Valéry Hugotte : A picture of you (première partie : Face A) |
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Valéry Hugotte enseigne désormais à l'université Bordeaux III. a publié entre autres des travaux sur Jacques Dupin et Robert Desnos, et publié un essai sur Lautréamont.
avril 2003 : "A picture of you" vient de paraître aux éditions Prétexte
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" Shotgun ", Jr. Walker and the Allstars, 1965 Que je le dise sans attendre, c'est pour moi l'une des plus belles chansons du rock, des plus émouvantes si l'on préfère. Puisque tout aussi rapidement il me faut souligner que les hiérarchies canoniques n'importeront guère ici, que l'on se gardera bien de généraliser ce qui tient avant tout à un investissement émotionnel d'autant plus fort que l'auditeur se sent libre, dans un domaine échappant encore en grande partie à un étalonnage extérieur, d'obéir aux seuls élans d'une sympathie instinctive et irréfléchie. Pour autant, j'aime imaginer mes mots accompagnés, chez un lecteur de rencontre, par cette chanson précisément à laquelle il serait lié par la même sympathie devenue - écrirait-on sans de telles idées ? - communicative. On m'accordera sans doute qu'il y aurait eu des choix plus arrangeants, qu'il est pour le connaisseur quelques morceaux consensuels qui m'auraient valu une attention a priori plus complaisante. Bien des chansons, j'en conviens facilement, mériteraient davantage que l'on s'y attache ; et, probablement pour faire taire hypocritement une certaine mauvaise conscience, je ne peux m'empêcher de songer aux ?premières lignes d'une liste de morceaux autrement légitimes. La sympathie, après tout, ne refuse pas forcément le confort de quelques précautions rhétoriques. Parce que l'on est toujours ramené pour commencer au grand oeuvre insurpassable de la musique noire américaine, narguant insolemment toutes les déclinaisons du rock avec l'exhibition triomphante de ses formules impénétrables. Du vieux blues des origines (les capsules des bouteilles de Coca collées sous les semelles pour marquer plus efficacement le rythme) aux formes plus raffinées, plus édulcorées même de la soul, continuellement les musiciens blancs auront été renvoyés au même modèle impossible, au mystère d'une relation foncièrement charnelle avec une musique qui semble tomber sous le sens tout en gardant jalousement le secret d'un putsch immanquable, une manière inimitable de s'imposer au corps. Une musique qui comme nulle autre sait répondre aux murs sombres des grandes villes et aux grandes machines aveugles de l'usine, comme nulle autre sait s'en délivrer par l'élégance vraie d'un contretemps infaillible - une musique où néanmoins se déploient intacts les grands rythmes d'Afrique, puisqu'à véritablement parler la musique n'aura jamais qu'un pays. (Parce qu'il y a une grandeur ingénue et touchante chez tous les musiciens blancs qui auront consacré leur vie à rejoindre leur double manquant, à interroger sans fin l'inco ?mpréhensible aisance de ce qui, leur venant si facilement à l'oreille, n'en finissait pourtant d'échapper à leurs doigts et de défier leurs voix trop bien posées. De Steve Winwood jusqu'à Joe Strummer et Paul Weller, recommence toujours la même histoire d'un échec annoncé d'emblée - un échec aussi qui les aura amenés si loin d'eux-mêmes, ajouterait, vaguement consolante j'imagine, la voix reconnaissant là l'écho de sa propre histoire telle qu'elle s'écrit.) Ce que l'on entend avec Junior Walker - mais tout autant avec James Brown et Wilson Pickett, avec les Temptations ou tel autre d'une liste que l'on serait bien en peine d'arrêter - c'est une assurance rythmique, une certitude du juste tempo telles qu'une extrême économie de moyens génère le rythme le plus complexe et le plus épuré, certainement pas abstrait mais dénudé jusqu'à son être le plus intime. Trêve de mots. Dans " Shotgun ", tout est dit en une phrase de saxophone, une simplicité enfantine alliée avec une excitation sereine et contagieuse. La pure joie d'une détonation. retour haut de page |
" I Can See for Miles ", The Who, 1967 pour la batterie, bien sûr, qui s'autorise l'audace (mais à ce batteur lunaire quelle audace était interdite ?) de ne plus même marquer le rythme, de dédaigner un trop rigide martèlement pour imposer ses mots propres. Dans son langage primitif et infiniment subtil aussi bien, puisque d'infimes variations de frappe peuvent être lourdes de sens, la batterie aligne ses phrases impératives ou furieuses qui répondent en vain au chant obstinément alangui, le ponctuent de violentes claques métalliques, s'acharnent à l'entraîner dans sa fuite, et c'est un inimaginable déchaînement de roulements, un grondement lointain qui semble s'étendre dans l'ignorance souveraine du jeu ininterrompu des cymbales zébrant la chanson de grands éclairs indifférents. Rapidement tout le paysage sonore est occupé par la batterie folle, de sorte que la mélodie finalement succombe, se laisse corrompre jusqu'à n'être plus qu'une lancinante mélopée, alors que même l'insolente guitare de Pete Townshend se soumet et se métamorphose en improbable instrument de percussion dont sont rageusement explorées les ressources inattendues. Si l'observateur extérieur voulait comprendre le secret de la joie extrême, animale pour ainsi dire, vécue dans la pure violence musicale, à coup sûr c'est dans un tel morceau qu'il lui faudrait chercher ; peut-être trouverait-il alors qu'un tel secret est celui d'un langage s'inventant et se partageant dans le bruit même des codes renversés, dans l'assourdissant dynamitage de ces mots plus que jamais inaptes à exprimer, dans leur matière meurtrie et broyée, l'intensité d'une vision où se noie tout langage - la voix enrayée au seuil de la vraie vie, renvoyée à son absurde bégaiement alors que tout commence : " I can see for miles and miles and miles and miles...". Comme a rose is a rose. retour haut de page |
" Heroin ", The Velvet Underground, 1967 parce qu'avec le Velvet le rock entre dans le vicieux et le trouble, découvrant comment conjuguer drogue, sexe et violence sur un tout autre plan, là où une course naïve aux plaisirs immédiats cède la place à u ?ne débauche glauque et ironique, complaisamment aiguisée par l'angoisse sourde des jeunesses inutiles, substituant à une fraîcheur inconsciente le raffinement d'une lucidité sans concession. Un décadentisme primitif et vorace, sanctifié sans tarder par la lumière, pâlie comme il fallait, d'un Andy Warhol à la recherche de nouvelles icônes à offrir en sacrifice à un monde trop gourmand de ses propres reflets, à la recherche aussi de quelques images démultipliées et habilement déformées de lui-même. A ceci prêt que Warhol cette fois faisait erreur ; jamais le monde ne pourrait supporter d'entendre cela, lui même à dire vrai le pouvait à peine. Ou peut-être s'en doutait-il, ce qui expliquerait la pochette du premier album, suicidaire malgré la caution de sa signature hypertrophiée : la banane sur fond blanc constituait une métaphore trop crue et trop directe, c'était la promesse de trouver, sous la peau convenue de l'artefact, une chair obscène et désirable jusqu'à l'écoeurement. Sans compter qu'avec " Heroin ", même un vrai dandy fin-de-siècle se sentirait mal à l'aise. Tandis que sur certains morceaux la grandiloquence hiératique et superbe de Nico décolore la musique d'une voix hypnotique qui trahit l'enfant dégénérée des grandes vamps d'autrefois, convertit la violence latente en une perversion froide qui ne lâche rien de la cruauté bien affûtée des instruments, ici la voix de Lou Reed règne en maître. Et sa voix, pleine comme jamais d'un m& ?eacute;pris haineux pour qui n'entendra pas, fait résonner une démence consciente d'elle-même et livrée seule à la peur des voluptés interdites, sa voix devient une torture - on ne sait plus trop bien qui, de lui ou de nous, est la plaie ou le bourreau. Quant à l'héroïne en question, on aura compris qu'elle doit fort peu à la vérité romanesque. La fiancée blanche rejette si rapidement les voiles de beauté perverse qui aurait pu, un peu d'imagination aidant, l'identifier aux familières femmes vampires des lectures adolescentes ; si cruellement elle a soustrait l'appât à peine la prise amorcée ; si résolument enfin elle a exacerbé le dégoût et le manque, qu'elle a laissé une seule alternative (et nous avons là comme les deux pôles de la chanson, les deux tonalités extrêmes qui, l'attirant à parts égales, provoquent son déchirement strident). Soit la piteuse capitulation de qui se rend avant même le premier combat, pénétré assez de l'inéluctabilité de son désastre pour s'interdire tout sursis - et alors la voix usée ne peut que surenchérir sur son avilissement, comme si le mal plein pouvait délivrer du moins de la nostalgie puérile qui conserve une atroce résonance à l'impureté ; soit l'agonie violente, tendue, où la vie se détruit avec d'autant plus de rage qu'il ne lui reste plus que quelques secondes sur la bande pour s'affirmer encore - et c'est l'orage sonore qui petit à ?petit attire le morceau, gonfle la voix afin de mieux lui imposer silence et jette les instruments les uns contre les autres dans un fracas pathétique. Entre les deux pôles, d'une part le battement sourd de la batterie toujours un peu à côté, donnant moins la mesure aux autres instruments qu'elle ne s'efforce de trouver une alliance possible de deux langages substantiellement différents, d'autre part le crissement du violon ivre de John Cale qui voudrait tant que cela se taise, entre les deux pôles une accélération tantôt contrariée, tantôt suivie jusqu'à l'acmé d'un cri d'effroi, quand les cordes grincent et la voix s'étrangle, alors on ne sait plus trop quel liquide urticant ou délicieux coule dans les veines, on ne sait plus où l'on va, si on l'a jamais vraiment su. Le bruit, alors, comme le chaos bouillonnant où toute vie retourne. Comme un souffle de poussière blanche. (Flash-back. " Tout cela, c'est du bruit " : l'antienne du bon goût offusqué avait d'emblée accompagné le rock naissant des fifties, qui avait bien vite décidé de lui donner raison. Et c'était là un peu plus qu'une provocation juvénile. Evidemment, il ne s'agissait pas alors de disserter sur ce qui devait se livrer dans ce bruit et cette négation hautaine de tout ce qui avait fait la musique. Mais la seule joie d'entendre ce qui sortait du piano brisé de Jerry Lee Lewis, de la bouche hurlante de Little Richard ou de la guitare malmenée de Chuck Berry, contre toute attente, faisant rythme. Cependant, ne devait pas tant tard ?er à se faire entendre une inquiétude par laquelle se paierait, il était tentant de le croire, l'insouciance des premiers temps. Que l'on se rappelle. Après le désordre roboratif du truculent " Surfin' Bird ", les Trashmen réjouissants comme la surprise-partie un peu guindée qui dégénère à la faveur du disque échauffant soudain les esprits, il y avait eu le nihilisme braillard des Beatles brusquement acharnés, avec l'impossible " Helter Skelter ", à dévaster leur propre légende, à saper un à un ces codes qui les avaient faits si grands en les menaçant d'une sclérose fatale, les gentils garçons de Liverpool appliqués à brouiller une répartition des rôles dont certains profitaient trop commodément à leur goût : Mac Cartney déclarerait plus tard qu'il s'agissait aussi avec un tel morceau de répliquer aux peu discrètes bravades de Pete Townshend en quête de son déluge musical définitif. Par ailleurs, l'amertume des grandes désillusions devait naturellement favoriser ces années-là de semblables déflagrations, l'incandescence crasseuse du MC5 ou les cendres délétères du Velvet, parce qu'après tant de mises perdues, restait que l'on pouvait se fier à un bruit qui savait au moins ne pas endormir l'oreille de promesses aux durs lendemains. Le punk un peu plus tard. Quelques mois de folie qui avaient fait, d'une Angleterre poissée de gris comme jamais auparavant, l'arène ravagée d'un ? grand cirque de haine et de mort, le théâtre embrasé de gesticulations frénétiques et obscurément médiévales. On ne sait trop comment parler de cette apocalypse définitive après le grand livre de Greil Marcus. Cela tout de même qu'il faut remarquer ici : pour l'oreille accoutumée à la nombreuse descendance du punk originel, les Sex Pistols, les Clash ou les Stranglers n'apparaissent aujourd'hui pas si bruyants, d'une efficacité trop évidemment redoutable. Non que les coups, alors, manquèrent leur cible. Ils l'atteignirent même si bien que, de leur féroce entreprise de démolition, devaient naître des codes nouveaux, des principes d'autant plus actifs qu'ils s'étaient formés dans l'impitoyable magma où s'étaient fondues toutes certitudes ; des codes et des principes trop féconds et intériorisés de nos jours pour que " White Riot " et " Pretty Vacant " nous semblent encore empreints de cette étrangeté que l'on appelle " bruit ". Ainsi qu'il en va ordinairement du non-sens. Comme si le bruit était d'abord une dynamique, qu'il devait indéfiniment se répéter, ne s'accomplissant que dans l'absence enfin atteinte de tout auditeur - mais comment sans cet auditeur pourrait-il se développer ? Aussi revient le souvenir de My Bloody Valentine à l'Olympia, il y a une dizaine d'années, à la suite de la lente plongée brumeuse et bruitiste de Loveless. Un concert pourtant peu mémorable - tant de fois où rien d'autre ne se passe, ne do ?it se passer que la confirmation impeccable d'une réputation naissante ou d'une persévérance inaltérée ! Mais, en guise de rappel, cette folle répétition de la même note, sans variation, pendant combien de minutes au juste ? Assez en tous cas pour que le public se fût pour sa plus grande part réfugié dans le hall, de l'autre côté des portes étouffant un peu la torturante obstination que plus rien semblait susceptible d'interrompre. Un effet sans doute trop rusé, trop éloigné du rugissement spontané des Stooges qui savaient, eux, véritablement faire parler le bruit. Tout de même : imaginer la salle vide, que l'on aurait pu croire désertée par les musiciens mêmes, tant on hésitait à les identifier avec les pantins absurdement secoués sur leurs instruments monotones, la salle livrée enfin au bruit seul où devrait plonger toute musique pour rejoindre la vérité de sa naissance, le dernier mot de toute naissance...) Et si l'éruption maladive de " Heroin " appelait encore quelques mots pour s'éteindre tout à fait, il faudrait aller jusqu'à l'époque où, le Velvet devenue une icône vénérée, Andy Warhol disparu serait lui-même figé dans l'austère noir et blanc des Songs for Drella de John Cale et Lou Reed, comme une suite de clichés grisâtres de la lointaine Factory, loin à présent de la polychromie chatoyante des Marilyn d'autrefois ou du jaune criard et indécent du fruit emblématique.
(" Trouble with Classicists ", Lou Reed / John Cale, 1990) retour haut de page |
" Nowhere to Run ", Martha and the Vandellas, 1965 pour l'audace du tambourin mixé tellement en avant, empiétant sur les voix, écrasant la rythmique, envenimant la mélodie de son battement métallique. Plus d'échappatoire, la chanson d'amour un peu convenue comme on en produisait tant chez Tamla-Motown ces années-là laisse place à un vrai cri de détresse, c'est en tous cas ce que l'on entend, l'angoisse des guerres où s'anéantit jusqu'au souvenir des victoires passées, la colère noire ? contre l'Amérique arrogante des Blancs, les rêves évanouis bientôt des sixties s'éveillant sur un champ de ruines et la " grande vague brisée " dont parlera Las Vegas Parano. Aussi bien, " Nowhere to Run " c'est l'irrésistible élan du tube parfait qui ordonne comme nul autre de taper des pieds, d'entrouvrir les lèvres pour accompagner le refrain - l'insouciance d'une party adolescente avec en surimpression le désastre soudainement pressenti qui empêchera à jamais d'y croire encore et laissera un goût par trop amer aux baisers volés. retour haut de page |
" Waterloo Sunset ", The Kinks, 1967 parce que c'est l'évidence même. Reste que cette beauté immédiate est plus trouble qu'il n'y paraît. On croit voir, à travers la naïveté bancale et désarmante de l'ensemble, le rictus d'un sourire un peu désabusé qui tente de se tromper lui-même. La ferveur déconcertante du chanteur, quand par ailleurs on connaît le cynisme las et amusé de Ray Davies, ne trompe pas vraiment. Même les choeurs suraigus semblent hésiter entre la distanciation parodique et une immédiateté lyrique surannée. La chanson en réalité ne s'éclaire jamais que d'une lumière crépusculaire, s'enveloppant dans un clair-obscur qui empêche l'oeil de trop nettement s'accommoder. Pourtant, je ne connais personne qui ait pu me contredire, l'émotion naît infailliblement du morceau, d'autant plus vive qu'elle est gardée ? de tout débordement déplacé par les garde-fous d'une vigilante dérision. De même, chez les Kinks, l'exécution souvent brouillonne et apparemment malhabile fait ressortir la confondante maîtrise des compositions. C'est pourquoi il y a dans ce groupe une maladresse qui s'allie merveilleusement à leur intelligence. Je veux dire que les Kinks sont les meilleurs dessinateurs d'esquisses du rock, d'ébauches suffisamment visionnaires pour qu'on leur demande seulement d'indiquer la voie. En un sens, ils semblent toujours se reposer avec une complète confiance sur ceux qui, parfois longtemps après, accompliront leurs maquettes négligemment réalisées. Eux, livrés à la découverte enivrante de tant de terres vierges, ne se soucient guère d'accomplissement. (Difficile ici de taire l'histoire annexe, authentique mais trop parfaite pour n'être pas ironique. Plus de dix ans après " Waterloo Sunset ", tandis que les Pretenders feraient partie des meilleurs continuateurs des Kinks, de ceux qui sauraient du moins reprendre certaines de leurs chansons en révélant quelques précieuses virtualités cachées, la chanteuse du groupe devait croiser la route de Ray Davies ; et Chrissie Hynde, après avoir chanté les morceaux du mod sardonique un peu vieilli désormais, conclurait simplement l'histoire en épousant son ancienne idole. Histoire ironique qui toutefois nous rappelle opportunément ce que peut faire une chanson si elle porte en elle tel bourdonnement d'inachevé). retour haut de page |
" God Only Knows ", The Beach Boys, 1966 parce que jamais la musique pop n'a osé l'expression limpide à ce point d'une innocence généralement évoquée, quand elle est vraie, en négatif, avec cette rage des blasphèmes dont les excès sont plus ou moins proportionnels à l'intensité d'une nostalgie incurable. Soudain littéralement formulée, avec une aisance déconcertante. Un serrement de coeur très vite, quand on songe au prix payé pour cette enfance retrouvée - presque : Brian Wilson entraîné par son génie blessé parmi les ombres d'une folie pitoyable, laissant échapper tous les pouvoirs de son soleil californien pour l'avoir frôlé d'un peu trop près ; et de comprendre, quand en 1967 il entendrait le définitif Sgt. Pepper's, que jamais il ne pourrait rattraper les Beatles, non, cela ne devait rien arranger. Comment, après avoir écrit des chansons comme celle-ci, se résoudre à occuper une place seconde, comment accepter à la fin de donner seulement, à une Histoire que l'on avait cru écrire, le piquant de l'anecdote ou le relief d'un second rôle ? (Car il y a aussi une vérité de la musique dans l'émulation poussée jusqu'au point où la raison s'abîme, une concurrence que les apparences amicales ne peuvent empêcher de s'achever par la mort de l'un des rivaux - voire de l'un et l'autre, puisqu'à un tel coup de grâce les Beatles ne devaient pas si longtemps survivre). retour haut de page |
" Let's Talk about Girls ", The Chocolate Watch Band, 1967 puisque décidément il me faut davantage ouvrir ces pages aux groupes réunis par le terme déroutant de garage, un terme qui rappelle opportunément à quelle place avait droit une telle musique en dehors des espaces, bien balisés et prudemment rejetés dans les marges, de quelques salles de concert condamnées à la trouble légitimité du mauvais lieu si elles ne s'étaient vendues aux dorures du music-hall. (Garage - où l'on entendra littéralement le seul lieu susceptible d'accueillir les répétitions bruyantes et désordonnées qui exaspéraient le voisinage aussi bien que, d'une manière plus imagée mais non moins exacte, la voie de garage en effet à laquelle se condamnaient des musiciens réfugiés en parfaite connaissance de cause du côté de ?s perdants.) Groupes obscurs pour la plupart, nécessairement - encore ai-je retenu l'un des plus célèbres - mais le succès devient un critère bien peu pertinent, quand s'affirme le triomphe de l'amateurisme illuminé, du do it yourself le plus irrévérencieux, dans une ivresse créative ajoutant l'énergie iconoclaste d'un punk avant l'heure à l'enthousiasme conquérant des sixties précipitées vers la Chute, exactement entre la ferveur des débuts et le rire grinçant des survivants. Que l'on se représente : pour y consacrer tout son temps et son argent, pour assumer la réputation qui devait être celle d'un musicien de rock sans gloire dans les petites villes américaines de ces années-là, il fallait sacrément aimer les chansons à quatre sous et se soucier bien peu du grand jeu commun. Pour avoir tout misé délibérément sur la mauvaise carte. Et mieux valait ne pas se faire trop d'illusion sur une possible audience - même si parfois une chanson plus décalée encore que les autres devenait un hit improbable, comme un pied de nez libérateur de tout un public à l'etablishment, ainsi le succès déconcertant de " Louie Louie " des Kingsmen en 1963, l'enregistrement tellement bâclé que l'on peut entendre sur le disque le chanteur qui anticipe sur le couplet, doit s'y reprendre à deux fois (et n'avoir pas simplement recommencé la prise révèle une confiance désarmante dans la spontanéité d'une chanson telle qu'elle s'impose aux musiciens à l'instant d'une rencontre, ?alors secondaires bien des erreurs de surface, un dédain aussi qui en dit long pour la froide perfection technique du tube préfabriqué). Avec ces groupes, et plus encore qu'aux premières années du rock and roll ou dans l'Angleterre débridée de 1976, parle ce qui depuis longtemps a pris l'habitude de se taire chez ceux qui n'ont pas les mots, privés de toute manière de leur parole balbutiante sitôt conquise, si bien que c'est là une vraie gifle pour tous les parleurs autorisés, une gifle qui certes ne fut guère sentie, mais du moins fut donnée. C'était cela, la mauvaise carte. Et l'on peut comprendre que pour certains il valait le coup de la jouer, que ce fût à travers la fierté naïve de " Dirty Water " ou les résonances vaguement ésotériques de " 96 Tears ". Une musique en tous cas qui serait celle de toutes les déviances, celle des frustrations héritées ou obscurément pressenties, la musique des passions avilissantes et des ambitions minables. Il n'est qu'à se reporter simplement aux titres des chansons que l'on peut rencontrer dans l'Amérique de ces années-là : du " Psychotic Reaction " des Count Five plus tard célébrés par Lester Bangs au " I Had Too Much to Dream " des Electric Prunes défoncés dans leur studio à n'en pouvoir jouer une note, se dit le même basculement de l'esprit hors de la grille de représentation convenue mais inadéquate, tellement, avec ce que ces hommes avaient à vivre. Bien sûr intervenait la drogue ?, cannabis et hallucinogènes jouant un rôle non négligeable dans leurs sonorités altérées parfois jusqu'au délire. Mais les plus sobres n'étaient pas toujours les plus calmes. En fait, c'est comme si les stupéfiants avaient plutôt pour fonction de cautionner un dérèglement pour ainsi dire constitutif et fort peu raisonné que de le susciter simplement. Il n'est qu'à entendre pour s'en convaincre l'hymne plein de morgue et d'humour sombre que les Sonics dédiaient à la venimeuse strychnine, l'absurde fierté d'avoir soi-même appelé le poison qui au bout du compte n'épargnerait personne. C'est qu'il n'est pas question ici, on l'aura compris, des élégantes dérives psychédéliques du Pink Floyd. A cela se mêlait enfin un obscur désir de revanche. Car le rock auquel répondaient tels groupes du Texas ou de la Louisiane, celui dont ils reprenaient scrupuleusement les standards, de " Gloria " à " All Day and All of the Night ", était alors celui de ces Anglais dont on ignorait à peu près tout, sinon qu'ils avaient été les plus sûrs dépositaires des disques américains rescapés finalement de la grande vague puritaine qui avait émasculé les chansons d'Elvis et réduit Jerry Lee Lewis au silence. Back in the U.S.A., l'histoire recommençait mais quelque chose s'était brisé, une confiance était perdue que remplacerait naturellement une hargne sans illusion. Je le sais bien ; on pensera qu'il est facile de donner a ?près coup la netteté d'une intrigue bien construite à ce qui ne pouvait se vivre que dans l'inconscience d'un coup de dés sans enjeu. Il n'en est pas moins certain que jouer pareille musique revenait pour tous ces groupes à s'inscrire dans une histoire qu'ils avaient eux-mêmes choisie, qu'ils pouvaient à bon droit opposer à celle lamentablement échouée dans les charniers du Viêt-nam, mais une histoire qui aussi avait ses règles et ses victimes à venger. Et ne pas l'avoir bien comprise - comment l'auraient-ils pu, tout occupés à l'inventer ? - ne les aura pas empêchés d'y avoir passionnément souscrit. (En passant : on aura noté combien sont favorisés ici le milieu des années 60 et les années 1977-82, et je me doute qu'un tel déséquilibre menace d'ébranler le sérieux de mon prudent préambule. Mais comment faire autrement ? Il est des périodes tellement fécondes, où un langage paraît tout à coup concentrer ses pouvoirs de réinvention et accélérer jusqu'au vertige ses mutations nécessaires... C'est bien ce qui a lieu entre 1965 et 1967, quand un grand afflux d'acide énerve insidieusement le rhythm and blues rugueux et sanguin des Yardbirds ou des Animals en prélude à la grande langueur des années 70. Tout va tellement vite ces années-là, tant de voies nouvelles dégagées, une telle profondeur dévoilée, que seuls les plus grands peuvent rester dans la course - Stones, Beatles et Who ? bien sûr - , mais il manquerait bien des chaînons décisifs si l'on ignorait ces groupes éphémères qui, à de telles époques, pour une unique chanson parfois, gagnèrent leur place dans le dérisoire panthéon d'une musique pour adolescents. Et cela devait me faire aimer cette musique de plus en plus, d'entendre la patiente habileté du technicien si facilement mise en déroute par la fièvre du débutant inspiré que jusqu'au bout on espère un peu devenir. Avouons aussi que cela peut fausser le jugement, d'être né la même année que " A Day in the Life " et d'avoir découvert la musique quand résonnait un mémorable London Calling. Ensuite, les repères des connaisseurs paraîtraient bien vains.) Et parce qu'il faut bien, en effet, parler des filles, comme le rappelle ici un chanteur tirant de toutes ses forces les accents de Mick Jagger dans l'étranglement des graves, comme pour se tenir au plus près des grands désirs aveugles de l'homme seul. Mais je dois prendre garde à ne pas trop m'avancer sur ce qui viendra en son temps, parce que je ne puis pas tout dire à la fois. Je serai bref : plus encore que le vieux blues, le rock aura osé les mots crus et les métaphores transparentes, les voix suggestives jusqu'aux halètements et les sonorités franchement obscènes qui réveillent en vous quelque pulsion secrète, le rock aura donné voix à l'inavouable, bien loin des musées et des bibliothèques - je ne saurais même autrement le ?définir : le rock aura été une furieuse, une candide affirmation de désir. retour haut de page |
" Stone Free ", Jimi Hendrix, live, Albert Hall, 24 février 1969 parmi tant de chansons de Hendrix qui attirent et défient d'interminables commentaires, cette version enregistrée en public pour le solo insensé de sept minutes dans lequel s'élance un guitariste touché par la grâce, un peu comme Paul Gonsalves, le prodigieux saxophoniste de Duke Ellington lors du concert de Newport en 1956 (car plus généralement, toute musique ne tend peut-être qu'à cela, ces moments de dépossession où le musicien, faisant corps avec son instrument, et dans le cas de Hendrix explorant même avec lui toutes les possibilités d'un savant jeu amoureux, s'évade de la grille d'une partition arrêtée et donne à entendre cela qui est en prise directe avec notre part la plus obscure). Et l'on comprend mieux à quoi devait se mesurer, la même année, le rock primitif de Jerry Lee Lewis sur la scène de Toronto. En même temps, que dire d'une démonstration quasiment exhaustive des pouvoirs d'un instrument, déclinant tous ses possibles pour répondre à la même injonction silencieuse qui avait entraîné le musicien sur la scène ? On s'en souvient, dans son premier album, Jimi Hendrix avait déjà tracé, plein d'un orgueil désinvolte, le panorama complet de toutes les modulations du rock, connues ou à venir, qui avait pris de court tous les musiciens de l'époque, à la manière d'un définitif tableau des éléments dont il laisserait à d'autres le soin d'exploiter les cases avant lui insoupçonnées. Et s'était permis, en plus, ce titre en forme de défi : Are You Experienced ? Or, tout paraît à présent se condenser, épuré et affilé à l'extrême, dans l'espace d'une seule chanson. Que l'on réécoute le morceau : dès les premières mesures, sur un rythme faussement paisible, se devinent le sentiment électrisant d'une urgence, la vision réprimée qui exige de se libérer, et malgré tout il faut bien que dans un premier temps la chanson déroule son ruban déjà imprimé, étrangère à ce qui, dans les doigts glissant ? sur le manche, demande de manière toujours plus pressante à se découvrir ; alors, comme souvent avec Hendrix, la guitare apparaît livrée à une vie largement autonome, acceptant difficilement son rôle subalterne, simple accompagnement du couplet quand elle pourrait surpasser toutes les voix. Dans toutes les pauses du chant, dans tous les intervalles qui lui sont concédés par la mélodie principale, une seconde à peine suffit et la guitare s'emballe, entame ce qui doit être dit, s'infiltre dans la partie chantée - à faire oublier que le même homme joue et chante, qu'il tord ses mains sur la guitare et s'efforce en enflant sa voix de la faire taire : impression saisissante renforcée par les documents filmés en concert (si peu au bout du compte auront suffi à faire de lui l'icône parfaite d'une époque, frappant comme le casque noir de Louise Brooks, lumineux comme un sourire de Marilyn¯). On sait que l'extrême longueur des doigts semble les rendre incontrôlables, tandis que la nonchalance du guitariste tend à exhiber l'indépendance narquoise de ses mains, alliées bien plus à l'instrument dont elles épousent amoureusement les formes qu'à ce corps visiblement soumis à un tout autre rythme. Surtout le visage de Hendrix, qu'il hurle les paroles ou ferme les yeux pour discerner ce qui quelque part se donne à voir, son visage paraît si loin de ce qui se joue, là, entre ses mains¯ C'est pourquoi il y avait bien plus qu'un numéro de racolage virtuose dans ces moments cél&egr ?ave;bres où Hendrix attaquait les cordes avec les dents, les faisait vibrer d'une langue avide et se plongeait dans sa Stratocaster d'une blancheur frauduleuse comme dans la tendre moiteur d'un sexe abandonné. Bien plus qu'un numéro, puisque les mains tout à coup commandaient à la tête, soumettaient le corps agenouillé à la juste cadence de leur rituel et que, cessant de s'opposer à la voix, la guitare simplement s'y substituait. Pour avoir laissé ses mains lui échapper, le musicien apparaissait condamné à parler une autre langue, dans sa gorge c'étaient les cordes de la guitare dorénavant qui vibraient, martyre qui était aussi une élection, soumission qui, les filles tout en sueur et en cris ne s'y trompaient guère, était d'abord une conquête. Et dans cette version de " Stone Free " ce n'est pas tout. Il y a, après l'ouverture classique du solo avec une mélodie largement improvisée, ces notes qui s'affolent jusqu'à être entraînées par leur vertige même, rapides à un point tel que bientôt la pureté de la ligne initiale est effacée par un embrouillamini qui pourrait devenir cacophonie, si ne resurgissait, mais portée à un niveau supérieur, la même mélodie plus ou moins qui bientôt se plonge d'elle-même dans le chaos des notes enchevêtrées, pour en jaillir de nouveau et prolonger le combat jusqu'à l'instant d'un triomphe qui est aussi celui d'un arrêt brutal, saisissant. Comme si après un tel envol ?la guitare ne pouvait plus que buter brutalement sur une scansion élémentaire, et le moment où la guitare semble progressivement retrouver son souffle, en une syncope d'accords étouffés et sans voix, est l'un des plus jubilatoires que je connaisse. Puisque l'on ne peut s'empêcher d'anticiper sur le disque, d'entendre déjà la décharge orgasmique, le finale auquel le chant ne pourra plus succéder que pour la forme. Mais, on s'en souvient, ce n'est pas de cela dont il me fallait parler, - l'heure tourne et avec ce juke-box arbitraire, ou ce livre d'images adolescent, c'est un autre texte qui demanderait à s'écrire. Du moins aurais-je précisé mes règles du jeu. Et peut-être était-ce la seule manière d'en venir au fait, à cette chanson dont je n'ai rien dit encore. Dieu seul le sait. retour haut de page |