans Nous trois, Meyer et Mercedes dérivent vers un " bled semi-rural du nom dEyzin-Pinet ", vidé de toute présence humaine. Dans le court texte consacré au quartier de Gerland, à Lyon, la forme géographique du triangle a du mal à contenir un territoire qui savère indécis : " Il me paraissait flou, poreux, frangé, dilué : même les jours suivants, en examinant les plans, jhésiterais à me prononcer sur son allure, son en-deçà et son au-delà. " Significativement, le triangle est appréhendé au début du texte comme une " coquille vide " et même une " coquille pleine de coquilles vides ". Les non-lieux sont sans identité : dans la nuit
les longues constructions à loyer modéré se ressemblent
: " On devait être vers la Courneuve ou bien vers Bagnolet,
ou bien vers Levallois-Perret. Il y eut un panneau : on était du
côté des Lilas " (Cherokee). Ils reflètent
la réalité dune mutation contemporaine : on sait que
lopposition du rural et de lurbain est aujourdhui rendue
caduque par limmensité de certaines banlieues. Ces zones
de transit tracent une géographie atopique où lenracinement
est impossible. Il suffit pour sen convaincre dexaminer la
situation du personnage principal dans le premier et le dernier roman
de lécrivain. Dans Le Méridien, Byron Caine est dun
détachement extrême : Dans Je men vais, les logements successifs de Ferrer illustrent à leur manière cet impossible enracinement : Ferrer passe du pavillon de Corentin-Celton à lappartement de Laurence vers la place de la Madeleine, puis émigre dans son atelier, " un terrier de célibataire, une planque de fugitif aux abois, un legs désaffecté pendant que les héritiers sempoignent ", pour emménager ensuite rue dAmsterdam, tout en achetant un appartement dans le VIII° arrondissement, quil nhabitera peut-être pas. Désorientations Les nombreux allers-retours présents dans LEquipée
malaise, Cherokee, Nous Trois, Les Grandes Blondes et plus accessoirement
dans Un An imposent avec évidence limage du cercle.
On notera quà chaque fois, le temps passé dans le
pays étranger est moins important que le temps du trajet lui-même.
Dans LEquipée malaise, les trajets circulaires entre
la France et la Malaisie illustrent le fait que les personnages tournent
en rond. Les nombreuses courses-poursuites dans Cherokee soldent à
chaque fois linanité du déplacement, à limage
du vol en avion que Gibbs " offre " à Georges Chave,
trajet aussi bien circulaire quinutile : Dans Nous Trois le double parcours de Meyer, à la fois horizontal, de Marseille à Paris, et vertical, de la terre au ciel, prend davantage valeur de gesticulation que dinitiation. De même, Victoire dans Un An est enfermée dans un trajet en boucle : anecdotiquement par les allers-retours entre la France et lEspagne en compagnie de Gérard et plus profondément par lerrance qui la conduit de Paris au Sud-Ouest de la France puis à nouveau à Paris. Dans ce court récit, limage du cercle simpose définitivement grâce à la structure circulaire du roman. Ces déplacements bouclés témoignent dune logique du surplace, de la répétition, cristallisant les échecs des personnages. Limpression de piétinement est particulièrement présente dans les Grandes Blondes marqué par les nombreux allers-retours des détectives qui sont traités chaque fois avec désinvolture et en raccourci. Le traitement en ellipse est inversement proportionnel à la distance parcourue. Une phrase suffit à exprimer un espace-temps considérable, hyperbolisé dans le grand écart des fuseaux horaires produisant un " double décalage à cent quatre-vingts degrés ". Le déplacement de Ferrer jusquau Pôle Nord dans Je men vais illustre différemment cette circularité. Point daller-retour réduisant à zéro le voyage à létranger mais au contraire un itinéraire qui se laisse décrire même sil ménage au bout du compte peu dévénements et peu de surprises. La figure du cercle cependant fait retour dune double façon. Dabord de manière référentielle : le cercle, cest avant tout le cercle polaire. Ensuite de manière scripturale : comme dans Un An, la composition romanesque est bouclée sur elle-même. Le cercle ne signe pas ici léchec du héros : le trésor, qui motive lexpédition dans le Pôle Nord, sera découvert. En revanche, il signale peut-être la monotonie et linertie dramatique. La route est devenue routine. A rebours de la ligne circulaire se trouvent les figures
anguleuses. Les lignes brisées caractérisent un certain
nombre de trajets chaotiques. Dans Les Grandes blondes, Gloire
voyage " sans projet ni méthode ". Un an impose la figure
du zigzag. Victoire ne décide rien et se laisse ballotter par son
destin. Elle sen remet au hasard : " Histoire
de brouiller les pistes, sans trop savoir pour qui, trois fois Victoire
tira au sort ces destinations puis, comme chaque fois sortait Auch, pour
à ses propres yeux les brouiller mieux encore, elle choisit saint-Jean-de-Luz.
" Prise en auto-stop, elle se laisse conduire, dans tous les
sens du terme : " Cela produirait une errance
en dents de scie, pas très contrôlée : sil se
pourrait quon fît quelque détour pour lavancer,
il arriverait aussi quelle dût sadapter à une
destination, ceci équilibrant cela. Son itinéraire ne présenterait
ainsi guère de cohérence, sapparentant plutôt
au trajet brisé dune mouche enclose dans une chambre. "
A lacmé de la crise, sans carte routière, elle finit
par sorienter " nimporte comment, au gré des panneaux
indicateurs et sans but précis. " Cest également
labsence de sens qui est mise en évidence dans le parcours
de Kastner : Que le chemin soit circulaire ou en zigzag, il semble
caractéristique dune désorientation du héros.
En ce sens, il développe et radicalise lerrance de Frédéric
Moreau dans LEducation sentimentale. La comparaison nest
pas fortuite. On se souvient que Jean Echenoz, dans Je men vais,
a transposé la célèbre ellipse flaubertienne narrant
les voyages de Frédéric. Cette minuscule transposition établit
une similitude entre les parcours des personnages. Chez Echenoz comme
chez Flaubert, les trajets sont menacés par la vacuité et
linanité. Et le commentaire de LEducation, quHenri
Mitterand propose, pourrait tout aussi bien sappliquer aux héros
échenoziens : Ce défaut de la ligne droite caractérise
aussi les personnages dEchenoz. Paradoxalement, cette absence de
trajet rectiligne est supplantée par une course à la vitesse.
Là réside la particularité du chronotope de ces romans.
Si les personnages nempruntent pas une ligne directe pour se rendre
dun point à un autre, ils ont du mal à supporter la
lenteur. Dans Les Grandes blondes, le thème est décliné
sous différentes formes. Les personnages endurent pesamment le
temps immobile : Même expérience pour Béliard en Australie
et pour Gloire en Normandie. Les journées sont trop longues : Ferrer dans Je men vais éprouve également
cet ennui qui étire le temps. Lavancée narrative piétine
dans la répétition d'un même indicateur chronologique,
la journée du dimanche. La vie ressemble à une salle dattente
où le temps tout à la fois sétire poisseusement
et se fractionne en instants dénués de sens. Si lespace
se mesure en termes de lignes, le temps, lui, sappréhende
comme une série de points sans liens : Rien de plus terrible pour le héros échenozien que lennui, résumé laconiquement dans ce petit octosyllabe : " Le temps sétire, le vide menace " (LEquipée malaise). Immobilité temporelle et mobilité spatiale : telles sont les marques distinctives du chronotope de lécriture dEchenoz. La seconde semble conjurer la première et enrôle les êtres et les choses dans une mobilité tous azimuts. " Un peu de vitesse, allons, pour se changer les idées ", déclare le narrateur de Nous trois. Cette frénésie déambulatoire transforme le trajet en trajectoire, les personnages en vecteurs et les lieux en figures géométriques. On comprend mieux pourquoi lespace échenozien possède laridité dune surface mathématique abstraite : en déplaçant la fixité du paysage, la vitesse gomme ses particularités. Comme le rappelle Paul Virilio, le paysage aperçu nest plus la même : " La vitesse traite la vision comme matière première; avec laccélération, voyager cest comme filmer, produire moins des images que des traces mnémoniques nouvelles, invraisemblables, surnaturelles. " Ces trajectoires chaotiques ancrées dans une géographie atopique simposent comme lexpression de la condition postmoderne, décrite par Jean-François Lyotard. Lhomme, dans luvre dEchenoz, vit " la dissolution du lien social et le passage des collectivités sociales à létat dune masse datomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien. " Des trajectoires vides Aux faux touristes succèdent les faux explorateurs
que sont Ferrer dans Je men vais, Paul et le duc Pons dans
LEquipée malaise, Meyer et DeMilo dans Nous Trois
ou encore les robinsons postmodernes de lîle du Méridien.
Les personnages nont dabord guère envie de connaître,
sinon laventure, du moins le pays étranger. La forêt
malaise est présentée comme un des rares territoires inexplorés
: " Presque tout de suite on était dans
le giron de la forêt archaïque, tout à fait primitive,
vierge de défrichements et de brûlis, intouchée par
les chercheurs détain. " (LEquipée
malaise). Mais cette terra incognita ne suscite pas dintérêt
chez le personnage : " Jean-François
Pons ne sy aventurait plus quexceptionnellement, au rare gré
de la retrouvaille dun porc perdu, dune épouse de journalier.
Mais ce genre dexpédition lenfiévrait moins
que dans les premiers temps, il avait perdu lhabitude, maintenant
il rechignait assez de sy trouver contraint. " Les faux
explorateurs néchappent pas à lennui et à
la solitude. Sur le Boustrophédon il ne se passe " rien de
remarquable, rien de notable " : " chaque soir, sur le livre
de bord, les officiers contresignaient le néant ". Plus que
lennui, Ferrer éprouve un sentiment de solitude dès
lembarquement en avion : Plus tard, lors de son voyage, il parlera avec peu de personnes. Le silence est omniprésent au Pôle Nord, que ce soit avec léquipage du Des Groseillers, avec les guides (lun deux ne sexprimant que par sourires) ou avec le gérant muet de lhôtel de Port-Radium. Comme Gloire, il fait des rencontres passagères aussi vite nouées que dénouées. La parodie de rite initiatique représente sans doute la quintessence de la vacuité du voyage : le rite est significativement présenté comme une menace, un acte intimidant auquel Ferrer se déroberait volontiers. Il ne peut échapper à ce qui se révélera une mascarade. Les personnages sont déguisés de façon grotesque : le chef steward interprète Neptune " couronne, toge et trident, chaussé de palmes de plongeur ". Avec ses " innocentes brimades " (Ferrer doit se prosterner, répéter " diverses niaiseries ", et récupérer un trousseau de clefs avec les dents au fond dune bassine de ketchup), linitiation ressemble davantage à un bizutage. Le franchissement de la frontière nest plus transgressif. Lexplorateur nexplore rien et apprend peu de choses. Lapprentissage lié au voyage a perdu sa dimension transcendante, à limage du Centre spirituel cuménique qui encadre le déplacement de Ferrer, vidé de toute substance métaphysique, lieu qui permet simplement de " calmement ne pas penser à grand-chose ". Dans ces sites hors de lespace-temps (Pôle Nord, vide interstellaire, Centre spirituel, île du Méridien), la conscience paraît incapable de saisir le réel, de lexplorer et den faire un moyen de connaissance. Lexpression la plus intense de la solitude sincarne dans le personnage de Victoire, dans Un An. A la fin de son errance, elle représente la figure fantomatique de " lautomate ambulatoire ". Cest ainsi que Charcot avait baptisé les vagabonds, comme le rappelle Jean-Claude Beaune dans Le vagabond et la machine . La déambulation machinale de Victoire est bien lexpression dune aliénation. La vacuité du paysage impose avec force le tragique dun personnage à la dérive. Le vide mental de Victoire se manifeste à plusieurs reprises sous la forme damnésies. Cette défaillance de la conscience se double dune incapacité sinon à agir, du moins à décider. Etrange destinée que celle de choisir au hasard sa destination. La force daveuglement de Victoire la transforme ainsi en personnage-machine, mimant la folie dune " personne retardée ", sans que lon puisse déterminer où se situe la frontière entre le normal et le pathologique. Automate ambulatoire, elle est absente à elle-même et au monde. Un An représente à cet égard la figure inversée, détrônisante, du roman déducation. Ce nest pas un roman de formation mais de déformation. Laltérité contenue dans le voyage est devenue altération. Bruno Blanckeman note à ce sujet : " Le récit aligne les épisodes de lerrance et diversifie leur détermination, leur ressort, leur cadre géographique, leur effet cumulé, comme dans un Bildungsroman à lenvers où le personnage napprendrait plus à être mais apprendrait à nêtre plus. " Elargissant le constat à lensemble des romans, le critique parle de personnages " légèrement déphasés, à la traîne de leur propre vie " et qui " peinent à imposer leurs marques " : " Jean Echenoz est par excellence lécrivain des identités tièdes, fréquentes en des temps dincertitudes. Les symboliques habilement relayées de lévaporation, de lécran, du maquillage, du reflet ancrent dans Les Grandes blondes la phobie dun effacement dêtre. " Les personnages de Jean Echenoz sont à la dérive.
La fuite du Sujet ne cesse de se décliner sur divers modes. Si
le sujet fait retour dans la nouvelle littérature narrative identifiée
par Dominique Viard , cest bien sur le mode de la dislocation. Cette
dissolution de lêtre représente le point nodal des
romans dEchenoz. Dans un entretien avec Olivier Bessard-Banquy,
lécrivain confirme limportance de ce thème : On ne saurait cependant se satisfaire dune lecture
ethnologique aussi univoque et pessimiste. Dabord parce que lironie,
si caractéristique de ces romans, impose au lecteur une distance
critique. Les références au vide sont toujours susceptibles
dêtre lobjet dun renversement parodique comme
en témoigne la série duvres " blanches
" bouffonnes dans Je men vais. Ensuite, parce que la géographie
échenozienne exploite une topographie particulière qui joue
volontiers sur lentre-deux. Ces zones intermédiaires prennent
des formes multiples. Ce peut être la plage, cette "
frange de sable noyé, au statut incertain, semblable à une
sorte de no mans land, de zone frontalière que locéan
aurait disputée à la terre " (Le Méridien
de Greenwich). Ce sont aussi les frontières (le poste de Béhobie
dans Je men vais), les aéroports (laéroport
de Roissy dans Je men vais), les aires dautoroute (dans
Cherokee), les centres commerciaux (dans Lac et Nous
trois ), les lieux de transaction et de transformation (le marché
dintérêt national dans Lac). Lentre-deux,
par son instabilité permanente, par les possibilités déchanges
et de télescopages quil contient, constitue une topique de
lécriture échenozienne. Il nous semble assez représentatif
de lesthétique de " lindécidabilité
" propre à cette fin de vingtième siècle. Létude
des chantiers, qui hantent luvre avec une fréquence
remarquable, est particulièrement révélatrice de
cette pratique de léquivoque. Ces chantiers paraissent investis
dans un premier temps dune valeur négative. On démolit
plus quon ne construit dans les romans dEchenoz. Dans Le
Méridien de Greenwich, Selmer a rendez-vous dans un immeuble
dont la destruction est imminente : " un immeuble lézardé,
isolé au fond dun terrain vague, près dune usine
désaffectée, un peu après la sortie de Nanterre.
Limmeuble datait dautour de 1900, paraissait inhabité,
au seuil de la ruine, et voué à une démolition imminente.
On avait déjà comblé les fenêtres des premiers
étages avec des briques engluées de ciment encore frais.
" Dans Je men vais, même figure de lentropie :
" Du côté pair de la rue de Suez, la plupart des portes
et fenêtres de vieux immeubles dépressifs sont aveuglés
par des moellons disposés en opus incertum, signe dexpropriation
avant lanéantissement. " La frontière espagnole
au poste de Béhobie a lair dun immense chantier (stores
effondrés, vitres souillées, gravats, détritus, attente
de larrêté de ruine immobilière et économique
du site). Dans Lac, les chantiers semblent dévorer lespace,
prêts à effacer des zones entières : Ces quelques exemples illustrent avec éclat lirréversible
évolution dun monde qui sauto-détruit et dont
on peut trouver dans luvre trois manifestations fortes (explosion
du palais dans Le Méridien de Greenwich, destruction de
Marseille dans Nous trois et démolition dun immeuble
dans LOccupation des sols). Prolongeant ce constat, on notera
la description très fréquente des déchets qui peuplent
le paysage échenozien. La ville, particulièrement, est le
lieu de lusure et de lordure. Le titre, LOccupation
des sols, a valeur programmatique, les sols étant surtout occupés
par le déchet. La destruction dun édifice conduit
moins à des ruines quà la prolifération de
détritus : " Négligence ou manuvre, on laissait
lespace dépérir. Les choses vertes sy raréfièrent
au profit de résidus bruns jonchant une boue doù saillirent
des ferrailles aux arêtes menaçantes, tendues vers lusager
comme les griffes du tétanos. " Le canal devant limmeuble
du personnage principal est un réservoir de rebuts qui apparaissent
au moment de la vidange : Cet encombrement de détritus dans un si court
récit étonne. Il offre une concentration de ce qui sera
distillé dans dautres récits : maisons démolies
à Béhobie cachant mal les " gravats et les détritus
" (Je men vais), voitures désossées dans
un terrain vague (Cherokee), carcasses de viande démembrées
et jetées dans de hauts conteneurs (Lac), plages gardant
les vestiges dérisoires des étés précédents
(Nous trois, Un an). Lespace interplanétaire lui-même
devient poubelle de lhistoire, avec ses satellites si peu technologiques
en forme de " tam-tam, doursin, de lustre 1950 " : On voit comment la description, après une amorce
euphorique, se disloque dans lénumération dobjets
marqués par la fracture et la brisure. Lespace céleste
ne laisse en héritage que la plus banale des brocantes. Pourtant
ce sont ces restes, ces rebuts, qui témoignent dun passé.
Lécrivain est bien un " chiffonnier de lhistoire
" (Benjamin) qui accueille dans son uvre ce qui était
laissé à labandon. Il donne à ces restes loccasion
dêtre la trace dune émotion ou, plus simplement,
lempreinte dune présence humaine. Telle façade
urbaine devient dès lors non plus la platitude oublieuse de notre
modernité mais au contraire la marque dune existence. La
mémoire napparaît plus dans la plénitude dautrefois
mais les reliquats architecturaux peuvent être considérés
comme de modernes reliques et la surface plane peut se révéler
un fabuleux palimpseste : Le chantier vaut ainsi pour sa capacité à
révéler les vestiges dérisoires dun passé
qui saccroche aux murs : Le chantier est moins la trace dun monde en devenir que lempreinte de vies humaines anonymes. Lécriture en fournit des marques, aussi menues et dérisoires que le porte-savon mentionné dans la description. Elle restitue les traces dune vie humaine significativement diminuée en " biographie dinsecte ". A sa manière, Jean Echenoz se fait le porte-parole de ces " vies minuscules " autrement racontées par Pierre Michon. Vies écorchées aux couleurs déchues mais dans lesquelles sirise la pluie mousseuse de lécriture. Dans les entretiens avec Claire Parnet, Gilles Deleuze définit en ces termes la littérature : " Il se peut quécrire soit dans un rapport essentiel avec les lignes de fuite. Ecrire, cest tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et quon est bien forcé de suivre, parce que lécriture nous y engage, nous y embarque en réalité. " Ce sont ces lignes de fuite qui cherchent à engager une vraie rupture que lon retrouve dans les romans géographiques de Jean Echenoz. |