Ma
fascination pour l'oeuvre de Claude Louis-Combet relève de l'ordre
du mystère. L’écrivain met en scène ce qui
me révulse, m'effraie et me fait battre le coeur de répulsion.
Des monstres habitent ses livres, qu'ils soient des personnages légendaires,
des poètes maudits ou des figures picturales obsessionnelles de
quelque artiste de la souffrance traversée. Dans la vie, je me
tiens loin de ce qu'il évoque : l'autodestruction, la matière
boursouflée des blessures ouvertes, le sang caillé des plaies,
toutes déformations qui mettent mal à l'aise jusqu'au vertige,
rappelant la pitoyable condition humaine, Ridiculement, j'évite
les films où l'hémoglobine pleut, Je ne supporte pas même
l'étalage d'une boucherie. Cette incapacité maladive à
regarder tout ce qui suggère de près ou de loin la douleur
m'infantilise aux yeux d'autrui. Aggravant mon cas, cette répugnance
à la couleur rouge va de pair avec ma peur du noir.
Voilà précisément tout ce qui hante les livres de
Claude LouisCombet, et les livres sont ma vie. Cette contradiction
entre son monde mental et le mien n'a pas arrêté ma faim
de lecture, comme une inversion, une perversion. Lui-même a expliqué
son lointain goût du martyre et de l'hagiographie (Miroirs du texte
) ; son oeuvre oscille entre la noirceur la plus agressive et la lumière
la plus paisible. Qu'il médite sur Odilon Redon (Les yeux clos)
ou la douceur d'un personnage shakespearien (La raison d'Ophélie),
la Belle semble toujours prête à se révéler
Bête, à l'instar de Mélusine. Il sonde ainsi la part
la plus archaïque de notre être, imprenable, en une descente
aux enfers de l'inconscient que la mort ineffable traverse, mort violente
ou meurtre (Rapt et ravissement), suicide ou folie (Blesse, ronce noire),
et toujours « l'horreur en partage» (Dadomorphes et Dadopathes).
Mais ces thèmes issus de nos ténèbres les plus intimes
ne peuvent se dire que par la grâce d'un style irréprochable.
Ce qui me bouleverse provient
de ce contraste, de ce point de déchirure entre le jaillissement
puissant d'une énergie brutale et le poli d'une langue totalement
maîtrisée, qui circonscrit exactement ce qui déborde
de cauchemars. Cet imaginaire sanglant et torturé du désir
le plus impérieux passe au miroir transparent, et comme au fil
du rasoir d'une élégance limpide. Dès lors, je le
peux regarder en face, et accepter que la lumière projette son
ombre terrifiante. L'épurement de la phrase, dans son rythme musical
et poétique, rend la délicatesse exacte des émotions,
brodée comme une dentelle ancienne et ornée de chimères.
Pas même de maniérisme, seul le travail de ponçage
des mots, comme si nos monstres étaient des pierres précieuses
brutes que le poète avait pour tâche de tailler si savamment.
La poésie serait alors conquête sur le fond très opaque
d'une nuit obscure que l'enfant qui dort encore dans nos âmes cuirassées
d'adultes n'hésite pas à reconnaître pour redoutable.
Le terrible qui constitue l'intuition du poème est débusqué
à coups de hache et de velours.
De là, sans doute, l'attachement de Claude LouisCombet
à Georg Trakl ou à Kierkegaard, dont les oeuvres magnifient
la solitude d'une écriture à la beauté hautaine de
fantasmes vaincus. Dans le pacte conclu de la lecture, quelque chose d'ambigu
a lieu, une sympathie féroce, dérangeante, face à
l'obscurité révélée telle une mémoire
collective. Impitoyablement placés devant nos abîmes, par
le relais de mythes ou de figures littéraires, nous cherchons à
nous protéger dans le secret du livre de cet indicible que le poète
met en lumière. Pourtant, nulle cruauté calculée
dans cette écriture, nulle complaisance, J'y vois une paradoxale
tendresse pour la faiblesse humaine : la théâtralisation
de notre misère est un exorcisme à ce monde de convulsions.
Loin de l'actualité, de la dénonciation de la violence vécue,
Claude LouisCombet nous oblige à accorder une importance
à celle qui grouille en nous, fracturant irrémédiablement
notre être, dans l'impossibilité d'un salut, matière
amalgamée d’esprit et de chair. Le mal sommeille d'abord
en notre âme, mais l'écrivain suggère l’imbrication
de cette frénésie avec une quête de l'idéal,
une élévation vers la transparence. Car les fantômes
déchaînés des légendes qui réapparaissent
dans ses oeuvres sont le pendant exact d'autres images de nousmêmes,
rêvées, épurées et souveraines, Le style tendu
à l'extrême, qui invente seul ces symboles en un syncrétisme
personnel, donne existence à ces fantasmagories inquiétantes.
A contrecourant du réalisme, cet univers dense, comme resserré
autour d'une plaie béante, rejoint une parcelle de vérité
humaine seulement par le miroitement d'une langue dépouillée.
Abnégation, sacrifice, tel est l'absolu de l'écriture dans
sa valeur de mort au monde, dans sa « sainteté». Le
vrai poète se retire dans l'ombre, la beauté éclate
à contrejour sur la souffrance et l'horreur, puis s'efface.
Lectrice captive, je n'ai plus qu'à fermer les yeux, sourde aux
battements du sang affolé, victime consentante d'une oeuvre vampirique,
qui dévoile gouffres et exils dans la perfection formelle d'une
parole ciselée. Je demeure ensorcelée, écorchée
vive, prise au piège d'une clarté crépusculaire,
le coeur déchiré.
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