Leslie
Kaplan / "Maurice Blanchot"
Quand j'ai envoyé le manuscrit de mon premier
livre, L'Excès-l'usine, à Maurice Blanchot, je
lui ai écrit :
"J'ai découvert L'espace littéraire : et j'ai
été sidérée, tout ce que vous disiez de Rilke,
"l'homme sans paupières", "celui qui ne peut se
détourner", C'était ce que je "savais" de
l'ouvrier. Scandale : l'Ouvert c'est le Poème _ et l'Ouvert, c'est
l'Usine _ ce "nulle part sans non". Bien sûr tout est
dans le quart de tour qui fait passer de l'un à l'autre _ mais
de cela, je ne peux parler."
Je pense que ce passage de "l'Ouvert, c'est l'Usine" à
"l'Ouvert, c'est le Poème", a toujours été
l'objet de ma question depuis que j'écris, et je pense aussi que
ce sont LES MOTS de Maurice Blanchot qui ont permis à la fois que
je formule les choses de cette façon et que j'avance en gardant
cette question ouverte.
J'ai toujours eu le sentiment d'être écoutée par les
mots de Blanchot, accueillie, écoutée, soutenue et poussée
en avant.
Maurice Blanchot : sa façon précise, particulière,
de parier du malheur. "Quelqu'un se met à écrire, déterminé
par le désespoir"...
Douceur absolue de ce "quelqu'un", douceur qui permet de parler
de cette chose brutale : le désespoir. D'en parier et de la transformer
en question.
Une question qui pourrait être lancinante, torturante,
et personne ne peut dire qu'elle ne l'est pas, mais en même temps
elle vient d'ailleurs que de soi, d'un lieu large, général,
enveloppant, et de cette façon, elle est à la fois exigente
et apaisante.
Il me semble que ce qui dans les mots de Blanchot m'a aidée à
poursuivre, à avancer, cpest que dans ses mots il y a toujours
eu, j'ai toujours trouvé, un point d'appui possible, ce qui veut
dire : toujours l'aspect double, contradictoire qui donne une dimension
vivante (oui), une tension, au désespoir lui-même, qui l'interroge,
justement pas en le repoussant, mais en le maintenant, en le relançant,
en le transformant en autre chose.
"Quelqu'un se met à écrire, déterminé
par le désespoir. Mais le désespoir ne peut rien déterminer,
"il a toujours et tout de suite dépassé son but"(Kafka,
Journal, 1910). Et, de même, écrire ne saurait avoir
son origine que dans le "vrai" désespoir, celui qui n'invite
à rien et détourne de tout, et d'abord, retire sa plume
à qui écrit. Cela signifie que les deux mouvements n'ont
rien de commun que leur propre indétermination, n'ont donc rien
de commun que le mode interrogatif sur lequel on peut seulement les saisir.
Personne ne peut se dire à soi-même : "je suis désespéré",
mais "tu es désespéré ?" et personne ne
peut affirmer : "J'écris", mais seulement
"écris-tu ? oui ? tu écrirais?"
C'est d'abord dans L'espace littéraire
que j'ai rencontré les paroles de Kafka qui m'ont tellement accompagnée
a "La consolation de l'écriture, remarquable, mystérieuse,
peut-être salvatrice : c'est sauter hors de la rangée des
meurtriers, observation qui est acte. Il y a observation-acte dans la
mesure où est créée une plus haute sorte d'observation,
plus haute, non plus aigüe, et plus elle est haute, înacessible
à la "rangée" des meurtriers, moins elle est dépendante,
plus elle suit les lois propres de son mouvement, plus son chemin monte,
joyeusement, échappant à tous les calculs" (Kafka,
Journal, 22 janvier 1922). Ici la littérature s'annonce comme le
pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l'oppression du monde,
ce monde où "toute chose se sent serrée à la
gorge", elle est le passage libérateur du "Je" au
1l", de l'observation de soi-même qui a été le
tourment de Kafka à une observation plus haute, S'élevant
au-dessus d'une réalité mortelle, vers l'autre monde, celui
de la liberté."
Il y a ce mot de Kafka, "joyeusement", et sa définition
de 'l'observationnel, et, les soulignant, les mots de Blanchot : pouvoir,
force, et en même temps, aucun volontarisme, pas de "il faut",
aucun triomphalisme, donc aucun rejet pour ce qui serait encore sans force,
sans pouvoir, sans joie.
Accueil.
Accueil, et recherche d'un chemin.
Le point de départ : le désespoir_le malheur_le
mauvais înfini_la mort anonyme ... et en même temps toujours
: ouvrir, ouvrir, ne pas en rester là.
Une élévation peut-être, une libération sûrement,
qui a pris pour moi la forme d'un retournement.
Les mots de Rilke commentés par Blanchot donnaient précisément,
concrètement, matériellement le malheur de l'Usine.
Ils allaient à l'essentiel, tout en restant dans "les choses".
Pour l'ouvrier, être là, "ne pas se détourner",
comme dit Rilke, être "l'homme sans paupières",
comme dit Hofmannsthal, est une condition forcée, obligée,
nécessaire, sans choix, c'est vivre une existence aliénée,
une existence véritablement folle.
C'est-à-dire : il y avait chez Blanchot une connaissance intime
du malheur, ou le malheur éprouvé comme malheur intime :
c'est ce qui a eu aussi un écho pour moi et qui est il me semble
la caractéristique du mouvement de Mai '68 : une contestation non
pas à partir d'un savoir scientifique, d'un discours qui définissait
des causes générales, exactes ou non, mais la tentative
de trouver une action collective à partir de l'intime-universel.
Ce qui fait que les textes et la position de Maurice Blanchot sur "68",
textes et position que j'ai connus seulement après-coup, m'ont
toujours parus évidents, lui correspondre.
Et c'est par la lecture de Blanchot, L'Entretien
infini, que j'ai lu L'Espèce humaine, le livre de
Robert Antelme, qui reste pour moi exemplaire de cette exigence : saisir
l'extrême, penser la mort, penser le meurtre, dans les mots même
du détail, de l'intime.
Et c'est sûrement ce qui a fait un lien pour moi avec la psychanalyse
l'accueil du malheur dans son intimité, et toujours en même
temps 1e désir ("le désir, oui, toujours", Breton
cité par Blanchot) de prendre appui sur les mots pour "sauter",
pour décider de cet acte si étonnant qu'est le saut.
En somme un accueil qui sépare, qui permet de se séparer.
Et le chemin qui suit est défini par la patience.
La faute la plus grave est l'impatience (le seul pêché, peut-être,
d'après Kafka commenté par Blanchot), impatience qui est
la méconnaissance "du bonheur et du malheur de la figuration,
de cette exigence par laquelle l'homme de l'exil est obligé de
se faire de l'erreur un moyen de vérité et de ce qui le
trompe indéfiniment la possibilité ultime de saisir l'infini".
L'impatience : ce mot prenait un écho particulier au sortir des
années 68/70, années qui frôlaient le totalitarisme,
le terrorisme. Bagarre de chacun, et à l'intérieur de lui-même,
contre le discours. Image, idole, dogme, oubli du cheminement. "Vouloir
l'unîté tout de suite", tout ce que cela a pu engendrer,
aussi, d'horreur.
Et trouver chez Blanchot le rapport entre "les mots" et une
position dans la vie, une position éthique. Le "nulle part
sans non" éclaire le monde comme il est éclairé,
déjà depuis toujours, par lui. C'est-à-dire : la
littérature pense et elle témoigne du réel. Et cette
forme particulière de pensée qui est la littérature
et son rapport au réel se nouent dans l'éthique de la littérature.
On retrouve le questionnement comme une façon
d'être au monde, ou de saisir et de vivre le monde comme étonnement,
surprise, rencontre.
Et commencement.
Blanchot m'a toujours paru tenir compte de l'enfant, l'enfant qui est
toujours là, dans l'adulte, et spécialement dans l'adulte
qui est passé par une enfance sans enfance (Rilke, Kafka ... ),
qui a dû tellement oeuvrer pour sortir de "l'infâme bouillie
originelle" (Kafka), cet enfant qui est en même temps un commencement,
toujours précaire, jamais acquis :
"...la voiture d'enfant, passant devant lui, se souleva légèrement
pour franchir le seuil et la jeune femme, après avoir levé
la tête pour le regarder, disparut à son tout.
Cette courte scène me souleva jusqu'au délire. Je ne pouvais
sans doute pas complètement me l'expliquer et cependant j'en étais
sûr, j'avais saisi l'instant à partir duquel le jour, ayant
buté sur un événement vrai, allait se hâter
vers sa fin. Voîcî qu'elle arrive, me disais-je, la fin vient,
quelque chose arrive, la fin commence. J'étais saisi par la joie,
Ce passage est au milieu de La folie du jour, et c'est après
ce moment absolu que la folie la plus folle se déchaîne.
Le commencement, le précaire.
"La parole écrite; nous ne vivons plus en elle, non pas qu'elle
annonce "hier ce fut la fin", mais elle est notre désaccord,
le don du mot précaire
(L'écriture du désastre).
Le précaire est lié à la parole,
à l'inquiétude au sein même de l'appui : les mots,
au sein même de cette vie vivante des mots. La parole, si faible,
si peu de choses/et pourtant, si forte, si grande/ et pourtant.
"Le langage est la vie qui porte la mort et se maintient en elle"
: c'est aussi que le langage est une matière polysémique,
ouverte au hasard...au jeu..., et une adresse à l'autre, mais quel
autre?
Quel langage, quelle parole-quelle écriture- faut-il pour que l'autre
soit. Cette interrogation est au coeur même de l'acte de parier,
ce n'est pas une question de morale, où il faudrait se conformer
à une obligation, mais d'éthique, qui définit la
position du sujet parlant, écrivant, dans le monde, sa façon
particulière de répondre au réel. Ce que l'on lit
à travers le travail de Blanchot, c'est comment l'éthique
d'un auteur est toujours à chaque fois à l'oeuvre dans les
formes, dans le mouvement de la pensée, le style.
Comment écrire pour que le mot soit véritablement un don,
c'est-à-dire, aussi, pour que l'autre puisse le recevoir : comment
écrire en dehors du discours meurtrier, du savoir fermé,
de la certitude, mais aussi en dehors du bavardage vide, de la trîvialisation,
qui annule l'autre aussi bien : "estce faire oeuvre de bavardage,
est-ce faire oeuvre de littérature", S'interroge, nous interroge,
Blanchot
Le précaire : pas une occasion de pathos, parce que c'est à
la fois la condition humaine, de l'être parlant, mais aussi une
paradoxale exigence, le propre du bricolage moderne.
La communauté est placée sous ce signe
communauté des amis et des livres.
L'érudition immense, si légère, de Blanchot si elle
est un tel enseignement cyest que chaque oeuvre est considérée
d'abord en elle-même, comme rencontre, expérience, effet,
jamais comme une accumulation, comme un bien à accumuler, mais
donc aussi comme un événement sans garentie, toujours précaire,
où vont les mots, où vont les livres...
Pour moi il est aussi lié, ce précaire, à ce que
Blanchot dit de l'être juif dispersion, exil et livre.
Une autre façon de voir, de vivre la "marginalité"
qui devient une dimension universelle, un possible à l'intérieur
de chacun, comme le fait d'être "juif", peut-être.
Et là, avant de conclure, je voudrais lire un
poème de Paul Celan traduit par Maurice Blanchot, à la fois
parce que j'ai connu ce poème dans les mots de Blanchot, et parce
qu'il me paraît essentiel ici et maintenant dans les circonstances
tragiques du moment d'aujourd'hui
Parle, toi aussi,
parle le dernier à parier,
dis ton dire.
Parle_
Cependant ne sépare pas du Oui le Non.
Donne à ta parole aussi le sens
lui donnant l'ombre.
Donne-lui assez d'ombre,
donne-lui autant d'ombre
qu'autour de toi tu en sais répandue
entre
Minuit Midi Minuit.
Regarde tout autour:
vois comme cela devient vivant à la ronde_
Dans la mort ! Vivant!
Dit vrai, qui parle d'ombre.
Vois comme se rétrécit le lieu où
tu te tiens
Où veux-tu aller à présent, toi en défaut
d'ombre, où aller ?
Monte. En tâtonnant, monte.
Plus mince, plus méconnaissable, plus fin
C'est ce que tu deviens, plus fin : un fil,
le long duquel elle veut descendre,
l'étoile
pour en bas nager, tout en bas,
là où elle se voit
scintiller : dans le mouvement de houle
des mots qui toujours vont.
Tenter de penser la pensée des mots, leur réel,
dans l'exigence d'une recherche toujours recommencée, à
travers la possibilité jamais garentie de l'autre, des autres,
d'une communauté, comment parler, écrire, vivre, en essayant
de tenir compte de la précarité qui est d'abord le risque
même de penser : c'est aussi saisir que ce que les mots transmettent,
ce qu'ils peuvent transmettre, c'est la joie.
© Leslie Kaplan |