Claude Louis-Combet / C'est en
ce quasiment que le poème... entretien avec Ronald Klapka suivi de "L'énigme de la femme", par Claude Louis-Combet |
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Claude Louis-Combet et Ronald Klapka, 2004 |
Claude Louis-Combet a donné cet entretien le 19 mars 2004 à la Maison de Franche Comté (rue de la Madeleine à Paris). Récrit par l' " homme du texte " cet entretien conserve le ton de connivence attentive de cette très belle soirée, où l'auteur lut Oô, tandis que Basarab Nicolescu et Anne Longuet-Marx lui rendaient hommage. Leurs contributions et cet entretien seront prochainement publiés dans Verrières, la revue du CRL de Franche Comté (nous remercions son directeur Dominique Bondu, pour sa mise en ligne). A l'occasion de la parution aux PUF de " Symptôme et conversion " , nous offrons aux lecteurs de remue.net un texte rare de Louis-Combet, L'énigme de la femme, une conférence donnée à l'invitation de Gérard Bonnet.
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1°) Ronald KLAPKA :
Après les brillantes contributions de Basarab Nicolescu et Anne
Longuet-Marx, je vais commencer par vous poser une question d'apparence
frivole pour ne pas dire saugrenue. II semble décidément
que vous affectionnez le rose, qu'il s'agisse de la couleur, de l'adjectif,
du nom propre ou commun. Dans le dernier ouvrage, c'est Terpsichore
aux doigts de rose, il y eut L'Âge de Rose - de Lima - , Rose
pour quand elle sera grande, et ce rose dont, dans la Madeleine au
sang de Transfigurations, vous dites: "Toutefois, comme elle avait
besoin d'offrir un peu de beauté, elle éteignit sa lampe
et il n'y eut que la blancheur toute rose du matin, à travers
la fenêtre, pour éclairer la scène et le rite"... 2°) R.K. : Dans Terpsichore
et autres riveraines, c'est "celle qui aime la danse" qui
est dite "aux doigts de rose". D'ordinaire c'est de l'Aurore
que l'on dit cela... 3°) R.K. : Cette femme est aussi fleur, elle dont vous écrivez: "et
comme elle se souvient d'avoir été corolle avant d'être
femme, elle s'aperçoit qu'elle est nue et son plaisir empourpre
son visage." Ceci nous amène à Flora, "la belle
Romaine"... 4°) R.K. : Vous déclarez aussi in fine: "Tenons-nous
dans l'ombre au plus près, frère Villon, les trois roses
de l'amante, noire, rouge, blanche, valent tous les poèmes,
même si elles ne les remplacent pas." 5°) R.K. : La dernière de vos riveraines, Mala Lucina,
ne laisse pas d'inquiéter, vous lui prêtez aussi des propos
qui laissent pens: 6°)
R. K. : J'ai retenu, pour la suite de cet entretien la quatrième de
couverture que vous avez signée et la préface
de la réédition de Vendanges de
Charles-Ferdinand Ramuz. 7°) R. K : Dans une institution - révolue - dans laquelle
nous avons exercé des responsabilités: l'École
normale d'Instituteurs, nous avons été, me disiez-vous,
d' "honnêtes suppôts de la laïcité".
C'est "en ce temps-là" que j'ai découvert,
dans un ouvrage intitulé Variations johanniques sous votre signature,
une contribution inattendue mais pas pour autant - en ce qui me concerne
- hétérodoxe: "Celui qui aime connaît Dieu" (première
lettre de Jean, chapitre IV, verset 7). Passé les préalables
disant que ce n'est pas en théologien (mais vous citez les meilleurs
!) que vous vous situez, commencent des pages étonnantes et
toujours parlantes au cur, je dois le dire, pour les partager
avec d'autres lecteurs et lectrices encore aujourd'hui qui ont pu les
découvrir dans "Proses pour saluer l'absence", je
n'en dis pas davantage, sauf que dans ce texte aux allures priées
(l'antienne de "Celui qui aime" bel intransitif), vous y évoquez
outre l'Amour comme aurait pu le faire un Rousseau d'aujourd'hui, vos
dix-sept ans... 8°) R.K. : La
revue NU(e), que dirige à Nice Béatrice Bonhomme,
vous a consacré un numéro (le 27) qui associe à votre
nom celui du photographe Henri Maccheroni. Vous y affirmez : "En
notre temps de barbarie montante où nos démocraties
récoltent l'ivraie qu'elles ont inconsidérément
semée, je regarde comme un réel bonheur et comme le
don d'une espérance à la mesure de l'individu, de pouvoir
observer avec toute la proximité que dispense l'amitié,
le travail d'un artiste engagé, depuis un demi-siècle,
dans une démarche hautement humaniste." Henri Maccheroni
est l'auteur de Deux mille photographies du sexe d'une femme"... 9°) R.K. : La psychanalyste Gérard Bonnet s'est, à plusieurs
reprises, intéressé de près à votre oeuvre
(Marinus et Marina pour la question du narcissisme, L'Âge de
Rose pour certains aspects cliniques, vous m'avez confié qu'il
y reviendrait bientôt de manière ample). Dans son ouvrage
Défi à la pudeur, il revient également sur ce
dont nous venons de nous entretenir. Le traducteur d'Otto Rank que
vous êtes ne doit pas être indifférent à la
psychanalyse, même si vous devez éprouvez - peut-être
- quelques réticences vis-à-vis d'interprétations
par trop "rationalisantes" voire desséchantes...
10°) R. K. : Parlons donc de L'Âge de Rose, en attendant
la parution du livre prochain de Gérard Bonnet, et donc de l'inévitable
question de la "mythobiographie". Dans L'homme du texte vous
apportez de savoureuses précisions sur le rôle joué par
le dessin délicieusement "kitsch" d'Aubrey Beardsley
(pp. 142-143). En quoi une telle sainte provoque-t-elle l'imagination
de "Claudius ex utero" ? Ces femmes qui endurent mille morts
pour leur Bien-Aimé (Marie des Vallées, Claudine Moine,
Louise du Néant) mais que rencontre aussi la spiritualité contemporaine
(Thérèse de Lisieux, Elisabeth de la Trinité,
Dina Bellanger) - que vous faites mourir, reconnaissons-le en beauté -,
comme vous le dites pour Lydwine de Schiedam, dont vous avez préfacé -
avec jubilation, je présume - la réédition, en
quoi ces femmes (et j'omets celles du recueil Transfigurations) en
quoi sont-elles l'indispensable aiguillon de votre création
? 11°) R. K. : À l'évocation de Louise du néant,
Marie des Vallées, Claudine Moine (!), on pourrait penser qu'à l'instar
de Pascal Quignard qui annonce volontiers écrire pour être
lu en 1640, vous souhaitez l'être pour une époque plus "classique" que
l'actuelle. Or, vous déclarez être redevable à Huysmans,
Powys, Beckett... Pouvez-vous préciser ? j'ajoute et je partage
totalement cela avec Laurent Evrard qui, à Tours, défend,
soutient magnifiquement votre oeuvre, votre parenté avec Pierre
Jean Jouve notamment celui de "Inconscient, spiritualité,
catastrophe" et sur lequel la série d'essais de Joë Bousquet "Lumière,
infranchissable pourriture" apporte, je crois, un éclairage
qui vous concerne... 12°) R. K. : Pour conclure notre entretien, acceptez-vous de
dire quelques mots de l'écriture en cours ? Les éditions
José Corti ont annoncé une nouvelle "mythobiographie".
II s'agit cette fois de la vie d'un saint, au miroir de laquelle nous
vous "découvrirons" sans aucun doute avec la même
joie - je me permets de le dire, nous vos lecteurs, même au prix
de quelques tribulations intérieures, nous sommes infiniment
respectés, excusez le "professionnel" - et à chaque
fois, vous nous donnez de grandir en humanité -. Alors, cette
fois, comme disent les Sebourquiaux (habitants de Sebourg), comme l'homme
du texte, nous pourrons à la fois "être aux cloches
et à la procession"?
L'ENIGME DE LA FEMME Claude Louis-Combet
confie " qu'aujourd'hui,
il ferait quelque chose de beaucoup plus original, de plus engagé,
de plus vrai ". On verra que telle qu'elle est, cette conférence
apporte de substantiels et passionnants aperçus sur l'uvre
qui s'est développée depuis. On se reportera en particulier
aux dernières publications
chez José Corti (Transfigurations, et la réédition
de Marinus et Marina, ainsi que de Mémoire de Bouche, suivi
de Tsé-Tsé).
Avant d'entrer dans le vif du sujet, je me sens obligé de me permettre
une simple remarque destinée à indiquer les limites de mon
propos : A bien des égards en effet, il n'est pas du tout évident que la femme représente une énigme. Il est tout un savoir, de la physiologie à l'anthropologie, pour lequel, en tant qu'objet de la connaissance, la femme se trouve prise dans les rets d'un discours qui en élimine tout mystère et en épuise la banale facticité. Je sais aussi que parler de l'énigme de la femme ou du mystère ou de la mythologie ou du culte de la femme ou encore de la mystique de la féminité ou de cette expression, aussi belle que démodée, de "l'éternel féminin" - toutes ces interprétations de l'existence féminine risquent d'irriter les sensibilités féministes toujours prêtes à débusquer derrière les propos d'un homme des intentions possessives. Il y a, il y a eu, c'est vrai, une récupération aliénante de la femme de l'idéalisme et des bons sentiments. Aussi, afin de couper court, si possible, à une écoute polémique de mon propos, je dirai simplement que si la Femme dont je veux parler constitue bel et bien une énigme, c'est qu'elle ne correspond pour moi à aucune espèce de réalité historico-sociologique mais qu'elle est entièrement une image de l'âme, une essence qui n'apparaît que pour disparaître aussitôt que la langue, dans son effort le plus haut et le plus constant d'élaboration poétique, cherche à l'évoquer... Tout cela revient à dire - ou si l'on veut, à confesser - que ma démarche, ce soir, sera tout simplement celle d'un homme qui a passé le meilleur de son temps à construire un texte - un seul texte dans la variété de nombreux ouvrages - pour dire, à titre de rapport à soi-même, un rapport à la femme qui débouche constamment sur un rapport au sacré. Cette aventure-là est tout à fait subjective, tout à fait intérieure, sans un regard pour les modes en cours et s'est développée, je crois, par la seule nécessité de son souci - entendre comme la nostalgie d'un ordre spirituel dont l'essence est, sans doute, de rester inaccessible, en tout cas inaccompli.
Le texte met en jeu le narrateur, lequel ne se confond pas banalement avec l'individu, historiquement daté, qui est l'artisan de l'ouvrage. Le narrateur, qu'il s'exprime à la première personne ou sous le couvert d'un personnage ou même qu'il se tienne entièrement à l'arrière-plan du texte, dans les coulisses en quelque sorte, - le narrateur est une instance, une instance du moi, détachée de son habitus ordinaire et qui ne se constitue en source d'une parole que pour s'y abolir aussitôt et reconnaître qu'il n'est le maître des mots que pour autant que les mots sont maîtres de lui. Pour préciser davantage mon idée, je dirai que le narrateur existe à deux niveaux : en tant que personnage inscrit dans le texte, jouant son rôle de personnage, exprimant ses pensées, ses sentiments auxquels il adhère parce qu'il y va de son identité même et de sa continuité au long du récit - et, à un deuxième niveau, essentiellement laborieux, le narrateur est évidemment l'homme qui écrit et qui extrait de lui-même cet alter ego qui tantôt lui ressemble comme un frère et tantôt lui est complètement étranger - tellement étranger que lorsqu'il relit le texte par souci de correction littéraire, il lui arrive souvent de s'étonner d'avoir écrit ce qu'il a écrit et de ne pas comprendre ce qu'il a voulu dire. Et c'est la raison pour laquelle, d'un texte à l'autre, c'est toujours le même texte qui est en devenir et qui le restera jusqu'au jour où le narrateur, j'entends l'auteur du livre, tombera d'épuisement et de renoncement. Tout ceci peut vous paraître n'avoir qu'un rapport lointain avec l'objet d'une conférence qui doit porter sur l'énigme de la femme. Mais rassurez -vous, il n'en sera pas ici comme de la conférence de Tchékov sur les méfaits du tabac. Si j'ai commencé par parler du narrateur, c'est que, d'une certaine façon, il se place au commencement - mais d'une certaine façon seulement, en une sorte de commencement mineur qui n'est que celui d'un moment dans une chronologie - le vrai commencement, le commencement majeur, celui qu'il faudrait écrire en majuscules, se situe bien en deçà et même en un en-deçà qu'aucune chronologie ne saurait atteindre, en un illud tempus, selon la formule que Mircea Eliade aimait à répéter à propos du contenu du récit mythique. Alors voici : au commencement mineur, au commencement avec un petit c, il y a un homme, un jeune homme, qui essaie de mettre de l'ordre dans ses souvenirs d'enfance et d'adolescence, à un moment de sa vie où il s'engage dans le sérieux du mariage et de la profession. Considérant, autant qu'il se peut, toute l'épaisseur du passé qu'il porte en lui, qui le constitue et à partir duquel s'ouvre l'incertitude totale de l'avenir, ce jeune homme, personnage à la fois autobiographique et onirique (le rêve entrant à part entière, au même titre que le désir, dans le projet autobiographique) - ce jeune homme, donc, s'aperçoit de la place absolue que tient sa mère dans son âme et dans son destin, au point, par exemple, que sa quête amoureuse n'est pas autre chose qu'un mouvement de retour vers la mère, laquelle règne jusque dans le corps et dans le nom de l'amante. Au terme de ce retour, dans l'instant d'une rupture qui le laisse démuni et en proie à une angoisse démente, il fait ce constat, qui a valeur d'un acte de foi existentiel : que la mère, parce qu'elle est un éternel passé, constitue un éternel présent, parfaitement clos, sans échappatoire possible, sans aucune chance d'avenir et que, par conséquent, l'histoire est une illusion qui naît de l'oubli de cette condition métaphysique et que, pour tout dire, le dehors n'existe pas. Il n'y a que le dedans. Et par conséquent, c'est à partir du dedans, dans le creusement constamment poursuivi du dedans que l'uvre, initialement entreprise comme une simple autobiographie, va, comme par mutation, s'engager sur la voie de ce qu'il m'est arrivé une fois de nommer une mythobiographie, c'est-à-dire en quelque sorte l'exhumation des mythes fondateurs de ma biographie intérieure. Exhumation n'est peut-être pas un terme très bien choisi car il connote des idées de mort et d'enterrement alors que l'un des aspects les plus bouleversants de mon entreprise d'écriture aura été, justement, de me faire découvrir à quel point les grandes images mythiques, les archétypes de la féminité notamment, s'imposent, à qui sait les accueillir, comme des présences aussi vivantes que vertigineuses. De ces images qui ont hanté une longue rêverie de près de vingt années, je ne retiendrai que quelques-unes qui constituent précisément l'énigme ou le mystère de la féminité. Enigme et mystère ne doivent pas être entendus comme des synonymes interchangeables. L'énigme pose des questions. Elle s'adresse plutôt à l'intellect dont la tâche est alors de débrouiller le réseau des significations contradictoires ou complémentaires. Le mystère, lui, touche le cur, au sens pascalien du terme. Il annonce, tout au moins, à défaut de la révéler entièrement, la transcendance d'une présence à laquelle l'existence se soumet sans réserve - je dirais presque sans décence. Ainsi, si je parle de l'énigme de la femme, Je m'engage dans le récit d'une expérience intérieure dont je puis m'efforcer de dégager la signification. Par contre, si j'évoque le mystère de la présence, je côtoie l'indicible et ne puis user, en cela, que du verbe poétique. Ici, ce soir, ce sera surtout de l'énigme que je tenterai de parler.
Et d'abord, pour coïncider le plus étroitement possible avec le développement de l'expérience intérieure de l'écriture, je rendrai compte de l'apparition des images telle qu'elle a eu lieu effectivement - et telle que le narrateur en fut saisi. Le narrateur, on s'en souvient, s'était ouvert tout entier à l'image de la mère, de sa propre mère, dans une fantasmatique outrageusement incestueuse qui le conduisait aux confins de la folie... Je pense aujourd'hui, mais ce n'était alors pas tellement évident, que le recours au mythe a joué pour moi un rôle cathartique. En tout cas, c'est avec un sentiment de jubilation extrême que s'est produite en moi la première épiphanie d'une image mythique et énigmatique de la féminité, sous le couvert du mythe de Léda. Mythe complexe où s'associent les thèmes du narcissisme féminin et du viol par l'animal avec celui de la gémellité incestueuse puisque, comme on sait, dans le récit mythologique, les deux ufs laissés en compte par l'oiseau amoureux contenaient l'une, Castor et Clytemnestre, et l'autre Pollux et Hélène - autrement dit, chaque oeuf contenait en lui un principe de virilité et un principe de féminité dont la conjonction amoureuse évoquait à son tour l'image de la plénitude androgynique. Ainsi, par l'adhésion au mythe, le narrateur accédait-il, sur un mode fantasmatique, à la satisfaction du plus fondamental de tous ses désirs, celui de réintégrer l'unité originelle en intégrant la part féminine d'existence dont il avait été exclu par la contingence de son identité sexuelle. Alors bravement, le narrateur s'enfonça plus avant dans l'exploration de son inconscient mythique... Mais je dois corriger aussitôt la formule que je viens d'employer. Car il ne s'agissait pas vraiment d'un enfoncement ni surtout d'une exploration. A dire vrai, les choses se passaient ainsi : le silence, le recueillement en soi-même, l'attente, non pas une concentration tendue sur elle-même, mais une capacité d'accueil aussi large due possible à une parole qui se formulait en moi comme malgré moi sans que j'y fusse pour rien, ma vigilance demeurant toutefois en éveil pour guider la phrase vers son terme et pour donner aux mots la dignité du verbe poétique. Les images de la femme issues de moi-même, se succédèrent alors avec une généreuse continuité. Il y eut d'abord l'image extraordinairement puissante de la mère dévoratrice de sa progéniture - le fils, en l'occurrence. A ce premier niveau d'appréhension du mythe de l'ogresse, l'énigme consistait en ceci qu'il fallait à la Mère une longue ascèse, une sorte de désappropriation de soi bien proche de la sainteté pour pouvoir parvenir à ses fins, c'est-à-dire, par une opération de succion plutôt due de dévoration, à réabsorber l'enfant en elle-même, à le réintégrer entièrement dans l'épaisseur de sa substance. Cependant, comme pour accomplir une vocation narcissique plus importante encore que la vocation maternelle, il fallait que le processus d'absorption se poursuivît même après que le Fils eût été réingéré. La Mère, se prenant elle-même pour proie et cédant sans réserve au destin de sa bouche se devait de se dévorer elle-même, de s'absorber tout entière en son propre sein étendu à l'infinitude même du néant. Dans toute cette partie de mon travail d'écriture, à travers des textes qui se nomment de Léda, Tsé-Tsé, Mémoire de Bouche je n'ai eu d'autre souci que de me laisser gagner au-dedans par le flux des images féminines qui montaient en moi. Souvent, dans les heures solitaires de l'élaboration textuelle, il m'a semblé que j'étais moi-même l'objet d'un rêve qui, issu de la nuit des temps, venait se rêver en moi. C'est une expérience très étrange que j'ai vécue non pas comme une aliénation mais plutôt comme une plénitude. C'était en quelque sorte comme si mon existence de narrateur se trouvait rêvée par une puissance féminine-maternelle infiniment antérieure à moi. Et moi, je n'étais que le scripteur ou le scribe de cette puissance. A ce stade, la Femme était moins une énigme pour mon esprit qu'un mystère auquel j'étais invité à communier. Mais tout cela, bien sûr, dans la nuit, dans le silence et dans la solitude. Là aussi je sentais monter en moi tout un afflux d'expériences sensuelles cosmiques élaborées au cours de mon enfance la plus reculée. L'énigme de la femme s'étendit alors, comme une variante personnelle du mythe de la Terre-Mère, à deux paysages de prédilection : celui de ma ville natale, au confluent fascinant du Rhône et de la Saône, et celui des marécages du Bas-Dauphiné où s'étaient déroulés mes temps de vacances. Ces lieux remontaient en moi et me réabsorbaient dans une sorte de féminité élémentaire, plus raffinée pour ce qui était de ma ville, plus fruste pour ce qui était de ma campagne. -Mais dans tous les cas, l'énigme de la femme consistait en ce qu'elle réunissait, dans l'image de quelques paysages choisis, une extrême sensualité et une aspiration que, faute d'un autre mot, je ne puis qualifier duc de mystique. J'insiste ici sur un détail qui me paraît révélateur de cette ambivalence de l'a femme qui en fonde le caractère énigmatique : chaque fois qu'il est question de ma ville il v est, à un moment donné, question des prostituées. Curieusement, elles sont évoquées comme un avatar du mythe de la Vierge-Mère et font l'objet d'une sorte de quête et de célébration religieuses - comme si l'émoi charnel face à la prostituée, provenait moins de l'exhibition sexuelle que de la réminiscence d'une virginité qui demeure jusque dans la dernière déchéance. Toutes ces expériences qui drainent et les mythes et les rêves et les fantasmes de la féminité ont trouvé leur lieu de culmination dans un ouvrage que j'ai intitulé Voyage au centre de la ville - et qui m'apparaît encore aujourd'hui comme la somme de ma fantasmatique personnelle. La femme s'y révèle sous un triple aspect : celui de la Mère triviale et débonnaire, celui de la Mère possessive, écrasante et humiliante et celui de la jeune Fille vierge éthérée et narcissique. Mais toutes ces facettes de la féminité renvoient à une entité obscure entre toutes - à une sorte d'archi-mère à partir de laquelle rayonnent toutes les voies d'accès au sanctuaire de la maternité, sis au centre de la ville, c'est-à-dire au centre du monde, au centre du microcosme citadin dans lequel s'effectue le voyage intérieur du héros de l'histoire. L'énigme, ici, est multiforme, associant la tendresse à la perversion, l'effusion amoureuse à la déréliction. Toujours la femme, appréhendée dans son essence maternelle, s'impose comme une: entité faite de contradictions en sorte que celui qui la recherche ne peut la rencontrer que pour se perdre lui-même et il ne peut accéder à la forme de son amour qu'à la condition de renoncer à son identité, dans l'humiliation, la négation, la souffrance sans but et sans raison. Les textes postérieurs au Voyage au centre de la ville ne font que reprendre en les élargissant et en les approfondissant les thèmes déjà évoqués : androgynie, narcissisme féminin, maternité universelle, osmose du charnel et du spirituel - avec cette note de plus en plus poussée sur l'absence, le détachement, la désappropriation, autrement dit tout un monde de connotations spirituelles, religieuses, mystiques (ces termes ne sont pas synonymes. Après mon premier roman, Infernaux paluds qui était essentiellement autobiographique et qui mettait en scène la mère ordinaire à travers quelques-uns de ses avatars, j'avais accédé directement à la sphère mythique - c'est-à-dire à un monde d'images de la féminité dégagées de toutes références à l'espace géographique et au temps chronologique et régnant dans une spatialité et une intemporalité qui les constituent comme de pures expressions de la nécessité intérieure, de pures expressions de la puissance maternelle-féminine, sans bornes, sans raison, sans explication - et comme si le narrateur avait entièrement cédé à la pulsion du féminin contre laquelle il n'avait pas de garde-fou et qui s'emparait de son langage pour le lui imposer. Ce moment représente une première articulation dans mon expérience intérieure de l'écriture. La deuxième articulation se précise après Voyage au centre de la ville. C'est le moment où je renoue avec ma propre tradition religieuse et où mes lectures, s'orientent vers la littérature mystique et spirituelle.. Je découvre alors - et ce fut vraiment comme une heureuse surprise et une jubilation du cur que la tradition chrétienne est riche, et surabondamment riche, en figures hiératiques sur lesquelles pourront venir se projeter les fantasmes et les obsessions de l'individu. Je n'oublierai jamais le bonheur parfaitement convaincu avec lequel, en lisant les Récits d'un pèlerin russe, j'ai découvert la légende de Ste Marina, ce personnage extraordinaire qui passa route sa vie déguisée en homme dans un monastère en plein désert de Bithynie, au V siècle de notre ère. L'ambiguïté et l'ambivalence du sexe m'apparurent en cette histoire comme à la source d'une expérience authentiquement religieuse consacrée par la canonisation. Ste Marina a incarné pour moi au plus haut point l'énigme de la femme - à la fois homme et femme, pécheresse et sainte, ascète et sensuelle, mystique chrétienne et mystique cosmique : autant de contradictions apparentes qui cessent d'en être dans l'unité de son destin. Face à cette énigme qui prenait corps dans la légende, se dressait en miroir l'autre énigme, celle du narrateur dont la biographie intérieure venait se dérouler en contrepoint - en sorte qu'on ne savait plus lequel était la création de l'autre (jeux de miroir : narrateur / Marina - l'homme se cherche en la femme légendaire qui se cherche en l'homme historique). Avec la vie romancée de Ste Marina, j'étais passé de la pure mythologie fantasmatique à la légende pieuse. À l'étape suivante, j'ai fait, si je puis dire, mon entrée dans l'histoire à propos d'une femme de singulière envergure : Antoinette Bourignon, chrétienne parfaitement hétérodoxe, visionnaire autodidacte, qui vivait à la fin du siècle et qui m'intéressait, essentiellement, par la vision, centrale dans son uvre et dans son expérience spirituelle de l'image quasiment anatomique de l'Adam primitif androgynique Dans Antoinette Bourignon je retrouvais toutes les constantes des figures maternelles que j'avais antérieurement accueillies dans mes rêveries mythologiques - mais ici, il s'agissait d'un personnage historique, et constater, en cet exemple particulier, que l'histoire n'était pas différente du mythe (histoire-espace de projection du mythe) - c'était une expérience à la fois très singulière et très apaisante. C'est à propos d'Antoinette Bourignon que j'ai risqué le mot de mythobiographie pour tenter de définir mon projet qui était, pour lors, d'exprimer à quel point le devenir historique d'un personnage se ramène à l'effectuation dans l'espace et dans le temps circonscrits par l'histoire, d'une thématique mythique essentiellement achronique. En ce sens, les rêves d'Antoinette, ses fantasmes, ses émotions infantiles me paraissaient plus importants que les événements de sa vie. Ou plutôt, je voyais dans les événements de sa vie, la mise en uvre d'une mythologie de la féminité très antérieure à son existence historique et tout à fait fondamentale. Ainsi par exemple, Antoinette reprenait à son compte le thème de la Vierge-mère. Toute vierge qu'elle était, elle souffrait les douleurs de l'enfantement chaque fois qu'elle se découvrait un nouveau disciple. Les rêveries de maternité traversent toute son oeuvre et guident sa pensée- En définitive, Antoinette Bourignon demeure comme une figure profondément énigmatique (i.e. inadmissible) dans l'histoire de la spiritualité moderne. Autre figure énigmatique dont je tiens à parler bien que je ne lui aie pas consacré un travail de fiction mais seulement une recherche historique : elle s'appelle Louise du Néant. Elle a vécu, elle aussi, à la fin du XVII` Siècle. C'était une grande dame de l'aristocratie angevine. A trente ans, ayant écouté un sermon sur les peines infernales, elle traverse une crise psychologique intense qui amène ses proches à l'interner à la Salpêtrière qui venait d'être construite. Elle passe plus d'un an ligotée dans un cachot avec d'autres folles. Un prêtre la découvre enfin et reconnaît en elle non pas une malade mentale mais une âme blessée que la vie peut reprendre et que la sainteté peut attirer. On la délivre alors et elle passe les vingt-cinq dernières années de sa vie à se dévouer comme soignante au service des folles et des mendiantes. Elle a écrit des lettres d'une beauté et d'une vérité absolument bouleversantes qui sont à la fois l'expression de son expérience de la misère humaine et de son progressif anéantissement intérieur. Pour ma part, il me semble que je n'ai rien lu d'aussi saisissant que cette cinquantaine de lettres échappées aux décombres du Grand Siècle. Mais à vrai dire, avec Louise du Néant, ce n'est pas de l'énigme de la femme que l'on rencontre mais bien son mystère, le mystère d'une sainteté qui vous tient en suspens sur l'abîme et qui vous réconcilie absolument avec la folie. La folle de la femme - la folle expressément liée à l'épiphanie de la féminité - c'est le thème qui court à travers la série des nouvelles rassemblées dans Figures de nuit. On y retrouve les images monstrueuses et perverses des aberrations de la maternité. Il serait fastidieux de raconter chacune de ces histoires, je me contenterai d'en évoquer une qui me paraît exprimer, d'une façon que je crois exemplaire pour mon propos, l'essence même de l'énigme de la femme. II s'agit du mythe de Baubô. Ce personnage de la mythologie grecque n'est guère connu que de quelques spécialistes. On comprendra d'ailleurs sans peine qu'il ne soit pas entré dans les anthologies de textes anciens à l'usage des lycées et collèges. Baubô est en effet, incontestablement la mère mythique de routes les strip-teaseuses Elle intervient, en fait, clans le corps des légendes qui tournent autour du mythe de Déméter. (On se souvient, en effet, que Déméter, déesse de la fécondité agricole, vit sa fille Perséphone kidnappée par Hadès, le dieu infernal, qui en était tombé amoureux. Errant éplorée à travers le vaste monde à la recherche de sa Fille, Déméter que rien ne pouvait distraire ni faire sourire, entra un jour dans une taverne afin de s'y reposer. Cette taverne était tenue par une brave matrone, une accorte bougresse faudrait-il dire, qui ne trouva rien de mieux pour distraire la déesse que de se livrer à une séance de dévoilement intégral de son corps agrémenté de danses obscènes dont l'effet fut de faire rire aux éclats la malheureuse Déméter. L'exhibition du sexe de Baubô dans lequel Déméter retrouvait en quelque sorte, d'une façon spectaculaire, sa vocation à la sexualité et à la fécondité, suscita les signes avant-coureurs du printemps et préluda au retour de Perséphone. Là encore, dans un mythe obscur et mineur, on saisit sinon le sens du moins la forme de l'énigme de la femme : cet indissociable mélange de sérieux et de dérision attaché à l'image de son sexe. Le mythe de Baubô est d'une certaine façon, aux antipodes d'un autre mythe que j'ai eu l'occasion d'approfondir, celui de la Fée Mélusine. Dans le mythe de Baubô la contemplation du sexe féminin-maternel est génératrice de puissance et d'espoir. Elle marque la fin du deuil, la fin de l'hiver, le retour du printemps, l'accession à un temps créatif associé à de multiples promesses de réjouissance. Dans la légende de Mélusine au contraire, où se mêlent, dans un amalgame complexe, des éléments de croyances celtiques, des thèmes mythologiques venus d'Europe Centrale et des données idéologiques chrétiennes, la vision de l'identité sexuelle de la femme est la source de toutes les calamités, de la décadence de la race, de la perte du bonheur et de la mort misérable. Là encore, nous touchons à la terrible ambivalence de la Femme-Mère, constructrice et destructrice, inspiratrice du génie masculin et réductrice de l'homme jusqu'à son anéantissement. Toutes ces Images
mythiques conçues par on ne sait quel inconscient
collectif prennent appui, pour mon imaginaire, sur des images esthétiques
dont quelques-unes me paraissent révéler tout particulièrement
le caractère d'énigme de la féminité. o Rossetti : Beata Beatrix : la virginité associée à une
troublante sensualité, visage de la jeunesse au bord de la mort
et aspirant à se
posséder soi même dans un acte d'amour total, l'instant
où l'âme
se transforme en ange, |