Stéphane Roche / Quête de soi et travail de deuil:
le Journal de Charles Juliet

Stéphane Roche est l'auteur d'une thèse consacrée à Charles Juliet - il a déjà proposé sur remue.net plusieurs études sur le Journal, dont le tome V paraît chez POL

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La notion de deuil occupe une place centrale dans l’œuvre de Charles Juliet. Si un récit autobiographique comme Lambeaux en livre les clés en filigrane, le Journal en expose plus sensiblement la problématique : comment se défaire d’un objet perdu lorsqu’il s’agit de soi-même ? Les processus d’écriture du texte montrent en effet le lien indissociable qui unit une entreprise de " destruction systématique du moi " et l’aspiration à s’accomplir et se constituer à travers d’un discours narcissique.

Les conditions de ce dispositif en sont singulières. Après onze années passées sous l’uniforme, Charles Juliet rompt avec tout engagement social pour se consacrer entièrement à l’écriture. À l’âge de vingt-trois ans, il ne fait alors que répondre à un besoin de retraite intérieure devenu irrépressible, lequel se confond bientôt avec une ascèse introspective. Dès 1957, il s’agit pour le diariste de se libérer des conditionnements affectifs et culturels qui ont étouffé son être, l’éloignant de ce qu’il nomme le " vrai ". Écrire devient un " combat " dont l’enjeu est la réorganisation des structures mêmes de la pensée, de son mode de perception du réel. Le sujet affronte une liberté longtemps vécue dans l’angoisse, elle-même suscitée par le sentiment de l’étrangeté à soi-même et de la culpabilité. C’est à partir de cette situation fondatrice que se développe le travail d’une conscience sur elle-même, conduisant sur près de trente ans au progressif dépassement de la haine de soi et du refus du monde… jusqu’à l’accueil empathique des diverses formes de l’altérité.

Cette genèse ontologique fonctionne d’abord comme une nécessaire et patiente catharsis. Les données autobiographiques de l’écriture subvertissent le strict témoignage individuel pour s’ordonner, selon une méthode à visée étiologique, à la recherche d’une connaissance de soi à dimension universelle. La quête de soi se confond ainsi, dans son principe, avec l’abréaction d’une mélancolie représentée comme appauvrissement du sentiment de soi et suspension de tout intérêt pour le monde extérieur. Le Work in progress qu’est le journal coïncide alors avec un travail de deuil opéré sur la persona du scripteur. Le dédoublement qui s’ensuit met aux prises celui qu’il a été et celui qu’il tend à devenir. C’est dans cette tension que réside l’intime d’un texte qui met en scène le clivage entre le désir de se délivrer du passé (instinct de vie) et la peur d’un inconnu existentiel ouvrant sur l’avenir (pulsion de mort). L’enjeu décisif est finalement la possibilité de se connaître pour se libérer de ce qui en soi n’est pas soi, et se reconstruire à travers la représentation du réel, dans le rapport à autrui, fussent-ils imaginaires, voire fantasmés.

Le travail de deuil se réalise donc ici dans la dynamique même de l’écriture. Marqué par le ressassement, le journal rend compte au plus près de la réalité de l’expérience vécue. Ses manifestations sont d’abord perçues dans la thématique liée au malaise existentiel : ancré dans une attitude d’auto-dépréciation, comment cet ensemble d’inhibitions a-t-il réussi à être transcendé pour laisser le champ libre à l’acceptation de soi et à la réconciliation avec le monde ? Déclinée selon les motifs associés à la pétrification et à l’engluement, cette thématique est en outre mise en perspective par des récits de rêves. Ces derniers révèlent le plus souvent les effets du traumatisme de la séparation et de la perte de la mère, subi trois mois après la naissance. Complémentaire de l’approche de son univers inconscient, l’analyse des structures stylistiques et rhétoriques du texte permet également de suivre l’évolution du sujet vers sa " seconde naissance ", soit le dépassement effectif de l’épreuve sur laquelle devait se jouer toute une vie. Sensible à partir du troisième volume (1968-1981), où apparaissent des auto-biographèmes rétrospectifs donnant sens à un parcours reconstruit comme destin, cette sublimation de l’empêchement à être permet de sortir d’un présent sans durée, a-temporel et mortifère.

Écriture de soi comme mise à l’épreuve de la réalité, le Journal de Charles Juliet interroge les rapports qu’entretiennent le désir de création et la réparation d’un manque originel dont le deuil est le chemin par lequel donner sens, symboliquement, à son caractère irréparable, et y survivre.