Jean Échenoz / l'accélérateur de sens
l'hommage de remue.net à Jean Echenoz

De la même façon que sur le plan de la mise en scène des récits, je me sers de la rhétorique cinématographique. Je fais appel instinctivement à des repères de l'ordre des outils poétiques, de la césure, de la syncope. Je pars d'un manuel de rhétorique ou de métrique pour importer telle ou telle figure. A une époque, le mécanisme de ces choses me séduisait beaucoup. Il y a quelque temps, j'ai comparé dans une conférence le système des temps grammaticaux à une boîte de vitesses. L'image du roman comme un moteur de fiction, qui quelquefois se met à faire bizarrement de l'autoallumage, est une idée qui me séduit en ce moment. Mais, comme toute chose systématique, il faut en même temps aller contre. Et puis, ce sont des moteurs guettés par des risques de dysfonctionnements. Jean Echenoz.

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les 18/19 novembre 2004
colloque Echenoz à Saint-Etienne
téléchargement du programme complet (PDF) ou version RTF

et en accompagnement, un texte inédit de Christine Jérusalem : Echenoz et l'argent
(à propos de Stevenson et de quelques libellules)


Jean Échenoz, né le 4 août 1946 à Valenciennes.
Etudes de chimie organique à Lille.
Etudes de contrebasse à Metz.
Assez bon nageur.
(biographie, par lui-même)

le dossier Echenoz le plus complet d'Internet

ci-dessous, une page d'anthologie (mais il en réserve des paquets d'autres de même gabarit), celle-ci prise à L'Équipée Malaise (Minuit, 1986)

Sections Urbaines
une étude de Christine Jérusalem sur les topologies de Au Piano - les premières pages de Au piano sur le site des éditions de Minuit

Géographies de Jean Échenoz
territoires, cartes, mémoire dans l'oeuvre d'Echenoz, par Christine Jérusalem

Un polar polaire
une étude de Klaus Semsch (Düsseldorf) sur Je m'en vais de Jean Échenoz

Cercles concentriques dans l'espace décrit chez Jean Echenoz
par Sophie Deramond, architecte (intervention au colloque de Saint-Etienne, avril 2003)

L'image du roman comme moteur de la fiction
une véritable visite guidée de l'atelier d'invention littéraire d'Échenoz, lors d'un entretien de fond avec Jean-Claude Lebrun pour L'Humanité

L'accélérateur de sens
un entretien de Jean Echenoz avec Hervé Delouche pour Regards en 1997

Echenoz accéléré
le parcours littéraire de Jean Echenoz, un article synoptique de Jean-Baptiste Harang pour Libération

La réalité en fait trop
un entretien de Jean Échenoz avec Jean-Baptiste Harang pour Libération, sur la genèse concrète de Je m'en vais

après l'attribution du Goncourt à Jean Echenoz, Libération lui consacre un dossier de référence, toujours accessible en ligne: le dossier Échenoz de Libération Livres

autres liens et ressources
pour découvrir Echenoz, lire Cherokee, dossier sur le site des éditions de Minuit
à propos de Au Piano par Jean-Claude Lebrun et autres chroniques du même
enseigner avec Lac, dans Le Français dans tous ses états
enseigner avec Je m'en vais : séquence de travail pédagogique pour classe de 37me dans l'Académie de Versailles
site Echenoz d'Amancio Tenaguillo y Cortázar
la biblio Echenoz du site Labyrinthe
entretien avec Jean Echenoz sur Zone littéraire
un portrait dans l'Express Livres
impressions de photographe par Annie Assouline
et même son horoscoipe sur thème astral des célébrités !

L'équipée malaise, un extrait

© éditions de Minuit, 1986

— Ça n'a pas de sens, je ne sais même pas son nom. J'ai le numéro mais je n'ai pas le nom. (Paul considère maintenant l'ongle, à distance, de son pouce gauche.) Je ne peux pas l'appeler dans ces conditions. (Paul ronge l'ongle.) Ça n'a pas de sens.
— Tu ne peux pas rester comme ça, rappelle Bob. Tu ne veux pas voir quelqu'un? (Paul hausse l'épaule en recrachant l'arc d'ongle.) On va voir quelqu'un, viens.

Foin du tarot sempiternel, fi du globe de cristal où l'être aimé danse les sept voiles tel un poisson chinois dans son bocal : Bob, dans le quartier, connaissait quelques spécialistes aux techniques rares, experts dont les pratiques se fussent éteintes sans eux. Les récents Africains par exemple, masse fraîche sur le marché mantique, disposaient d'un réseau d'hiératiques agents commerciaux, hommes de haute taille en vaste boubou clair, sous toque léopardée, distribuant des bristols aux croisements de grande circulation. Bob avait pris langue avec certains d'entre eux qui tous lui avaient parlé de monsieur Brome, marabout absolu, le plus extralucide en sa branche. Allons le voir, proposa Bob. Paul était toujours d'accord pour qu'on s'occupât de lui.

Monsieur Brome était absent, on le supposait chez son beau-frère qui n'était pas chez lui non plus. Dans la cuisine d'un voisin de palier du beau-frère, toutes portes ouvertes, quatre sujets nattés disputaient en idiome toucouleur; Bob s'en fut aux renseignements. Paul attendit seul dans un petit living tapissé de rouge et vert, moquetté d'orange, avec un jeté de lit également vif sur le divan et un gros récepteur Téléavia sur son meuble de tubulure et de verre fumé. A l'étage inférieur du meuble, un magnétoscope de la première heure se patinait de poussière gluante - hormis sur les touches de commande où les index avaient poli d'ovales luisances, nettes comme du réglisse frais.

Paul s'assit sur le divan, fouilla dans le tas de cassettes formé au pied du meuble, lisant les étiquettes sans reconnaître aucun titre, aucun nom, sans les comprendre tous. Au hasard, il choisit une de ces cassettes qu'il enfonça dans le ventre de l'appareil : la bande à moitié dévidée fit soudain paraître une scène d'amour sous les cocotiers, beaucoup de cocotiers, énormément de cocotiers aux branchages mollement mus par un sirop de zéphyr. Bob ressortit de la cuisine, arrêtant son oeil embué par la conversation sur toute cette palmeraie. On y va, dit-il, allons-y.

Dehors s'affirmait le crépuscule. Rue de l'Orillon se promenaient d'autres Africains, leurs dents arrachaient de petits bouts de nuit mâchés comme de la gomme, de la cola, un collier vert phosphorait autour du cou de l'un d'eux, le front d'un autre était biffé d'un trait de sparadrap rose, aucun d'entre eux ne savait où monsieur Brome était passé. A l'angle du passage Piver, Bob se souvint d'un ami géomancien qui exerçait là, nommé Bouc Bel-Air et rencontré chez Félix Potin. On y va? Attends, fit Paul en arrêt devant un magasin de chaussures. J'aime bien ça, dit-il en désignant une paire exposée, j'aime bien ce genre. Toi non?

Bob grimaça devant le modèle : son empeigne s'ornait d'une espèce de revers, d'une manière de col de part et d'autre du laçage qui avait l'allure d'un noeud texan, serré comme autour d'un cou à la base de la cheville. Ils entrèrent, la vendeuse était humble, timide en blouse lavande, aimable par résignation. Paul plongea son pied dans le soulier, qui d'abord lui parut trop grand. Puis trop petit, quoique en même temps toujours trop grand. Testée, chaque taille adjacente accentuait l'un de ces défauts sans jamais tout à fait résoudre l'autre. Il essaya, plusieurs fois, toutes les demi-pointures dans les deux sens, incertain de son confort, sans pouvoir faire appel à d'autres témoins que ses propres pieds, et le sentiment de la solitude à nouveau le submergeait. Il éleva l'oeil vers la chausseuse : touchez mon pied, supplia-t-il, juste le bout, est-ce que ça va? Est-ce que je suis bien dedans? Elle ne sut, ne voulut répondre. Il renonça. On s'enfonça dans le passage Piver.

Bouc Bel-Air était un homme normal qui vivait proprement dans un petit logement. Ses vêtements n'étaient pas boutonnés de travers, quoique sa barbe et ses cheveux fussent hirsutes, presque perpendiculaires à la peau. Sur toute sa joue, parallèlement à l'arc du maxillaire, cette barbe était traversée par une longue balafre transamazonienne à plusieurs voies, marche des dents d'une petite fourche ou des griffes d'un moyen lion. Aucune table, aucune chaise en vrai bois n'étaient visibles ici, nulle pièce pesante de mobilier. L'ameublement consistait en matériel de camping, assez ancien, fleurant la récupération : un lit pliant, des fauteuils en tube tendus de forte toile aux rayures ternies, aux couleurs diluées, pochées par l'usage. Le géomancien pria ses hôtes autour d'une table en isorel plastifié bleu, au pourtour tigré de souvenirs de mégots, puis il passa dans ce qui devait être l'office, où se distinguaient une glacière en tôle, un deux-feux au butane monté sur acier cadmié, un garde-manger sous du tulle de nylon. Il revint avec une bouteille ainsi que des quarts d'alu bossu; on but. On but en silence, après quoi Bouc Bel-Air considéra Bob interrogativement.

— C'est pour lui, dit Bob en désignant Paul.