"La
réalité en fait trop, il faut la calmer
Recueilli par Jean-Baptiste Harang, le 16/9/99
Jean Echenoz, merci d'avoir accepté de répondre
à nos questions.
Ah! Questions-réponses? Bon, si vous voulez, mais je
ne suis pas certain de bien m'en tirer, vous n'enregistrez pas?
Non, oui, c'est mieux, vous arrangerez tout cela. Non, je ne suis
jamais allé au pôle Nord. Non, je ne pense pas être
cardiaque, mais sur ces choses, je me suis documenté. Oui,
du divorce, j'ai une petite expérience. Attendez, pas toutes
les questions en même temps. Non, je ne pense pas écrire
des romans policiers, oui, si vous voulez, dans Je m'en vais il
ya une escroquerie, un vol et même un crime de sang, Le Flétan,
s'appeler Le Flétan et finir congelé dans un camion
frigo, c'est un nom que j'ai repêché dans une nouvelle,
une nouvelle ancienne, si l'on peut dire, dont je n'ai conservé
que ce nom. Et un policier, certes, Supin, mais là aussi,
c'est pour le plaisir du nom, Supin, et pour parler de supination,
page 164, la supination est le contraire de la pronation, reconnaissez
que c'est assez difficile à placer dans un roman, non? L'intrigue
est résolue, à la fin, bien sûr, mais dans un
roman policier, on saurait comment, là, il y a tellement
d'ellipses qu'il faut pas mal de bonne volonté pour trouver
cela vraisemblable, de temps à autre je donne un détail,
un numéro d'immatriculation retenu dans la main d'un cadavre,
mais il faut être fort comme Supin pour s'en tirer avec si
peu. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de brouiller les pistes,
il suffit qu'il y ait une adhérence possible avec la réalité
pour que le lecteur se laisse embarquer, après, on accélère
le mouvement, on peut sauter des épisodes.
Surtout que le livre s'éparpille un peu, vous avez remarqué,
au début, entre les chapitres impairs et les chapitres pairs,
il y a six mois de décalage, et parfois des milliers de kilomètres,
et comme le livre s'étale sur exactement un an moins deux
jours, il a fallu réajuster tout cela. Ça me fait
plaisir d'apprendre que vous vous y êtes retrouvé sans
problème, mais avouez... Un an, oui, comme mon livre précédent,
ce sont deux livres indépendants, j'avais d'ailleurs le scénario
de celui-ci avant d'écrire Un an, disons qu'ils se croisent,
comme deux automobiles, ils se croisent et ne se reconnaissent pas.
Comme d'autres écrivent des romans historiques, j'essaie
de faire des romans géographiques. J'étais à
Madras, dans ce club que je décris dans les Grandes Blondes,
je voulais écrire un livre qui soit tout le contraire, j'avais
mes deux éléments (entre parenthèses, je suis
entièrement d'accord avec ce qu'Alexakis vous a dit la semaine
dernière, il faut deux choses pour faire un roman, comme
pour tisser, la trame et la chaîne): une histoire qui conjuguerait
le Grand Nord (le blanc, le froid, un exotisme inversé) et
le milieu du marché de l'art. Me manquait le Mc Guffin. Si...
le Mc Guffin, vous savez bien, Hitchcock raconte que pour faire
une histoire, il faut toujours un Mc Guffin: deux amis sont dans
un train, il y a dans le filet du compartiment un étui, comme
celui d'un instrument de musique, sur mesure, mais d'une forme très
étrange, l'un questionne: «c'est quoi?», l'autre:
«c'est un Mc Guffin», l'un: «ah bon, et ça
sert à quoi?», l'autre: «c'est pour chasser le
lion dans les montagnes d'Ecosse», l'un: «Mais il n'y
a pas de lion en Ecosse!», l'autre: «Alors, ce n'est
pas un Mc Guffin». Vous voyez, vous décrétez
qu'un document ultrasecret a été volé au Pentagone,
et hop, c'est parti, chacun s'engouffre dans l'histoire sans se
soucier le moins du monde de ce que peut bien contenir ce document.
Mon Mc Guffin était à la bibliothèque de ce
club à Madras, en photo dans un vieux numéro du National
Geographic: l'image échouée de la Nechilik, dans les
glaces, avec les chiens de traîneau, j'étais aussi
heureux de découvrir ça que Ferrer le sera dans le
livre lorsqu'il retrouvera l'épave, j'ai recopié toute
l'histoire dans mon carnet, j'aurais donné cher pour avoir
copie de la photo (j'ai fini par me la procurer).
Tout ce qu'il y a dans le livre est exact, les caractéristiques
de la Nechilik (un bateau de commerce long de 23 mètres,
construit en 1942 et enregistré à Saint John au New
Brunswick), les coordonnées de son échouage, celles
du brise-glace Le Desgroseillers (13600 chevaux, 7,16 mètres
de tirant d'eau) mais également toutes les Ïuvres d'art
inuit existent réellement (elles n'ont évidemment
pas été retrouvées dans la Nechilik, où
ne restaient que deux lampes à pétrole que je cite),
tout ce qui se passe dans les hôpitaux (je n'ai pas mon pareil
pour distinguer un B.A.V., bloc auriculo-ventriculaire, de type
Mobitz d'un Luchiani-Wenckerbach), dans les tribunaux ou les galeries,
est vrai. Je me documente beaucoup, je rencontre des gens, je lis,
je compile toute sorte de catalogues, je repère les noms
des photographes, je vais les voir, j'enregistre, je retape tout
ce que j'écris. Attention, ce n'est pas pour utiliser ces
renseignements, c'est une sorte de garde-fou, j'en garde peut-être
1%, il n'y a jamais plus d'1% de la réalité qui soit
pertinent en terme de romanesque, mais ces détails-là
sont toujours plus romanesques que ceux que l'on pourrait inventer.
Port-Radium existe (je l'ai légèrement déplacé
vers le nord-est), vous vous rendez compte, Port-Radium! et Desgroseillers,
vous auriez trouvé un nom pareil, vous? Parfois même
la réalité en fait trop, il faut la calmer un peu,
page 191 je donne le règlement d'un concours «de»
gros légumes, j'avais lu cela dans la Creuse, l'affiche annonçait
le concours «des» gros légumes, c'était
exagéré. En vérité, je suis un assez
mauvais voyageur mais j'aime bien cette partie du travail, le repérage,
c'est à la fois travailler et ne pas travailler, c'est-à-dire
qu'on ne travaille pas, on se met au service du travail, vous comprenez?
Non? Je ne sais pas, à votre Ïil, on a l'impression...
C'est comme les noms propres, on ne sait pas d'où ils viennent,
Rajputek Fracnatz, ceux-là tombent directement des touches
de la machine, et comme j'ai quelques livres derrière moi,
maintenant, j'ai des réserves, Eliseo Schwartz et Charles
Estrellas étaient déjà deux artistes plasticiens
dans Lac, en fait je crois qu'Estrellas était un type qui
naguère essaya de me vendre un appartement que je n'ai pas
acheté. Reparaz, je l'ai changé au dernier moment,
je ne me souviens plus exactement mais son premier nom évoquait
plutôt la démolition que la réparation, et puis,
comment j'avais un prof de gym qui s'appelait De Reparaz, va pour
Reparaz, «Il gagne énormément d'argent dans
des affaires où il s'ennuie énormément, c'est
qu'il n'est pas tous les jours exaltant d'avoir le monopole mondial
du Velcro» (page 41). Mais pour les Inuits, non, je ne voulais
pas être pris en faute, les Angoutretok, Napaseekadlak, Aputiarjuk
sont des vrais gens de là-bas, et Tuktoyaktuk un vrai lieu,
bon, ça tombe plutôt bien, ce sont des noms assez romanesques.
...J'ai passé des heures au centre spirituel de Roissy. Je
ne sais pas trop pourquoi, et puis, voyez, il y a deux pages du
livre qui s'y passent (111 et 112), qui se terminent, je vous le
concède, par une tournure de phrase qui vous étonne,
si vous voulez on peut la relire, c'est à propos d'un petit
homme frêle et barbu, au physique éthiopien: «Ses
yeux rouges exprimant l'horreur du vide, la peur du mal de l'air,
avant d'embarquer il souhaitait recevoir le sacrement d'un prêtre
qu'à contre-coeur Ferrer dut convenir n'être pas»,
non, je ne trouve rien à redire. Il y a cette autre phrase
que vous critiquez, si, ne niez pas, vous la critiquez, page 217,
mais je ne vois pas comment faire autrement: «Le juge était
une juge aux cheveux gris, à la fois calme et tendue, calme
car croyant avoir l'habitude d'être juge et tendue car sachant
ne l'avoir jamais prise.» Dans ce livre, il y a trois phrases
que je n'ai pratiquement pas écrites, je les ai juste un
peu transformées, vous n'êtes pas tombé dessus,
tant pis, page 210, on peut lire «Tous deux se tordent, la
brise fraîchit», à un mot près, j'ai trouvé
cela dans un des premiers livres que j'ai lus, c'est une didascalie
d'Ubu-Roi, «tous se tordent», d'accord, mais «la
brise fraîchit», ça ne se commande pas, la brise,
mettre ça dans des indications de jeu, pour moi, c'était
pure littérature. Page 196, vous avez reconnu ceci, extrait
de la troisième partie, chapitre six, de l'Education sentimentale,
«Il connut la mélancolie des paquebots (des restauroutes)
les froids réveils sous la tente (les réveils acides
des chambres d'hôtel pas encore chauffées), l'étourdissement
des paysages et des ruines (des zones rurales et des chantiers),
l'amertume des sympathies interrompues (impossibles)», non?
si!, vous me faites marcher. La troisième appartient à
Beckett, c'est la première phrase de Murphy («Le soleil
brillait, n'ayant pas d'alternative, sur le rien de neuf»)
qui devient, si l'on peut dire, «Les jours s'écouleraient
ensuite, faute d'alternative, dans l'ordre habituel». Oui,
si vous voulez, ce sont des hommages.
...Beckett, je l'ai aperçu deux ou trois fois aux Editions
de Minuit, je ne lui ai pratiquement jamais parlé, sauf une
fois où j'ai peut-être bredouillé quelques mots.
Mais ce fut une sorte de malentendu. C'était à l'automne
1983, le soir où j'ai reçu le prix Médicis,
Jérôme Lindon a présenté à Samuel
Beckett «ce jeune homme qui vient d'avoir le prix».
J'étais terrorisé, mort de trac, le sol se dérobait
entre moi et cet homme immense que j'admire. Le soir Beckett a dit
à Lindon, «Ça a l'air de l'avoir impressionné,
Echenoz, le prix Médicis.»
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