1 / du lien social
J'ai pensé qu'il serait intéressant
de s'arrêter sur ce titre, le lien
social. Je veux dire : ne pas gommer le paradoxe. Il peut en effet
sembler paradoxal qu'à des écrivains on demande d'intervenir
dans ce
sens. Je ne parle pas bien sûr
des préjugés, ou de la vision romantique,
l'écrivain comme individualiste,
etc. Ni de l'oeuvre même, qui a
évidemment sa place dans
la société et le monde, comme lien, comme
rupture de lien, et création
de nouvelles formes de liens. Mais le
travail d'écriture est un
travail solitaire, alors en quoi ce travail
peut-il être sollicité
par rapport à la question du lien social? Comment
penser l'expérience de l'écrivain
en ce qu'elle aurait quelque chose à
voir
avec le lien social ? partager, transmettre quoi ?
D'autre part, s'il s'agit de tisser ou de
renouer des liens au sein de
la population, qu'est-ce à dire sinon que l'on constate à quel
point ce
tissu est défait,
détruit.
Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme
: "Ce qui, dans le
monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination
totalitaire,
c'est le fait que la désolation qui jadis constituait une expérience
limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telles
que
la vieillesse, est devenue l'expérience quotidienne de masses
toujours
croissante de notre siècle."
La désolation, d'après Arendt,
le terme anglais est loneliness , c'est
l'isolement, la solitude non pas choisie mais subie. Il me semble qu'on
peut développer : c'est l'accablement devant la lourdeur du
monde,
l'impression d'être dépassé par le monde, d'être
complètement incapable
de lui faire face. C'est le malheur, le sentiment d'avoir été
abandonné,
petit et abandonné, sentiment tellement fort qu'il peut engendrer
la
perte des repères, la perte de l'identité, et finalement
l'aliénation
totale, avec la capture par des idéologies de ressentiment.
Pour Arendt
c'est ce qu'elle analyse comme la société industrielle
de masse qui
produit la désolation, personnellement je suis d'accord avec
elle. Mais
ici n'est pas le lieu de la recherche des causes, mais du constat, et
de
se demander : et alors, quoi, et quoi de l'écrivain par rapport
à cette
situation.
Les situations sont les plus variées,
tous les lieux du monde actuel,
ville,
hôpital, prison, maison de retraite, écoles...
Or, ce qu'il faut remarquer : chaque fois
que le lien social est
attaqué, c'est le lien avec le langage qui est aussi attaqué.
Dans la
désolation, ce qui est atteint, c'est aussi le langage, le lien
fondamental humain du langage, la confiance dans les mots, dans la
parole de l'autre. La parole de l'autre, de n'importe quel autre, est
mise en cause, mise en doute, on
n'y croit plus, quel intérêt, c'est pas
la peine, à quoi servent
les mots, c'est du baratin, du bla bla bla. On
laisse
tomber, comme on a été laissé tombé.
D'où une violence en miroir à
la violence qui a été faite, d'où
l'adhésion à n'importe
quoi, religion, superstition, délire politique,
drogue...
Je pense donc que pour que le tissu social
soit reconstruit, il faut
aussi prendre
en considération la question du langage.
Ce qui ne veut évidemment pas dire
que c'est la seule dimension
impliquée.
Le réel excède toujours les mots.
Il suffit de penser un instant par exemple à une maison d'arrêt, où les
détenus sont huit dans une cellule, cellule où il y a
par ailleurs les sanitaires,
ou à un collège de banlieue où les élèves
sont parqués, trop nombreux,
presque réduits à l'anonymat, des enfants presque anonymes,
ou à une maison de retraite
qui à quatre de l'après-midi sent déjà,
ou
encore, le poisson...
Désolation soft , désolation
quand même.
Le réel excède les mots, mais
c'est dialectique, s'il n'y a pas
confiance dans les mots, rien ne peut se faire de durable, aucun
changement
important, qui tienne.
Un lien social, humain, passe par un rapport
au langage où le langage
vit, peut vivre, dans ses deux dimensions fondamentales : comme parole
adressée, lieu d'accueil pour l'autre, et comme matière
polysémique,
moyen d'expérimentation
et de jeu avec le monde et les autres.
Le langage permet le je, le sujet, parce qu'il
permet le jeu avec le
monde, les autres. Mais cela est possible seulement si le monde, les
autres,
ont déjà permis ce rapport-là au langage.
La confiance dans le langage, dans la parole
adressée, avec ce qu'elle
comporte de promesse, que chacun sente qu'il existe pour l'autre, et,
l'affirmation, qu'elle soit formulée ou non, du caractère
polysémique du
langage, de sa dimension fondamentale
de jeu et d'expérimentation, c'est
la moindre des choses pour un écrivain,
parce que c'est ce qui le
constitue
comme écrivain.
Pour moi il est évident que les écrivains
qui s'intéressent au lien
social peuvent trouver un sens dans
des expériences de terrain souvent
éprouvantes parce que ces
expériences sont aussi la réaffirmation de ce
qui
fonde leur travail à eux, écrivains.
Conséquences : ce n'est pas sur tel
ou tel artiste-écrivain que se
porte
le transfert, le désir de travail, mais sur la fonction écrivain.
Donc ce n'est pas comme un écrivain
particulier porteur d'une oeuvre
particulière que l'on intervient,
mais comme "l'écrivain",
transmetteur
de la fonction même du langage.
Modestie si on veut mais surtout responsabilité
par rapport à cette
transmission
là.
Cela ne veut nullement dire que l'écrivain
qui fait des rencontres, des
ateliers d'écriture, etc, ne doit pas parler de son oeuvre,
au
contraire. Mais en tant que son oeuvre, ou l'oeuvre de ses
contemporains, ou de ses écrivains préférés,
etc, sont des moyen de
passer ces
qualités fondamentales du langage.
Il s'agit d'inventer par rapport à ce qui est au
coeur de la demande,
même si ce n'est pas formulé : le langage comme construction
du
sujet
dans son rapport au monde, remise
en circulation de ce qui est isolé,
figé
dans la désolation.
Orienter le travail en ce sens.
Pas tant aider les gens à "s'exprimer",
ce que pour le moment ici et
maintenant en France ils peuvent
faire à peu près, mais à PENSER, avec
les
mots, là où ils sont, leur rapport au monde, aux autres.
Mettre en relation, faire des rapprochements,
des ponts, des liens.
Et penser c'est aussi jouer, mettre de la
légèreté là où il y a de la
lourdeur,
de l'inertie...
C'est quitter la solitude inhumaine, la désolation,
pour tenter
d'instaurer un bon rapport à
la solitude, c'est-à-dire un bon rapport à
soi-même et aux autres.
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